Gauche radicale: combien de divisions ?

Gauche radicale: combien de divisions ?

La discussion des idées de penseurs de droite par des penseurs
de gauche est fréquente aujourd’hui. Nombreux sont les
intellectuels progressistes ou révolutionnaires qui, dans leurs
tentatives de poser à nouveaux frais la question des conditions
de l’émancipation, se réfèrent à un
moment ou un autre de leurs raisonnements à des théories
formulées par des auteurs conservateurs ou libéraux. Toni
Negri est par exemple un exégète attentif de
l’œuvre de Carl Schmitt, l’un des grands philosophes
du droit du XXe siècle qui fut aussi le constitutionnaliste du
IIIe Reich. Perry Anderson a consacré des études
minutieuses à Friedrich von Hayek, Michael Oakeshott et Francis
Fukuyama, et mis au jour par ce biais les ressorts idéologiques
de l’ordre social actuel. Dans son analyse de la situation
géopolitique de l’Europe, Etienne Balibar commence par
faire sien – pour en renverser les conclusions dans un second
temps – le diagnostic de faiblesse structurelle de l’Union
européenne établi par le néoconservateur
américain Robert Kagan.

L’inverse se vérifie moins fréquemment. Les cas de
penseurs de droite discutant les théories de penseurs de gauche
sont rares, en particulier au cours des deux dernières
décennies. C’est sans doute à Raymond Aron
qu’il faut remonter pour trouver un philosophe libéral
approchant avec tant soit peu de sérieux les analyses de ses
adversaires. Aron possédait par exemple une connaissance
extensive de l’œuvre de son ancien condisciple et rival
politique Jean-Paul Sartre. Il avait par ailleurs lu Marx et les
marxistes dans le détail, ce dont porte la marque son volumineux
ouvrage intitulé Le marxisme de Marx1.

Cette asymétrie des rapports entre penseurs de droite et de
gauche s’explique par le caractère
hégémonique des idées des premiers. La critique
procède toujours d’une forme de nécessité,
c’est-à-dire d’un besoin ressenti par ceux qui la
formulent d’identifier les fondements doctrinaux d’un
système politique. Il est naturel, de ce fait, que les auteurs
qui développent des points de vue minoritaires dans le champ
intellectuel d’une époque soient davantage familiers de la
pensée de ceux qui y occupent une position dominante que
l’inverse. Le cas de Raymond Aron montre que la
pénétration des idées de gauche au sein de la
population doit atteindre un niveau important –
c’était le cas dans les années1960 et 1970 –
pour que la nécessité se fasse ressentir chez les
intellectuels de droite de les prendre au sérieux.

Un signal positif

A cet égard, la publication par Philippe Raynaud de
L’extrême gauche plurielle. Entre démocratie
radicale et révolution, est une excellente nouvelle.2 Philippe
Raynaud compte parmi les plus brillants penseurs de la droite
française contemporaine. Professeur de philosophie politique
à Paris II, proche de feu la Fondation Saint-Simon et membre du
comité de rédaction de la revue Commentaire, il se
réclame d’une tradition libérale
spécifiquement française allant de Benjamin Constant
à Aron via Tocqueville. L’intérêt qu’il
manifeste pour les nouvelles théories critiques témoigne
de ce qu’un seuil critique de contestation du
néolibéralisme a sans doute été franchi ces
derniers temps, de sorte que ces théories ne resteront plus
désormais sans réponse de la part des intellectuels
dominants.
Dans la première partie de son ouvrage, Raynaud passe en revue
quelques-unes des grandes thématiques sociales et politiques
autour desquelles convergent les «nouvelles
radicalités». Ainsi de la question de l’Etat-nation
et de son rôle dans la mondialisation, du problème de
l’héritage du colonialisme, de l’analyse des formes
nouvelles de l’impérialisme, ou du statut des
minorités ethniques et sexuelles dans les sociétés
actuelles. Sans grande surprise, Raynaud pointe les grandes
différences de sensibilité existant au sein de
l’extrême gauche contemporaine. Peu de chose réunit
le «souverainisme» de gauche défendu par Bernard
Cassen – et par des secteurs importants du PCF – et la
critique internationaliste du capital à laquelle se livrent
trotskistes et néo-anarchistes. L’unité de la
gauche radicale, dit Raynaud, est pour l’heure essentiellement
négative, c’est-à-dire qu’elle se pose en
s’opposant à un adversaire commun davantage qu’en
suivant un agenda politique autonome.

L’un des motifs de l’étonnement de Philippe Raynaud
réside dans la survivance, au sein des mouvements de
contestation du néolibéralisme, de puissants courants
trotskistes. A de rares exceptions près, il n’existe plus
aujourd’hui en Europe de mouvements maoïstes. Les
différents partis communistes du continent ont quant à
eux pour la plupart renoncé à la rupture avec le
capitalisme, souvent sans se l’avouer explicitement. Les
idées libertaires sont certes fortement
représentées dans le mouvement altermondialiste, mais le
type d’anarchisme qui y a cours a peu à voir avec celui de
Bakounine et Kropotkine. Cependant, moyennant quelques ajustements
stratégiques aux coordonnées de la période, les
trotskistes comptent actuellement parmi les principaux moteurs de la
contestation du néolibéralisme, et sont présents
dans tout ce qui ressemble de près ou de loin à un
mouvement social.

La plasticité du trotskisme

Selon Raynaud, deux facteurs expliquent l’extraordinaire
plasticité du trotskisme. Le premier est que ce courant est le
seul à pouvoir se réclamer d’Octobre 1917 sans
avoir à assumer la part d’ombre des régimes
communistes réellement existant. Comme le dit Daniel
Bensaïd, «De quoi devraient se repentir ceux qui sont
restés communistes sans avoir célébré le
petit père des peuples?» Certes, les trotskistes
n’ont pas manqué d’apporter leur soutien à
des processus révolutionnaires dont l’issue s’est
rapidement avérée désastreuse. Leur conception de
la nature de l’URSS – rapports de production socialistes
«trahis» par une direction bureaucratisée –
les a conduits à adopter des positions rétrospectivement
indéfendables, comme par exemple le soutien à
l’invasion soviétique de l’Afghanistan. Mais leur
absence de responsabilité directe dans les tragédies du
XXe siècle, combinée avec leur participation jamais
démentie aux luttes sociales, leur permet d’incarner
aujourd’hui une forme d’ «authenticité»
révolutionnaire.

Le second facteur expliquant le dynamisme du trotskisme est que
celui-ci ne se réduit pas à une doctrine abstraite
véhiculée par des partis organisés sur le principe
du «centralisme démocratique». Il existe aussi, pour
reprendre une expression d’Edwy Plenel – ancien directeur
du journal Le Monde et ex-militant de la LCR – un
«trotskisme culturel». Selon Raynaud, les mouvements
trotskistes procurent à leurs adhérents
d’importants bénéfices moraux, intellectuels et
sociaux. Ceux-ci passent par la transmission d’une mémoire
des luttes passées, par la lecture méticuleuse des
classiques du marxisme et – dans le cas de la LCR – par une
forme d’ouverture de principe à tout ce qui se produit de
neuf dans la société.

En quête d’une alternative globale

La seconde partie de L’extrême gauche plurielle consiste en
une discussion des idées de quatre penseurs critiques
contemporains: Daniel Bensaïd, Toni Negri, Alain Badiou et Etienne
Balibar. Le problème autour duquel s’organise
l’analyse de Raynaud est celui du rapport qu’entretient
chacun d’eux avec le marxisme. Etienne Balibar est certainement
celui qui a pris le plus de distance avec ce dernier.
L’idée de «politique des droits de
l’homme» qu’il développe implique une
conception pluraliste du rapport entre la politique et
l’économie, qui rompt avec la thèse de la
détermination de la première par la seconde
défendue par les formes classiques du marxisme. De
surcroît, pour Balibar, la réduction des formes
extrêmes de violence, y compris de violence
révolutionnaire, est une condition de l’exercice de la
politique.3 Il ne peut être question en ce sens
d’une violence «bonne», dont l’exercice
servirait à faire advenir une société juste.
Toni Negri et Alain Badiou sont sans doute ceux de ces auteurs qui
combinent avec le plus de succès innovation théorique et
radicalité politique. Negri est l’auteur, avec Michael
Hardt, d’un ouvrage qualifié par certains de
«Manifeste communiste du XXIe siècle», à
savoir Empire.4 Le constat du dépérissement de
la classe ouvrière industrielle, doublé de
l’émergence de nouvelles formes de
précarité, l’a conduit à substituer au
concept de prolétariat celui de «multitude»,
considéré comme le nouveau sujet de
l’émancipation. Negri et Hardt ont par ailleurs
développé une conception aussi originale que
controversée de l’impérialisme contemporain, qui se
distingue à bien des égards de l’approche marxiste
de ce phénomène.

Alain Badiou est quant à lui l’auteur d’une
œuvre foisonnante et inclassable, qui s’étend
d’une métaphysique de
l’«événement» à l’analyse
de la fondation de l’universalisme par saint Paul, en passant par
une sombre et profonde méditation sur la nature du XXe
siècle. Militant d’une organisation maoïste
répondant au nom pour le moins original de
«L’Organisation politique», Badiou défend
l’idée que la défense des sans-papiers est la lutte
par excellence d’où renaîtra le projet communiste.
La pression que les flux migratoires internationaux exercent sur le
capitalisme, et les efforts incessants mais dérisoires des pays
du centre pour les réguler, rendent le sans-papiers par essence
inconciliable par le système.
La thèse principale que défend Philippe Raynaud est
contenue dans le sous-titre de l’ouvrage. L’extrême
gauche, dit l’auteur, est en tension permanente entre, d’un
côté, la «démocratie radicale» et, de
l’autre, la «révolution». Selon Raynaud, une
part importante des revendications des mouvements sociaux actuels est
compatible avec le libéralisme.

Elles consistent soit à exiger l’application effective de
principes que les libéraux sont accusés de se borner
à énoncer, soit à radicaliser ces principes. Par
exemple, la reconnaissance du droit des minorités n’est
autre qu’un appel à l’élargissement à
des personnes qui en sont exclues de droits qui concernent
déjà la majorité de la population. De même,
la critique de la politique étrangère des Etats-Unis est
souvent menée au nom du respect de la légalité
internationale.

Ainsi, selon Raynaud, l’extrême gauche «est en
quête d’une alternative globale au
“système” comparable à ce que promettait
autrefois le marxisme dans ses diverses versions, mais elle est
elle-même trop pénétrée de
l’imaginaire démocratico-libéral pour pouvoir
proposer une telle alternative.» Raynaud a certainement raison
sur ce point. L’extrême gauche a d’ailleurs
d’excellentes raisons d’être
pénétrée par l’«imaginaire
démocratico-libéral». Comme Raynaud le
reconnaît lui-même, cet imaginaire est lui-même en
large part le fruit des luttes sociales qu’elle a livrées
au cours des siècles passés.

Razmig KEUCHEYAN


1    Raymond Aron, Le marxisme de Marx, Paris, Librairie générale française, 2004.
2    Philippe Raynaud, L’extrême gauche
plurielle. Entre démocratie radicale et révolution,
Paris, Autrement, 2006.
3    Voir la comparaison audacieuse à laquelle se
livre Balibar entre les stratégies révolutionnaires de
Lénine et Gandhi, dans «Lénine et Gandhi: une
rencontre manquée?», à consulter sur le site: http://ciepfc.rhapsodyk.net/article.php3?id_article=36
4    Voir Michael Hardt et Toni Negri, Empire, Paris, Exils, 2000.