Le 1%, les 99% et le franc fort

Pourquoi la BNS a-t-elle décidé de renoncer au cours plancher de 1,20 franc pour 1 €, qu’elle avait défendu depuis septembre 2011 ? D’abord, pour éviter d’acheter des milliards d’euros supplémentaires afin de contrer l’envolée du franc. L’attrait de la devise helvétique repose en partie sur un niveau d’endettement très faible des collectivités publiques, qui n’a cessé de diminuer depuis 2004, alors que celui de la zone euro explosait après le début de la crise, en 2008. En 2013, il ne représentait plus que 36,3 % du PIB helvétique, contre 92,6 % pour la zone euro. Or, l’assouplissement quantitatif annoncé par la Banque centrale européenne (BCE), soit le rachat des dettes publiques des Etats pour un montant de 60 milliards d’euros par mois sur 19 mois, va encore accroître ce différentiel. 

 

 

Les 99 % vont trinquer

 

Ce changement de cap, décidé par les trois membres du Directoire de la BNS, va avoir des conséquences sur la vie quotidienne de millions de gens, en Suisse d’abord, où il servira de prétexte à des réductions d’emplois, au chômage partiel, ainsi qu’à des baisses de charges pour les entreprises (salaires, impôts, prélèvements sociaux), qui justifieront de nouvelles réductions des dépenses publiques et des prestations. Les retraités passeront aussi à la caisse : selon une première évaluation du cabinet Towers Watson du 16 janvier, l’envolée du franc aurait creusé un trou de 30 milliards (4 %) dans la fortune des caisses de pensions. 

A l’étranger aussi, de nombreuses collectivités publiques ont été atteintes pour avoir libellé leurs emprunts en francs suisses, en particulier en Allemagne et en France, qui verront le service de leur dette exploser, de 3 % à 12 %, voire à 17 %. Il en va de même de centaines de milliers de foyers d’Europe centrale et orientale (Pologne, Hongrie, Roumanie, Croatie, etc.), dont les emprunts hypothécaires ont été contractés en francs suisses.

 

 

Querelle de famille

 

Qu’à cela ne tienne ! Le président de la BNS Thomas Jordan, ex-­professeur d’économie à l’Université de Berne, est un monétariste dogmatique, pour qui la fonction essentielle d’une banque centrale est de lutter contre l’inflation. A ses yeux, la BCE ne doit pas placer la Suisse dans le sillage d’une politique monétaire préconisée par les «canards boiteux» de la zone euro, en dépit des réticences de l’Allemagne, de l’Autriche et des les Pays-Bas (le mentor du patronat helvétique, P. Fischer, défend le même point de vue dans la Neue Zürcher Zeitung du 17 janvier).

Rompant avec le style flamboyant de son prédécesseur, Philipp Hildebrand, issu de l’Union bancaire privée (UBP), dont l’UDC avait précipité la démission en janvier 2012, Jordan est dépeint par Christoph Blocher comme une « souris grise ». Sa discrétion est ainsi louée par les grands patrons de la finance helvétique, ces «gnomes de Zurich» que dénonçaient les travaillistes britanniques des années 1960. Leur indépendance relative repose en effet sur le secret absolu et sur de savants jeux d’équilibre entre puissances rivales.

En Suisse, les milieux patronaux agitent la menace de licenciements et de délocalisations pour obtenir de nouveaux gages de l’Etat ainsi que de nouvelles concessions de la gauche. De leur côté, les cercles dirigeants du Parti socialiste et de l’Union syndicale déplorent la décision de la BNS et la prient de modérer la hausse du franc. En réalité, ils entendent surtout que les autorités et le patronat négocient avec eux la nature de la potion qu’ils s’apprêtent à prescrire à la population. 

Tout ceci ressemble à une querelle de famille, puisque personne ne met en cause les choix stratégiques de la BNS, qui visent à défendre les atouts de la place économique suisse (entendez : les positions de force de la bourgeoisie). Le président de son Conseil de banque, l’ex-conseiller d’Etat socialiste Jean Studer en sait quelque chose, lui qui fut le héraut de la baisse des impôts des entreprises dans le canton de Neuchâtel. 

 

 

Championne du monde de la compétitivité

 

En 2014, avec un euro à 1,20 franc, la balance commerciale de la Suisse présentait un solde positif de 30 milliards, qui n’avait cessé de croître depuis 2005, en dépit de la revalorisation continue du franc. Mieux : hors de la zone euro, où la Suisse exporte plus de la moitié de ses produits, son excédent commercial frise les 50 % ! L’industrie suisse semble donc en mesure de résister à un franc encore plus fort. C’est que de 1991 à 2013, la productivité du travail industriel y a progressé de 70,4 %, contre 8 % pour ce qui est des salaires (S. Guex, solidaritéS, nº 51, 10 juillet 2014).

Les performances de cette industrie sont une preuve de sa capacité d’adaptation. Alors que l’euro s’était déprécié de 29,5 % en 4 ans, de 1,66 franc au dernier trimestre 2007, à 1,17 franc au troisième trimestre 2011, le solde de la balance commerciale helvétique a tout de même bondi de 13,9 milliards (en 2007) à 24 milliards (en 2011). Un renchérissement du franc de près de 30 % en 4 ans n’a donc pas empêché une augmentation de 73 % du solde commercial du pays. 

Ajoutons que les deux tiers des importations helvétiques, en provenance de la zone euro, coûteront moins cher, tandis que la grosse moitié de ses exportations, destinées au reste du monde, subiront un renchérissement moins marqué. De surcroît, si l’on tient compte des services, des revenus et des transferts, le solde des comptes courants de la Suisse présente un excédent trois fois supérieur à celui de son commerce. C’est sur la foi de telles performances que le World Economic Forum décerne à la Suisse, depuis plusieurs années, le titre de championne du monde de la compétitivité. 

 

 

Puissance industrielle de premier plan

 

Le secteur manufacturier a réussi à compenser la hausse continue du franc par des gains de productivité supérieurs. C’est pourquoi, malgré la crise, la production industrielle suisse de 2013 était de 6,7 % supérieure à celle de 2007, contrairement à celle de tous les autres pays de vieille industrialisation, même l’Allemagne (–0,3 %) (S. Guex, solidaritéS, nº 51, 10 juillet 2014). Le maintien du taux plancher de l’euro à 1,20 franc durant plus de 3 ans, de septembre 2011 à janvier 2015, visait précisément à lui permettre de rebondir. 

De 2011 à 2014, dans un climat de recul de la production industrielle de l’Europe et de l’Amérique du Nord, la politique de la BNS a ainsi facilité un nouvel accroissement de 25 % de l’excédent commercial de la Suisse. Et à l’avenir, si l’euro se maintient à 1,05 – 1,10 franc, ce qui est l’objectif que la BNS, soit une baisse de cours de ± 10 %, et que le dollar et le yuan reculent un peu moins, le choc devrait être absorbé sans trop de difficulté. Cette résilience, l’industrie suisse ne la doit pas seulement à ses performances en termes de productivité, mais aussi au crédit bon marché que lui assure la place financière, à une fiscalité avantageuse, à la paix sociale garantie, aux marchés de niche qu’elle domine, à l’augmentation de sa production à l’étranger (2 emplois sur 3 y sont localisés), où elle peut continuer à acheter des concurrents à bon compte, etc.

 

 

Chantage patronal

 

Le patronat attend des autorités qu’elles améliorent encore les « conditions-cadres » de l’économie en permettant une pression accrue sur les sa­larié·e·s (baisses des rémunérations, flexibilisation des horaires, libéralisation du marché du travail, précarisation des contrats, chômage partiel, etc.). La troisième réforme de la fiscalité des entreprises devrait encore garantir de nouvelles économies d’impôts de 3 à 4 milliards par an pour les sociétés. 

Les employeurs peuvent aussi jouer sur la division des salariés, un an après le succès de l’initiative de l’UDC « Contre l’immigration de masse », même si la droite patronale cache de moins en moins sa volonté d’en repousser l’application, si ce n’est de faire revoter le peuple. Les frontaliers sont déjà montrés du doigt en raison de leur gain de change, alors qu’un nombre croissant de Suisses vivent aussi de l’autre côté de la frontière… Une chose est donc sûre: les secteurs les plus exposés du patronat, notamment du tourisme, entendent faire jouer à la main-d’œuvre étrangère le rôle de variable d’ajustement.

 

 

Quelle politique de gauche ?

 

La Wochenzeitung a récemment polémiqué contre Daniel Lampart, économiste en chef de l’USS et membre du Conseil de la BNS, qui critiquait l’abandon du taux plancher de l’euro. Pour elle, il s’agissait d’une subvention déguisée aux exportateurs. Pourtant, en supprimant le taux plancher, la BNS et la droite patronale, loin de sacrifier les intérêts des milieux bourgeois, entendent utiliser la spéculation sur le franc comme levier pour accroître la compétitivité de la place économique suisse sur le dos de la majorité de la population. C’est pourquoi un débat qui se limite à la politique des changes passe à côté des enjeux principaux d’une autre politique économique.

Ce n’est pas aux salarié·e·s de faire les frais des cours élevés du franc. Les milieux dirigeants – bancaires, en particulier – n’encouragent-ils pas la spéculation depuis des décennies en refusant tout contrôle des mouvements de capitaux ? C’est pourquoi, comme je le défendais dans l’éditorial du précédent numéro de solidaritéS, au lieu d’appeler à l’union sacrée pour défendre l’économie suisse, les syndicats devraient exiger de l’Etat fédéral et de la BNS – qui n’ont pas hésité une seconde à dégager des dizaines de milliards pour sauver l’UBS en 2008 – qu’ils placent sous contrôle public et renflouent les entreprises dont l’existence pourrait être menacée par la hausse du franc.

Pourquoi le gouvernement et la BNS n’ont-ils pas tenté de résister à la hausse du franc en acceptant des ratios d’endettement et de déficits publics comparables à ceux des partenaires économiques de la Suisse ? Au lieu de dépenser 300 milliards de francs pour acheter des euros, depuis l’automne 2011, la banque centrale aurait pu prêter le même montant aux collectivités publiques pour alimenter un plan de soutien à la recherche, à l’éducation, à la santé, aux retraites, au logement social, à la défense de l’environnement, etc., créant aussi de nombreux emplois. Ce faisant, ils auraient porté la dette publique suisse au niveau de celle de l’Allemagne, un montant malgré tout « raisonnable », tout en contribuant à freiner la hausse du franc pour «servir les intérêts généraux du pays» (ou plutôt «de la population»), comme la Constitution lui en donne mandat. C’est une politique de rechange de ce type qu’une gauche digne de ce nom devrait défendre, ce qui supposerait bien sûr des mobilisations sociales de grande envergure. 

 

Jean Batou