Il y a 50 ans, l’occupation du site de Kaiseraugst
Pour l’un de ses acteurs, le très modéré Hansjürg Weder, alors président de la NWA et député au Grand Conseil bâlois (LdU/AdI), «ce conflit est, après la grève générale de 1918, l’un des événements les plus marquants de l’histoire de la Suisse de la fin du 20e siècle.». Les historien·nes s’accordent généralement à considérer cette occupation comme l’acte de naissance de l’écologie politique au niveau national.

Au départ de l’occupation du site de la future centrale nucléaire de Kaiseraugst, il y a un échec: celui de la résistance légaliste au projet, entamée dans les années 60 et sanctionnée par la décision du Tribunal fédéral en juillet 1973 de rejeter le recours des trois communes contre l’autorisation de construction. Mais le travail d’explication et de sensibilisation menée par la NWA (voir «Abréviations») (au travers de séances d’information, d’actions parlementaires, de conférence de presse, etc) aura néanmoins préparé le terrain. Dans les rangs des antinucléaires, l’abattement succède à la décision de justice.
Paradoxalement, l’élection du social-démocrate soleurois Willi Ritschard au Conseil fédéral, qui prend en main le Département de l’énergie – en remplacement du conservateur chrétien social valaisan Roger Bonvin, peu apprécié dans la région – relancera un peu l’espoir. Paradoxalement, car Ritschard est un pronucléaire.
À Bâle, puis à Kaiseraugst, des mobilisations de plusieurs milliers de personnes montrent qu’un potentiel de mobilisation continue d’exister.
Un mouvement hétérogène, mais unifié par la lutte
Après quelques tâtonnements et vérifications du bon accueil de la décision d’occupation, celle-ci commence le 1er avril 1975. Il faut comprendre qu’il s’agit d’un pas rarement franchi dans l’histoire de l’après-guerre du consensus helvétique. L’acte, en effet, est illégal, mais revendiqué publiquement. Cette entrée dans l’illégalité d’un mouvement qui deviendra massif poussera constamment une partie des opposant·es au projet de centrale, en particulier du côté des notabilités politiques, à chercher à en sortir au plus vite. Ce seront les partisan·nes d’une occupation «symbolique», donc à terminer au plus vite.
Malgré cette pression, le mouvement tiendra bon, et ceci en grande partie grâce à l’action résolue de l’extrême gauche (POCH, LMR, indépendant·es). L’historien de l’occupation de Kaiseraugst, David Häni, reconnaît le rôle significatif de ces militant·es dans le mouvement: «leur radicalité, leur courage et leur ténacité dans la voie de la désobéissance civile ont donné à la résistance la force de frappe nécessaire. Lors de l’occupation du chantier, la détermination de ses acteurs, jeunes pour la plupart, a été extrêmement importante. »
Mais cet apport de la gauche radicale ne fonctionne que dans la mesure où la démocratie de base qui irrigue le mouvement est respectée et que son unité est maintenue. Car le mouvement est hétérogène, voire hétéroclite. Comme la liste des orateurs de la première manifestation: un membre du Parti du Travail, deux du PS, un du Parti populaire évangélique (droite conservatrice) et un de l’Action nationale (xénophobe, l’Action nationale sera finalement exclue du mouvement, pour avoir tenté de l’utiliser à des fins électorales).
De même, les soutiens du mouvement peuvent avoir des motifs très divers. Pour les demi-cantons de Bâle-Ville et de Bâle-Campagne, le fait que l’Argovie puisse agir souverainement à proximité de leurs populations respectives a joué; des communes estimaient quant à elles qu’il était injuste que la manne financière tombe dans les poches de Kaiseraugst seulement. Il serait donc faux de considérer que, dès le départ, le soutien populaire se faisait sur une base très consciente d’opposition au nucléaire dans son principe. C’est bien l’occupation, les débats dans les médias qu’elle occasionnera et le travail de sensibilisation mené par la GAK, qui amèneront une radicalisation en direction d’un rejet du nucléaire.
Les oppositions, voire les affrontements, qui peuvent survenir lors des assemblées générales (AG) – qui, pour tou·tes les occupant·es, constituent l’organe suprême – entre les «mous» et les «durs» sont non seulement logiques, mais aussi normales. Tout mouvement de masse connaît des oppositions stratégiques et tactiques. Elles finiront par donner naissance, après l’occupation, au regroupement de l’aile la plus combative dans la GAGAK.
Il est fort possible que la manière d’aborder ces questions par la gauche radicale ait été trop principielle, opposant frontalement action directe et démarches institutionnelles. Rétrospectivement, André Froidevaux, secrétaire politique de la LMR et l’une des personnes responsables de la direction des AG du mouvement, regrettera de ne pas avoir participé à la délégation qui a rencontré celle du Conseil fédéral, ainsi que d’avoir confié l’initiative populaire «Atomschutzinitiative» (surnom raccourci et populaire de l’initiative «Sauvegarde des droits populaires et de la sécurité lors de la construction et de l’exploitation d’installations atomiques») aux seul·es modéré·es du GAK et de la NWA. En leur laissant ainsi une partie de la légitimité conquise par l’action directe.
Une ZAD avant l’heure
Aujourd’hui, alors que la notion de «zone à défendre» (ZAD) est entrée dans le dictionnaire, les images (en noir et blanc) de l’occupation du site n’étonnent plus. Ni ses principes d’auto-organisation et de démocratie de base. Selon le troubadour de l’occupation, le chanteur Ernst Born, l’ambiance à Kaiseraugst tenait tout à la fois de la fête populaire, du camp de scout et de Woodstock. Les tentes du départ avaient rapidement été remplacées par des constructions plus solides, protégeant mieux du froid, de la neige et de la pluie.
Profitant des expériences plus avancées des occupations des sites de Wyhl (Bade-Wurtemberg) et Marckolsheim (Alsace), dont des représentant·es seront régulièrement présent·es, un réseau de soutien se met en place. D’abord, dans la région, ensuite, au-delà. Du Pays de Bade à Lausanne, une quarantaine de collectifs citoyens (Bürgerinitiative) se forment, à l’exemple du Casak (Comité antinucléaire de soutien à Kaiseraugst) vaudois, présent à Lausanne et à Yverdon. Ces collectifs apportent non seulement leur appui, mais mènent aussi toute une campagne d’explications sur le nucléaire, son fonctionnement et ses risques. L’écologie politique commence ainsi à prendre pied parmi la population.
Par ailleurs, la GAK organise un réseau d’alerte téléphonique, permettant d’amener rapidement sur le terrain des milliers de personnes. Sa seule existence refroidira les ardeurs des partisans d’une intervention policière. Si les femmes sont clairement sous-représentées dans l’occupation elle-même et plus encore dans son encadrement, l’influence du mouvement féministe naissant se fait toutefois sentir: un groupe femme sera formé et une maison des femmes installée, avec une crèche et un théâtre pour enfant.
Le bilan: verre plein ou verre vide?
Par elle-même, l’occupation n’a pas mis fin au projet de centrale nucléaire ; elle a toutefois créé une situation politique de fait qui le rendait très difficilement réalisable par la suite. Même l’UDC Christophe Blocher finira par en convenir. Bien sûr, entretemps, la crise économique des années septante, les accidents de Three Mile Island et de Tchernobyl contribueront aussi à l’abandon d’une partie du programme nucléaire.
Sur les dix centrales prévues, cinq seront construites (Beznau I et II, Mühlerberg, Gösgen et Leibstadt), cinq seront abandonnées (Graben, Kaiseraugst, Inwil, Rüthi et Verbois).
Sans se tromper, on peut affirmer que, sans l’occupation de Kaiseraugst, le résultat aurait été bien pire. D’autant plus qu’après celle-ci, les promoteurs se ressaisiront: la répression violente et dangereuse de la manifestation contre la mise en route de la centrale de Gösgen signalait clairement un changement de ton des autorités. Comme le dira Leo Scherrer, alors membre de la LMR: «Le pouvoir qui se cachait derrière le lobby nucléaire était pour la première fois physiquement perceptible en ces jours».
Si donc l’occupation de Kaiseraugst ne fut pas l’annonce d’une épiphanie révolutionnaire, elle n’installa pas moins durablement dans le paysage politique suisse la notion de rapport de force et l’utilité de l’action directe. Leçons que certain·es héritier·ères de Kaiseraugst, toujours englué·es dans la participation gouvernementale, semblent avoir oubliées un peu rapidement.
Daniel Süri

1966 | Des parlementaires du canton de Bâle-Ville dénoncent la concentration d’installations nucléaires dans la région du Bas et du Haut-Rhin (englobant donc l’Alsace et le Bade-Wurtemberg) |
1970 | Création de l’association NAK (Nordwestschweizer Aktionkomitee gegen das Atomkraftwerke Kaiseraugst) qui deviendra plus tard la NWA. |
15 juin 1972 | Dans une votation consultative, les citoyens de Kaiseraugst rejettent le nouveau projet de centrale nucléaire de Motor Colombus, remplaçant celui d’une centrale thermique au mazout. |
26 juil. 1973 | Le Tribunal fédéral se prononce négativement sur la plainte déposée par la NWA et les communes de Bâle, Kaiseraugst et Rheinfelden. Le tribunal se fonde sur la Loi sur l’énergie atomique de 1959. |
Déc. 1973 | En réponse à l’impasse institutionnelle, un groupe de jeunes socialistes (Juso), d’écologistes et de pacifistes fondent la GAK (Gewaltfreie Action Kaiseraugst). |
Noël 1973 | Durant les jours fériés, une poignée d’activistes mènent une occupation symbolique du site de construction. |
24 mars 1974 | Début des travaux d’excavation du site par Motor Colombus |
Automne 1974 | 4000 personnes se déclarent prêtes à participer à une occupation. Une première manifestation réunit 6000 participant·es sur le site. Motor Colombus stoppe les travaux. |
1er avril 1975 | Les travaux d’excavation ayant repris, le site de la future centrale est occupé. Le dimanche suivant, une manifestation rassemble 16 000 personnes. Les occupant·es avaient décidé de poursuivre leur action si 5000 personnes les soutenaient. |
26 avril 1975 | Manifestation massive (20000 personnes) sur la Place fédérale, en solidarité avec l’occupation de Kaiseraugst. |
14 juin 1975 | 3500 participant·es votent à la quasi-unanimité (une dizaine de voix contre) l’arrêt de l’occupation contre une promesse de discussion avec le Conseil fédéral et une suspension provisoire des travaux. |
25 juil. 1977 | 2500 manifestant·es contre la mise en route de la centrale de Gösgen. La police anti-émeute mène un assaut à coup de gaz lacrymogène et tire des balles enrobées de caoutchouc. Coincée dans le passage sous-gare, une partie des manifestant·es s’échappe en courant sur les voies. Deux minutes plus tard, l’express Genève-Olten-Zurich passe à pleine vitesse. |
29 mars 1979 | Accident nucléaire de Three Miles Island (É.-U.). Le c帖ur d’une centrale nucléaire fond partiellement. |
1979 | Révision de la Loi sur l’énergie atomique. |
28 oct. 1981 | Le Conseil fédéral autorise le redémarrage des travaux à Kaiseraugst. |
26 avril 1986 | Catastrophe nucléaire de Tchernobyl. |
Mars 1989 | Les Chambres votent l’abandon du projet de Kaiseraugst. Ses promoteurs sont dédommagés à hauteur de 350 millions. |
NWA Nordwestschweizer Aktionskomitee gegen Atomkraftwerke/Comité d’action de la Suisse du Nord-ouest contre les centrales nucléaires. Bras juridique et quelquefois politique du mouvement, réunissant des notables (conseillers nationaux, professeurs d’université, etc.). Surnommé le « club des cravates » par les occupant·es.
GAK Gewaltfreie Aktion Kaiseraugst/Action non violente Kaiseraugst. Actrice principale de l’occupation du terrain de Kaiseraugst.
GAGAK Gewaltfreie Aktion gegen das Atomkraftwerk Kaiseraugst/Action non violente contre la centrale nucléaire de Kaiseraugst. Scission de gauche de la GAK après l’arrêt de l’occupation. Sera à l’origine de la mobilisation contre la centrale de Gösgen.
LdU/AdI Landesring der Unabhängigen/Alliance des indépendants. Parti politique lancé par Gottlieb Duttweiler, le fondateur de la Migros, sur une ligne qui préfigure le social-libéralisme.
POCH Organisations progressistes de Suisse. Issu de Mai 68, ce mouvement «marxiste-léniniste» s’oriente en fonction d’une «ligne générale révolutionnaire», qui reconnaît une structuration du monde en deux camps, le deuxième camp, celui de l’Union soviétique et de ses alliés, regroupant aussi l’aile gauche du mouvement des non-alignés. Les POCH soutiendront l’intervention de l’URSS en Tchécoslovaquie. Plus sensibles aux dynamiques des mouvements sociaux, les POCH supplanteront le Parti du Travail dans les mobilisations de ces années-là. Elles n’arriveront jamais à s’implanter en Suisse romande.
LMR Ligue marxiste révolutionnaire, section suisse de la IVe Internationale fondée par Léon Trotsky.