Entre compassion, chiffre d'affaires et solidarité


Entre compassion,
chiffre d’affaire et solidarité (II)


Les ONG du Nord dans le tourbillon de la mondialisation néolibérale. Quand le don devient un marché, il faut le vendre, des projets médiatiques. Comment défendre une autre logique ?

Olivier Berthoud*



Dans les années 90, les ONG de développement sont soumises à de nouvelles tensions. Les agences gouvernementales qui ont intégré certaines des approches et méthodes d’ONG à leurs propres activités, ne sont plus aussi sûres que dans les années 80 que les ONG représentent la panacée du développement: en effet plusieurs études ne parviennent pas à clairement démonter qu’elles sont plus proches des pauvres et aussi efficaces qu’on pouvait le prétendre1.


Face à la régression des budgets et aux critiques du système de l’aide publique, les gouvernements posent des exigences croissantes aux ONG: gestion plus professionnelle et concentration des moyens, mesure de l’impact et des résultats. Ceci a amené de nombreuses organisations à entreprendre un processus complexe de redéfinition de leur image directrice, de leurs stratégies, de leurs objectifs, sur des modèles de planification inspirés du secteur privé2.


Cependant les tensions sont croissantes entre les impératifs institutionnels – faire survivre et faire grandir son appareil en cherchant des résultats immédiats – et les impératifs de développement – rechercher un impact en profondeur et sur le long terme. A cela s’ajoute la question de l’identité de ONG, de leur responsabilité et de leur légitimité3.


Le marché du don


Si à l’origine ce sont souvent des associations actives, beaucoup d’ONG de développement se convertissent au fil des ans aux méthodes modernes de récolte de fonds et de marketing et consacrent des efforts importants à influencer les politiques et à canaliser les fonds gouvernementaux. Or ceci se fait souvent au détriment de leur base associative d’origine qui s’effrite et vieillit. Elles travaillent pour des bénéficiaires, des pauvres des pays du Sud avec de l’argent de contribuants situés de l’autre côté de l’Equateur, à qui elles doivent rendre compte.


La concurrence sur un marché du don de plus en plus commercial et émotionnel et de moins en moins militant et solidaire, et la compétition pour des fonds gouvernementaux de plus en plus exigeants et en stagnation absorbent l’essentiel des énergies des institutions au détriment d’une réflexion et d’une action sur le long terme. Une exception notable à cette dérive sont les institutions liées aux Eglises, qui continuent de réaliser un important travail de sensibilisation dans leurs paroisses autour d’une multitude de micro projets disséminés sur les continents du Sud.


Les projets cartes postales


L’approche projet, très critiquée depuis plusieurs années dans le système de coopération au développement, répond en fait à un important besoin de ces institutions du Nord: morceler la réalité du Sud en de nombreux microcosmes simplifiés (un dispensaire, une école, un puits) avec lesquels un groupe paroissial ou de quartier puisse s’identifier. C’est le projet carte postale: on y voit une réalité, des gens et le résultat de son aide matérielle. S’il n’y a pas de doute que la somme de ces actions est une contribution à la réduction de la pauvreté, il est tout aussi clair que ces projets n’affrontent que peu souvent les causes profondes de celle-ci. Beaucoup d’églises considèrent cependant légitime que dans leurs actions le témoignage et l’échange priment sur l’impact structurel à long terme.


Le poids
des traditions nationales


Dans leurs relations avec leurs gouvernements et leur société, les ONG du Nord sont aussi le reflet de situations diverses4. Très schématiquement on peut opposer le modèle anglo-saxon au modèle nordique, avec toutes les nuances possibles entre ces deux pôles. Dans les pays anglo-saxons, la charité, la philan-thropie ou l’altruisme sont considérées, depuis le XIXe siècle principalement, comme une responsabilité individuelle, responsabilité qui revient naturellement aux gens qui en ont les moyens, et l’envie. D’importants dégrèvements fiscaux – c’est à dire un manque à gagner pour l’Etat – stimulent ces dons privés. Et le principe selon lequel qui paie décide reste la règle générale. Les ONG sont donc confrontées au choix de ne pas ou peu avoir recours aux fonds gouvernementaux pour maintenir leur indépendance5, ou de se soumettre ou pour le moins s’ajuster aux politiques officielles.


Au contraire, dans les pays nordiques, la tradition corporatiste fait que les institutions civiles (églises, syndicats, associations) sont imbriquées depuis longtemps aux rouages de l’Etat. Recevoir un financement de l’Etat n’implique pas en soi une soumission à ses politiques. Ainsi, dans ces pays, comme aussi en Hollande, en Allemagne et en Suisse, les ONG de développement dépendent fortement des fonds gouvernementaux sans que cela implique en tant que tel une perte de leur identité.


Enfin dans les pays latins, en particulier en France et en Espagne, le poids du passé colonial fait de leur coopération un instrument direct de la défense de leurs intérêts économiques et politiques. Là, les ONG sont restées longtemps en marge du système de l’aide officielle et ne connaissent pas la croissance et l’influence qu’elles ont dans d’autres pays de l’OCDE. Ainsi si les ONG nord-américaines et scandinaves dépendent souvent fortement des fonds de leurs gouvernements respectifs, les implications de cette dépendance varient considérablement d’un pays à l’autre.


ONG et campagnes transnationales


Au demeurant ces modèles nationaux d’ONG de développement se sont vu bousculés dès le milieu des années 80 par de véritables ONG transnationales, qui paradoxalement ne proposent plus des approches globales – comme la lutte contre la pauvreté – mais organisent des actions spectaculaires ou originales sur des thématiques bien délimitées. C’est le cas d’Amnesty International dans le domaine des droits humains et de Greenpeace dans celui de l’écologie, sans doute les institutions les plus connues dans les médias et qui maintiennent leur indépendance face aux financements gouvernementaux.


Ces dernières années, grâce entre autres aux nouveaux moyens de communication électronique, des campagnes sous forme de réseau sur un objectif particulier connaissent aussi des succès croissants: les ancêtres en sont probablement la campagne sur la promotion du lait maternel contre les politiques de vente des multinationales alimentaires à la fin des années 1970 et celle contre les grands barrages. A la fin des années 1990 ces campagnes se succèdent de plus en plus rapidement en remportant des succès notables 6: la campagne sur les mines anti-personnelles, contre l’Accord Multilatéral sur l’investissement, pour un moratoire des accords de l’Organisation Mondiale du Commerce, pour l’abolition de la dette des pays du Sud. A part quelques exceptions notables comme Oxfam, les ONG de développement sont restées très discrètes ou en marge de ces mouvements, cherchant d’abord à conserver leurs donateurs avant de mobiliser des citoyens, évitant du même coup le risque de déranger ou froisser leurs bailleurs de fonds publics.


Refuser la fatalité
du libéralisme


Aujourd’hui les principales institutions internationales reconnaissent à nouveau l’évidence: le libre développement économique n’entraîne pas par lui-même la justice sociale et la réduction de la pauvreté. Au contraire, le modèle de développement néolibéral appliqué ces quinze dernières années a accentué le fossé entre pauvres et riches. A la «bonne gouvernance» des Etats, réclamée plus largement au Sud depuis la chute du mur de Berlin par les pays occidentaux, devrait logiquement s’ajouter la «bonne gouvernance» de l’économie privée, ce qui va de la régulation du travail des enfants à celle des marchés financiers spéculatifs; le respect des droits humains devrait être considéré comme un tout, c’est-à-dire inclure le respect au droit à la santé et à l’éducation, et ne pas se confiner à l’acception civile et politique de ces droits universels. Traité en grande pompe mais isolément, le développement social demeurera un palliatif – ou un filet de sécurité – plutôt qu’un effort durable pour affronter les causes de la pauvreté. Même à 0,7% du PIB, la coopération au développement seule n’y viendrait jamais à bout. Le développement social n’est pas une bulle isolée du reste de la société qu’il suffirait de crever avec quelques milliards de plus.


La chance s’offre aujourd’hui aux ONG de développement de reprendre l’initiative à partir de domaines où elles ont acquis une vaste expérience et un tissu dense de contacts dans de nombreux pays, et de renouer ainsi avec l’esprit des mouvements de solidarité qui ont vu naître une partie d’entre elles il y a quarante ans. Elles réfléchissaient alors déjà de manière globale aux options de la lutte contre la pauvreté, comme aux décisions politiques et aux changements sociaux que celle-ci exige.

1 Roger C. Riddell et autres, Etude synthétique des évaluations ONG: méthodologie et impact des actions, OCDE/CAD, Ministère des affaires étrangères de Finlande, Helsinki, 1998.

2 Alan Fowler, Striking the Balance, a Guide to Enhancing the Effectiveness of Non-Governmental Organisations in International Development, Earthscan, London, 1997

3 David Sogge, Compassion and Calculation, The Business of Private Aid, Transnational Institute, Amsterdam and Pluto Press, London, 1996.

4 Ian Smillie and Henny Helmich ed., Stakeholders, Government-NGO, Partnerships for International Development, Earthscan, London, 1999, ainsi que David Hulme et Michael Edwards, NGOs, States and Donors, too close for Confort?, Macmillan Press, London 1997.

5 C’est par exemple le cas de Oxfam et de World Neighbors aux Etats-Unis qui refusent tout financement du gouvernement.

6 Des conseillers de Clinton ont développé le concept de «social netwar», John Vidal, The Guardian Weekly, 3 février 2000.


  • * Collaborateur de la DDC (Direction du développement et de la coopération), actuellement en mission à Cuba.


  • Intertitres et coupures de paragraphes de la rédaction.



Pour en savoir plus :

Vous pouvez lire ou télécharger les annexes de cet article, décrivant brièvement les grandes ONG de développement :

www.edinter.net/docs/docs.htm

Plus d’informations sur le sujet à partir d’une page de liens à www.edinter.net/fr/linksf.htm

Pour connaître le programme d’un cours entièrement en ligne sur ce thème proposé par l’auteur, Olivier Berthoud, visitez www.edinter.net.