Italie: génération Seattle, nouveau sujet social
Italie: génération Seattle, nouveau sujet social
Fausto Bertinotti explique au mensuel Mundo Obrero le lien quil perçoit entre lémergence dun nouveau mouvement social international, qui conteste la mondialisation capitaliste, et le début dun changement des rapports de force entre le travail et le capital, notamment en Italie. A son avis, cette convergence permet la relance, sur de nouvelles bases, du combat pour le socialisme.*
Mundo Obrero: Tout dabord, et en guise dintroduction, comment évalues-tu la situation politique actuelle?
Fausto Bertinoti: Je pense que ce que nous devrions faire tous, cest de chercher à comprendre quand une situation change. Je crois que la situation politique et sociale est en train de changer. Cela requiert, de la part des militants et des communistes, un changement de mentalité et un surcroît important dénergie. Ce changement que nous sommes en train de vivre est de grande portée. Il nous indique quil est possible de recommencer un chemin. Ce chemin nest pas précis et il est peu balisé, mais cest le chemin nécessaire à la transformation de la société capitaliste. Il y a peu de temps encore, il était possible dindiquer ce chemin, mais pas de sy engager. (…)
Il y a quelque temps, dans le cadre dune lutte très significative comme celle de la FIAT, il mest arrivé quelque chose que je crois important. Un syndicat de limportance de la CGIL appelait tout seul à la grève, car les deux autres confédérations syndicales avaient passé un accord séparé. Cétait une grève très difficile. Du fait que jai été longtemps syndicaliste à la FIAT, jai appelé le matin pour savoir comment cela se passait. Le camarade qui ma répondu ma dit que la grève se passait très bien, bien mieux que la dernière grève unitaire convoquée par tous les syndicats. Il y avait beaucoup plus de grévistes. Cela faisait beaucoup dannées quon navait plus vu une grève comme celle-là. Après, un peu ému, il ma confié: Fausto, lépoque de la résistance est terminée. Par «résistance», il faisait référence aux 20 dernières années, les vingt années qui ont suivi la lutte pour les 35 heures hébdomadaires, quon avait menée à la FIAT. «La résistance, cest fini», me répéta-t-il. Et lépoque de la résistance ne se serait pas terminée et la grève à la FIAT naurait pas gagné sil ny avait pas eu les événements de Gènes, soit des centaines de milliers de jeunes manifestant dans le cadre du nouveau mouvement social. La force des travailleurs a changé et a cru parce quun nouveau sujet politique a fait irruption.
Le mouvement contre la mondialisation capitaliste?
Evidemment. Et ce sujet est le même que celui quon a vu à Porto Alegre. Ici commence une nouvelle histoire. Lhistoire que ce même mouvement pluraliste est en train décrire: un autre monde est possible. En tant que communistes, nous ne devons pas nous tromper sur ce point. En tant quhéritiers de la grande histoire du XIXe siècle, nous sommes placés devant une échéance cruciale. Nous devons reconstruire une nouvelle histoire en partant de cette expérience pour surmonter les erreurs qui ont empêché la «renaissance» politique au cours du siècle passé. Nous sommes nés, assis sur les épaules dun géant, et ce géant a souffert une lourde défaite. Maintenant nous devons, en partant de cette histoire-là, aller bien au delà. Nous devons nous transformer nous-mêmes pour transformer le monde.
Il y a un terme très difficile à prononcer dans le langage de la politique, le terme le plus galvaudé qui ait jamais existé dans lunivers de laction politique. Ce terme cest: révolution. Nous devons apprendre à lutiliser correctement. Nous devons apprendre ce qui, de ce terme, ne peut plus être utilisé et ce qui doit, en revanche, être repris pour pouvoir construire un futur alternatif. Le dépassement de la société capitaliste redevient une possibilité et une nécessité. La leçon de Marx nest pas une leçon livresque. Cest la leçon dune critique de la société capitaliste. Au moment où le chemin souvre à nouveau, nous devons comprendre avec clarté que lenseignement de Marx est un enseignement ouvert. Ce nest pas un manuel où lon peut apprendre comment il faut agir. Dans tous les cas nous devons pour le moins, pour pouvoir dialoguer avec ce mouvement, savoir ce que nous sommes en mesure de comprendre. La première chose quil nous faut, cest le courage de dire, quaujourdhui et pour lavenir, communisme et stalinisme sont incompatibles. Il est urgent dapprendre du mouvement et dapprendre en même temps au mouvement. (…)
Pourrait-on tenter une définition de ces mouvements anti-système?
Il semble urgent de développer un débat de fond parmi les communistes sur ce point. Dans tous nos partis il y a un débat sur ce que sont ces mouvements anti-mondialisation. Il y a une partie des camarades, des gens de premier plan, très cultivés et tout à fait communistes, qui pensent que ce mouvement nest quun «accident», quen réalité il ne sagit pas de quelque chose dimportant, car ce nest pas un mouvement de classe, car ce ne sont pas les ouvriers qui le mènent, et car il nest pas explicitement communiste: cest pourquoi pensent-ils il sagirait dun mouvement éphémère.
Moi je pense exactement le contraire. Nous sommes confrontés à un fait historique. Ce mouvement est une réponse fondamentale au mouvement de la mondialisation capitaliste. Comme tous les mouvements de contestation dans leur phase initiale, il ne dispose pas encore dune alternative théorique totalement mûre. Mais les ouvriers en grève de la première révolution industrielle navaient pas non plus une réponse mûre et élaborée. Il est nécessaire de comprendre ce qui est en train de naître. A la lumière de lexpérience italienne, nous considérons que ce mouvement est porteur de potentialités anticapitalistes et quil permet à une nouvelle génération politique dentrer en scène. Il sera de longue durée, car sil ne létait pas, il aurait déjà été étouffé dans loeuf.
Au cours de lannée écoulée, ce mouvement a déjà triomphé dépreuves terribles. Au moins deux. Lune delles, cest Gênes. A Gênes, une répression scientifique a été exercée sur lui. Il ne sagit pas dun petit détachement de la police, soumise aux décisions des droites italiennes, qui aurait perdu ses nerfs. Comme ils décident la guerre à partir de centres internationaux, à mon avis, la répression du mouvement a aussi été pensée et décidée à léchelle internationale; elle a été conçue et organisée afin de venir à bout du mouvement, pour le détruire, pour lobliger à entrer dans une spirale de répression-violence-répression. Gênes a été un drame, mais il aurait pu se transformer en véritable tuerie. Et si ce na pas été le cas, cest en raison des caractéristiques de fond de ce mouvement, de sa culture, de son comportement, comme du caractère absolument pacifique de cette nouvelle génération. Si une telle répression organisée avait visé ma génération, il y aurait eu un massacre. En réalité, le mouvement a pu relever le défi de la répression. Il a pu conserver son unité en dépit de la diversité de ses composantes. Je nai jamais vu un mouvement aussi hétérogène dans lequel chaque composante reconnaît la valeur de lautre. Chacune de ses parties a considéré la lutte de lautre comme importante et chacune a été disposée à défendre la lutte collective. Ce patrimoine a résisté à lépreuve du feu.
Si lon nous avait dit, il y a cinq ans, que des milliers de personnes se rencontreraient dans une petite ville du Brésil, sans y avoir été convoqués par aucune centrale syndicale ou mouvement social international, aurions-nous cru que cela serait possible? Je crois que personne naurait répondu par laffirmative. Et pourtant, cela est arrivé. Cest une expérience extraordinaire qui sest concrétisée. Toute une université transformée en lieu dorganisation de centaines de séminaires, où des femmes et des hommes de cultures différentes, de formations politiques diverses, se sont réunis pour débattre dune même question. Il se sont retrouvés ensemble dans une manifestation extraordinaire avec les Paysans Sans Terre, les métallurgistes de la Centrale Unitaire des Travailleurs du Brésil. Ce qui a surgi à Porto Alegre, cest un peuple. Le peuple de la contestation contre la mondialisation capitaliste.
La grève que nous avons connue en Italie naurait pas été la même sans ses antécédents. Lautre jour à Rome, il y a eu une manifestation de cent mille travailleurs, qui navait pas été convoquée par les centrales traditionnelles. Elle avait été appelée par des petits syndicats qui, sils avaient organisé cette grève avant les événements de Porto Alegre, nauraient réuni que quelques dizaines de personnes. Et pourtant, ils étaient cent mille. Les travailleurs des syndicats traditionnels étaient aussi présents. Et, de façon significative, deux syndicats, ceux de la métallurgie et de lenseignement, avaient adhéré à cette manifestation. Pourquoi? Parce quils avaient travaillé ensemble à loccasion de lorganisation des manifestations de Gênes. Avant Gênes, la seule chose quil faisaient, cétait de discuter. Et pourtant, tous se sont reconnus à partir de Gênes. Durant deux semaines entières, des jeunes de 16 à 18 ans ont occupé les écoles italiennes. Ces jeunes sont les enfants de Gênes. Tous les mouvements portent la marque de ce nouveau mouvement.
Quel doit être, à la lumière de ces expériences, laction politique et la réflexion des communistes?
Notre politique doit aussi partir de ce nouveau mouvement. Le plus significatif, cest quil critique les effets de la mondialisation capitaliste, mais peu à peu, il commence aussi à en analyser les causes. Je crois que les communistes doivent se fixer un objectif: en partant de ce mouvement, travailler à construire un nouveau mouvement ouvrier pour le XXIe siècle. Dans la construction de ce nouveau mouvement, nous devons nous poser la question de la construction du nouveau sujet du changement. Je pense que la tâche que nous avons, nous les communistes, cest de construire lunité entre la classe ouvrière traditionnelle et les nouveaux sujets politiques qui ont émergé avec ces mouvements. Cette situation ouvre à nouveau la possibilité de développer la lutte anticapitaliste. (…)
Nous vivons malgré tout une époque marquée par un certain espoir…
Je crois quil est possible dédifier un nouveau modèle, capable de regrouper des forces sociales et démocratiques, alors que les contradictions de la société capitaliste croissent à léchelle européenne et mondiale. Voilà la tâche des nouveaux communistes. Lautre Europe, celle qui peut naître avec les nouveaux mouvements, a besoin dun nouveau sujet politique européen, qui sengage à mener à bien cette tâche extrêmement importante de création et de reconstruction. Nous devons concevoir un nouveau sujet politique, dont les communistes sont une partie importante, mais pas la seule. Une gauche qui propose des alternatives, dans laquelle les communistes puissent amener la théorie politique que nous savons produire, les expériences politiques que nous connaissons et que nous réalisons et, par-dessus tout, y prendre part en montrant notre capacité à nous entendre avec le reste des cultures critiques non communistes. Par cette voie, et seulement par cette voie, une alternative de civilisation pourra se développer.
Pour terminer, nous fixons-nous des objectifs immédiats?
En novembre, le Forum Social Européen se tiendra en Italie, en partant de lexpérience de Porto Alegre. Et cela me réjouirait que chacun ne soit pas là sous les bannières de son propre parti, mais que nous soyons capables dêtre ensemble, comme à Porto Alegre, pour dire: nous sommes le sujet social qui propose lalternative anticapitaliste, assumant le mouvement anti-mondialisation comme une partie constructive de ce projet alternatif.. Si nous le faisons, nous pourrons dire avec orgueil que nous sommes les communistes du présent.
*Notre traduction daprès Mundo Obrero, mensuel du Parti Communiste Espagnol (n° 127, avril 2002). Titre et coupures de notre rédaction.