Pour une autre réflexion sur lécole publique
Pour une autre réflexion sur lécole publique
Comme lillustre linitiative de ARLE, les débats sur lécole ont tendance à se focaliser sur la question du retour des notes au primaire. Entretien avec Dario Lopreno, enseignant membre du Syndicat des services publics (SSP), de lUnion du corps enseignant secondaire genevois (UCESG) et du Comité de rédaction du journal aRobase de la Coordination enseignement Genève.
Comment caractériserais-tu ARLE?
LAssociation refaire lécole (ARLE) est une association réactionnaire du point de vue de ses orientations (établies sur les traces du radical Couchepin, maître à penser de Jean-Romain Puttalaz, enseignant de philosophie et français au collège de Genève, dit «Jean Romain, professeur et philosophe»), particulièrement au niveau de sa direction. Cela dit, une partie de ses membres adhère au SSP, à lUCESG, à la Fédération des associations des maîtres du Cycle dorientation (FAMCO) ou à la Société pédagogique genevoise (SPG): ARLE est aussi représentative dun désaccord existant au sein des syndicats et associations de lenseignement.
Cependant, cinq points caractérisent le côté réactionnaire de ARLE. Premièrement, elle développe une opposition couchepinienne abstraite aux réformes, à ce quARLE appelle «la réformite»; elle a un côté protestataire foncièrement populiste, mais elle exprime en même temps un malaise quon ne peut nier, découlant du fait que le DIP mène ses réformes en loccurrence celle du primaire en économisant constamment sur les moyens, vidant ainsi ces réformes de leur contenu.
Deuxièmement, ARLE développe une protestation, très abstraite elle aussi, sur un thème cher à la droite élitaire: la «baisse de niveau» des élèves ou des exigences. Ce faisant, elle compare ce qui ne lest pas, par exemple des notes dépreuve de math dil y a dix ans à des notes daujourdhui, en ne tenant pas compte de lévolution, du type dévaluation, du type denseignement dispensé, du type de population scolaire impliquée, etc.
Troisièmement, ARLE est opposée à une école ayant comme priorité la lutte contre léchec scolaire. Elle laffirme sans fard, et on en vient au 4ème point, argumentant sur la nécessité dune école qui ne mise pas sur le droit à la réussite, mais sur la transmission des savoirs, privilégiant le mérite de chaque élève pris individuellement. Cest une école du mérite, de leffort et du drill (le savoir par la sueur une conception de lapprentissage masochiste, dérivant de la règle monacale).
Enfin, ARLE insiste sur la nécessité de réaffirmer lautorité et la liberté pédagogique du maître, le respect des règlements, sans entrer en matière sur les droits des élèves ni des parents, leur contestant même le droit de recourir en justice!
Il y a là un vrai projet scolaire autoritaire, avec un incroyable paradoxe dans les termes utilisés: en effet ARLE affirme que le devoir de lécole est de transmettre une culture «humaniste», tout en refusant une école qui mette lélève au centre de ses préoccupations! Dans le livre que Pascal Couchepin a fait faire à Jean Romain Puttalaz (Je crois à laction politique, entretiens avec Jean Romain, LAge dHomme, Lausanne, 2002), il y a une citation révélatrice: «Une élite doit être issue des écoles, mais ce nest pas une élite organisée en classe sociale, mais une élite intellectuelle et républicaine» dit Couchepin. Et Jean Romain dajouter: «Le droit aux études nest en effet pas le droit à la réussite, ni le droit aux diplômes». On voit là clairement en quoi consiste laspect réactionnaire et élitaire de l«école républicaine» selon ARLE, soit lécole des «meilleurs», cest-à-dire celle des méritants ou des sélectionnés socialement, autrement dit une école taillée sur mesure pour les milieux sociaux plus ou moins nantis ainsi que pour les élèves ne provenant pas forcément de milieux nantis, mais étant les plus adaptables, les plus obéissants, les plus modelables.
Comment expliques-tu ce retour à une conception si autoritaire de linstitution et finalement à un discours assez simpliste sur lécole?
Lobjectif est la revalorisation de lélitisme. Or, assurer une formation élitaire au niveau des hauts degré de lécole implique un drill constant qui doit être préparé dans les petits degrés, ce qui exige une sélection plus dure, une autorité plus affirmée, lapplication ultra-rigide des règlements et moins dhétérogénéité. Et ceci le plus tôt possible dans le cursus scolaire. Ce sont là les bases dune école de la sélection.
A Genève, pendant les années nonante, à lécole primaire, on constate une baisse de plus de 10% des dépenses par élève et on assiste à une augmentation des élèves par enseignant approchant les 15%. Dans ce contexte, lancer une initiative pour renforcer les notes et le doublage est un signe clair: rigidifier le système par des notes plus dures et par un plus grand risque de doublage au moment même où lEtat se désengage en économisant! Ainsi linitiative dARLE manifeste une option clairement réactionnaire sur lécole. Elle espère la faire passer en portant le débat sur les notes, en affirmant que la note est «claire», «objective» et «universelle». Cest tactiquement intelligent, puisque nous avons été et nous restons conditionnés, à lécole et au niveau de la société, par des mécanismes dévaluations chiffrées toujours présentés comme «objectifs».
Parallèlement, linitiative dARLE qui est une association toute récente sur les notes et le redoublement à lécole primaire, vise à lui fournir une assise lui permettant densuite lancer dautres offensives, probablement plus dures et à dautres niveaux denseignement.
Depuis peu, les radicaux ont commencé à se pencher sur la question de lécole, avec des options très proches de celles dARLE, comment analyses-tu cette convergence?
Les conceptions des radicaux sur lécole précèdent celles dARLE: les responsables de cette association qui est malgré tout une association dorigines culturelles et politiques très différentes ont une vision élitiste de lécole, conception fortement enracinée dans la vision du monde du parti radical, parti historiquement de la grande bourgeoisie bancaire et industrielle helvétique. Mais ARLE compte aussi beaucoup de membres qui se sont simplement laissé séduire parce quils sont désorientés par des années de réformes peu lisibles qui nont pas changé grand chose à la sélection sociale au sein de lécole, par des années de gestion sociale-démocrate de lécole qui na rien changé sur le fond. Le projet autoritaire-élitaire des radicaux porte surtout sur les degrés qui suivent le primaire, mais il se prépare par une rigidification des structures au primaire et cest sur cette question quils se retrouvent avec ARLE. Nous verrons ce quARLE dira lorsque le parti radical reprendra lidée du mercenaire des multinationales suisses, la Fondation Avenir suisse, qui veut envoyer les enfants à lécole dès 3 ans pour gagner du temps sur la sélection et sur laptitude à être productifs
Quels sont les points principaux de linitiative dARLE?
Cette initiative vise à réintroduire des cycles dapprentissage dun an, cest-à-dire à rétablir lannée scolaire et à abandonner les cycles dapprentissage introduits par la réforme de lécole primaire, de quatre ans. Elle vise aussi à réintroduire les notes à partir de la 3ème année et à faciliter le doublage. Mais le débat nest pourtant pas aussi limpide que ne laisse supposer la simplicité des propositions avancées. En effet, il est abusif de dire quaujourdhui les notes nexistent plus: 30% des élèves et près de 50% des écoles du primaire sont encore sous un régime de note et, pour ce qui est des autres élèves, ils continuent (sans notes) à traduire leurs évaluation en termes de notes. Il est difficile de débattre de lassouplissement quil y aurait eu sur les notes et sur le doublage avec les cycles de quatre ans en défendant le DIP, car il a introduit ces réformes tout en diminuant les moyens octroyés à lécole et à lencadrement des élèves. Cela a aboutit forcément à des résultats qui ne sont pas satisfaisants et qui incitent les parents à regretter lancien système.
Les questions posées par cette initiative ne seraient donc pas si importantes que certains le prétendent
Même ARLE est mal à laise. Sur son site Internet, on trouve son analyse de lenquête PISA, dans laquelle ARLE constate ceci: quil y ait des cycles pluriannuels ou quil y ait des cycles dune année, quil y ait des notes ou quil ny en ait pas, cela na aucune influence sur les résultats de lenquête PISA par pays! ARLE à ici la correction intellectuelle de contredire totalement son initiative! Les enjeux réels de cette initiative ne résident pas dans la question des notes ou des cycles dapprentissage
Précisément, quels sont ces enjeux?
Il est évident quen posant le débat sur la question des notes, ARLE a de bonnes chances de gagner la bataille du vote. Mais nous avons tout de même une chance de faire échouer ces propositions et nous devons tout faire pour cela. Non pas que ce que cette initiative soit particulièrement inique en soi; mais nous ne pouvons pas nous permettre le luxe de lui offrir un succès sur la base duquel dautre attaques, plus fondamentales, seront lancées par ARLE ou par la droite classique. La portée subjective de cette initiative va plus loin que ses incidences concrètes. Une victoire créerait un climat de démoralisation dans le corps enseignant, parmi celles et ceux qui se battent contre léchec scolaire, avec en face une droite toujours plus arrogante.
Dès lors, sous quel angle faut-il selon toi sopposer à ce texte?
Il faut sopposer à ce texte à trois conditions. Premièrement, il ne faut pas avoir peur de rappeler que le DIP a fait le lit de linitiative dARLE par ses désinvestissements. Deuxièmement, il est essentiel douvrir une critique sur un point: aujourdhui le Conseil dEtat demande des économies à tous les départements et nous navons pas encore entendu le syndicaliste et socialiste Charles Beer protester et expliquer clairement quon va ainsi encore plus détériorer les choses. Troisièmement, la question des notes est, sur le fond, non pertinente. On sélectionne autant avec une évaluation formative quavec des notes.
A terme, une évaluation formative, plus fine et moins sélective, ne contribuerait-elle pas à changer les mentalités, devenant ainsi de moins en moins «traduite» dans un référentiel «échec/réussite»?
Oui, mais à condition quon décide de diminuer drastiquement le nombre délèves par classe, dintroduire des appuis forts pour les élèves en difficulté en faisant tout pour les garder dans la classe ou, à tout le moins, dans le groupe scolaire. A condition également quon ouvre lécole à tout ce qui fait partie du «non normal», du handicap, aujourdhui ségrégativement mis à lécart de linstitution scolaire. A ces conditions-là, une évaluation formative peut devenir un accompagnement constructif de lélève dans son parcours scolaire. Mais actuellement les moyens dont a besoin lécole pour produire une formation de qualité sont absents et la réforme du primaire, bien quelle aille théoriquement dans le bon sens, ne change fondamentalement pas grand chose à la réalité passée. Cest ce que les thuriféraires du DIP le Laboratoire Life (Laboratoire de recherche innovation-formation-éducation) de luniversité de Genève nont pas compris.
Aujourdhui, on constate et le DIP la même admis il y a quelques années quavec la démocratisation des études, laccès à la formation ne sest pas démocratisé. Par exemple, le pourcentage délèves provenant des couches les plus défavorisées à lécole primaire est deux fois supérieur à celui des élèves des mêmes milieux qui obtiennent la maturité: on passe respectivement de 42% à 22% en 2000. En ce qui concerne les couches les plus favorisées, on passe de 18% à lécole primaire à 36% à la maturité! Ces proportions nont pas changé entre 1975 et 2000. Dès lors, la question est celle des moyens quon entend se donner pour que les 42% des élèves du primaire provenant des couches les plus défavorisées soient toujours 42% à la fin du collège.
Est-il judicieux, pour battre linitiative, de sengager sur un contre-projet?
A ce sujet, jai une position, qui ne coïncide pas avec celle des associations professionnelles et syndicales enseignantes. Le seul contre-projet sensé serait dappeler à voter non à linitiative tout en sengageant sur la question budgétaire (augmentation des dépenses par élève), sur celle des droits des élèves et des associations de parents au sein de lécole et sur celle de linsertion des handicapés dans lécole avec lencadrement supplémentaire nécessaire.
Entretien réalisé par Erik GROBET