Au coeur de lhégémonie américaine: entretien avec Isabelle Richet
Au coeur de lhégémonie américaine: entretien avec Isabelle Richet
Isabelle Richet est professeur détudes américaines à lUniversité de Paris X Nanterre. Elle est notamment lauteur de Les religions aux Etats-Unis (PUF, 2001), et Les Dégâts du libéralisme: Etats-Unis, une société de marché (Textuel, 2002).
>Quelle est la réaction de la population américaine face aux images de torture en Irak?
Limpact de ces images est très grand. La réaction de lopinion est similaire à celle qui avait prévalu lors de la guerre du Vietnam. A lépoque, les photos de villages bombardés et denfants brûlés avaient largement contribué à limpopularité du conflit. Le choc est dautant plus important aujourdhui que le déroulement de loccupation est manifestement contraire aux buts de guerre annoncés: la pacification du pays et linstauration de la démocratie.
De surcroît, largument selon lequel la torture serait le fait dindividus isolés ne passe pas du tout dans la population. La presse a fait état dinformations très claires concernant limplication de conseillers personnels de Bush et de Rumsfeld, qui ont justifié le non respect des conventions de Genève sur les prisonniers. Pour la première fois de lhistoire des Etats-Unis, le Sénat na pas attendu la fin de la guerre pour mettre sur pied une commission denquête.
Bush ne subit pourtant pas une baisse significative dans les intentions de vote
Les sondages des quinze derniers jours montrent quune majorité dAméricains pense désormais que la guerre était une erreur. Le pays fait traditionnellement bloc au commencement des hostilités. Mais sur le long terme, il naime pas voir ses enfants tuer ou se faire tuer à des milliers de kilomètres du territoire national, qui plus est pour des motifs aussi flous.
Le rejet de la guerre ne se traduit toutefois pas par un basculement de lopinion en faveur de John Kerry. La raison en est simple: en matière de politique étrangère, et particulièrement en ce qui concerne la question irakienne, Kerry noffre aucune alternative tangible. Le candidat démocrate, qui avait voté en faveur de lintervention, a affiché son soutien à la ligne actuelle à de nombreuses reprises. Le mécontentement à légard de la situation en Irak ne trouve donc pas pour lheure de débouché. Historiquement, démocrates et républicains ne divergent pas sensiblement en matière de politique internationale.
Comment se fait-il que Kerry ne parvienne pas à faire entendre sa différence, alors que les déçus de ladministration Bush semblent si nombreux?
La personnalité de Kerry nenthousiasme pas grand monde. Par exemple, les syndicats rechignent à le soutenir véritablement. Lune des raisons en est quil provient du même milieu social que Bush. Tous deux sont issus de vieilles familles patriciennes de la Nouvelle Angleterre. La campagne de Kerry est financée par la fortune de sa femme, alors que celle de Bush est payée par sa famille, ses amis texans et par les grandes entreprises. Dans ces conditions, Kerry a vraiment du mal à se faire passer par un homme du peuple!
Dun point de vue général, aucun des deux partis na été capable, au cours des vingt dernières années, de solidifier son électorat. A chaque fois, les scrutins se jouent à un nombre infime de voix. Par leur ralliement au néolibéralisme, les démocrates ont dilapidé la base électorale qui, depuis le New Deal, faisait deux le parti majoritaire dans le pays. Malgré leur succès idéologique, les républicains nont pas réussi à capter cet électorat durablement. Il faut dire que leur programme est à ce point favorable aux classes possédantes quil nest pas aisé dy rallier de façon stable de larges secteurs populaires.
Quel est létat des forces à la gauche du parti démocrate?
Ralph Nader, le candidat des Verts, a mené une campagne intéressante en lan 2000. Il avait réussi à faire entendre un autre son de cloche et à évoquer les vraies problèmes que se posent les salarié-e-s, avec un écho réel. Mais au lendemain des élections, les démocrates ont ostracisé Nader, en laccusant dêtre responsable de la défaite dAl Gore. Largument était ridicule, car Gore avait fait une campagne lamentable. Il aurait dailleurs remporté lélection si le décompte des voix en Floride navait pas été truqué.
Pendant quatre ans, Nader a complètement disparu de la circulation. Lexclusion médiatique dont il a été victime a évidemment beaucoup joué. Mais il aurait pu se manifester publiquement à plusieurs reprises, ce quil na pas fait. Par exemple, il a été totalement absent au moment de laffaire Enron, qui aurait constitué une tribune idéale pour faire passer ses idées.
Nader vient dannoncer sa décision de se présenter à nouveau. Le problème est que même au sein des 3 ou 4% de la population qui lavaient suivi en 2000, des débats importants ont cours. Le risque est de soustraire à Kerry le nombre de voix qui lui manquerait pour battre Bush. Quand on voit ce que G.W. Bush a réussi à faire passer alors quil avait usurpé lélection en 2000, la perspective dun second mandat plus légitime laisse craindre le pire et en fait réfléchir plus dun, et parmi les plus radicaux…
On dit souvent que la politique menée par Bush est influencée par ses convictions religieuses. Quen est-il réellement?
Limportance de la religion dans les choix de Bush est nettement exagérée, ce qui ne veut pas dire que la religion ne joue aucun rôle. Mais il faut voir lutilisation politique qui en est faite. Le premier à avoir exploité électoralement la rhétorique religieuse était Jimmy Carter, un démocrate, et un sudiste, qui souhaitait ainsi conserver le vote blanc de cette région très religieuse, alors que le soutien du parti démocrate aux droits civiques des Noirs tendait à éroder sa base électorale dans cette catégorie de la population. Cest également pour tenter de rallier le vote blanc du Sud, et dopérer une brèche parmi le vote ouvrier catholique du Nord, traditionnellement acquis aux démocrates que les Républicains ont utilisé la carte religieuse depuis la révolution reaganienne. En effet, alors que leur programme économique et social est ostensiblement favorable aux classes dominantes, les républicains ont choisi de mettre laccent sur des questions, comme lavortement, la famille traditionnelle pour rallier de larges secteurs culturellement conservateurs, en insistant sur la dimension morale et religieuse de leur projet. La religion sert ainsi en grande partie à masquer la brutalité des réformes imposées par les républicains.
Si les difficultés persistent en lIrak, si lembellie économique ne se traduit pas par des créations demploi suffisantes, des arguments de cet ordre apparaîtront à nouveau. Les Européens ont tendance à sous-estimer lhabileté politique de ladministration actuelle. Celle-ci sest certes laissé dépasser par les événements en Irak. Mais le seul intérêt de Bush et de son équipe, cest de conserver le pouvoir. Et pour cela, ils sont diablement intelligents.
Comment léconomie américaine a-t-elle évolué au cours des dernières années?
En politique intérieure, les républicains ont fait passer une bonne partie de leur programme économique et social. 44 millions daméricains nont plus dassurance maladie. 1600 milliards de coupes dimpôts ont été effectuées, dont 50% bénéficient au 1% supérieur des revenus. Depuis que Bush est au pouvoir, 2.5 millions demplois ont été supprimés. Cest la plus grosse diminution depuis ladministration Hoover, en place au moment de la grande dépression de 1929. Cela devrait permettre aux démocrates de marquer des points, mais, là encore, on note un net attentisme de la part de Kerry. Certes, il ne mènerait pas une politique similaire à celle de Bush, surtout en matière de baisse des impôts, mais il ne faut pas oublier que cest un président démocrate Carter, qui a introduit la première loi fiscale régressive et cest une Chambre des représentants démocrate qui, au début de ladministration Reagan, avait avalisé la politique néolibérale de ce dernier dans le domaine fiscal. On ne saurait se faire dillusion sur la volonté de Kerry dopérer une rupture radicale avec la politique suivie depuis 4 ans par ladministration républicaine, en labsence dune forte mobilisation populaire.
Propos recueillis par Razmig KEUCHEYAN