Réorienter solidaritéS, un mouvement anticapitaliste, féministe et écologiste pour le socialisme du 21e siècle

Réorienter solidaritéS:
Un mouvement anticapitaliste, féministe et écologiste
pour le socialisme du 21e siècle

Nous publions ici le texte
d’orientation générale qui sera débattu au
Congrès interrégional de solidaritéS, à
Lausanne, les 15-16 novembre prochains. Ce document est issu de
nombreux échanges, d’abord au sein de la coordination et
du groupe de préparation genevois, mais aussi au sein de la
coordination interrégionale de notre mouvement. Soumis pour une
première discussion au Congrès de
solidaritéS-Genève des 14-15 juin 2008, il a
été amendé sur quelques points consensuels,
intégrés dans cette version, avant d’être
adopté à une large majorité dans sa ligne
générale. Cette assemblée a cependant
demandé que certaines de nos options fondamentales soient encore
développées dans la rédaction finale, en vue
notamment de mieux intégrer les dimensions féministes,
écologistes, anti-impérialistes et internationalistes de
notre projet socialiste. Il doit donc être
considéré comme un premier résultat
d’étape. ||

1. Une nouvelle phase du capitalisme

Le mot d’ordre central de
«résistance au néolibéralisme», qui
avait pu rassembler des secteurs significatifs de la
société «en panne de gauche» dans le courant
des années 90, est un projet politique notoirement insuffisant.
En réalité, il est incapable d’inspirer une
résistance cohérente – sur le long terme – à la
régression sociale, démocratique et environnementale en
cours, parce qu’il refuse de tirer les conséquences
politiques essentielles d’une telle orientation. Dans la
période historique actuelle, il est en effet tout à fait
vain – et d’ailleurs de moins en moins crédible – de
prétendre résister au néolibéralisme sans
défendre une perspective de rupture avec le capitalisme. Et
corollairement, il est inconcevable de prôner une rupture avec le
capitalisme sans tenter de redessiner concrètement, en partant
des potentialités de la société actuelle, les
lignes de force d’un projet socialiste pour le 21e siècle.
C’est sur ces deux non-dits que vient de plus en plus buter
aujourd’hui la «gauche antilibérale».
solidaritéS doit en tirer pleinement les leçons.

Après trente ans d’hégémonie
croissante des politiques néolibérales, les acquis des
«Trente Glorieuses» ont été
sérieusement amputés. Les «moins de 40 ans»,
qui avaient tout au plus 10 ans lorsque Thatcher a accédé
au pouvoir en Grande-Bretagne, n’ont pratiquement pas de
souvenirs de cette période… Pour les «moins de 50
ans», ce sont des souvenirs d’enfance! En effet, la
prétention qu’une économie capitaliste
d’aujourd’hui, dans le cadre de la globalisation en cours,
puisse cohabiter avec un Etat social paraît tout à fait
utopique.

Ceci est un «fait d’expérience», reconnu
très largement, indépendamment des explications que
chacun-e peut en donner: l’institutionnalisation de la
solidarité est devenue incompatible avec «les besoins des
marchés». L’universalisation des politiques
d’inspiration néolibérale, et le fait
qu’elles sont menées de la même façon par des
gouvernements de droite comme de «gauche», montre aussi
qu’il s’agit de tendances de fond.

«There is no alternative», disait Margaret Thatcher, et
elle n’avait pas tout tort, à condition d’ajouter:
«si l’on accepte le cadre du capitalisme».
C’est pourquoi celles et ceux qui prétendent
défendre les acquis de la population, sans parler de nouvelles
réformes démocratiques, sociales ou environnementales, et
ne veulent pas remettre en cause les logiques mêmes du
capitalisme, paraissent chaque jour plus désarmés.

L’apauvrissement du monde du travail

Il ne fait guère de doute que nous sommes entrés dans une
nouvelle phase historique du capitalisme, marquée par une
augmentation substantielle de la part des richesses
créées dévolue au capital. Celle-ci a vu le jour
en réponse à la baisse des taux de profit qui avait
marqué la dernière phase des Trente Glorieuses: elle
répondait donc à des impératifs «non
négociables» de la part du système, qui ont
été imposés suite à une série de
défaites infligées aux salarié-e-s et aux peuples
du tiers-monde.

Elle s’est traduite concrètement par une baisse relative
des salaires, par la réduction des mécanismes de
redistribution des revenus (au moyen de l’impôt et des
assurances sociales), par les privatisations et
dérégulations des services publics, et a conduit à
une importante augmentation des inégalités, du
chômage et de la pauvreté.

Baisse de la part des salaires
De 1982 à 2005, la part des salaires dans le PIB de la plupart
des pays n’a cessé de décliner, passant de 67,5%
à 61,5% pour l’ensemble des pays du G7, et de 66,3%
à 58,1% pour l’Europe. Aux Etats-Unis, ce
phénomène a été atténué par
l’augmentation massive des hauts salaires (entre 1980 et 2005, la
part du revenu national perçue par le 1% des salarié-e-s
les mieux payés est passée de 4,4% à 8%!). Comme
l’explique M. Husson, «Les gains de productivité ne
reviennent plus aux salarié-e-s, dont le pouvoir d’achat
est bloqué, mais aux profits […]».
D’où «un rétablissement spectaculaire du taux
de profit moyen à partir du milieu des années
1980», mais sans reprise des investissements, puisque ces gains
sont principalement distribués sous forme de profit financier
(Un Pur capitalisme, Lausanne, 2008, chap. 1). 
Les quelques acquis des Trente Glorieuses sont aujourd’hui remis
en cause, alors que la productivité du travail devrait permettre
de les compléter et de fortement les développer. Ils sont
devenus insupportables pour le capital, parce qu’ils
pèsent sur sa rentabilité, tout comme le fait
qu’une fraction importante des travailleurs-euses, en particulier
dans les services publics, ne soit pas directement soumise aux rapports
capitalistes et donc, que la finalité de leur travail ne soit
pas le profit mais des prestations aux usager-ères. Les droits
sociaux et la sécurité sociale sont attaqués,
parce que le capitalisme mondialisé est désormais
incapable de les intégrer dans son «projet». Une
partie importante des salarié-e-s potentiels est privée
de travail: l’emploi capitaliste est rare et de plus en plus
précarisé. Les conditions de travail se dégradent,
les rapports de travail sont de plus en plus autoritaires,
hiérarchisés, verticalisés par l’obsession
du contrôle. L’aliénation des travailleurs-euses se
renforce, leur force de travail étant de plus en plus
marchandisée.

Le critère de plus en plus absolu du profit est seul
autorisé à justifier la production: la réponse aux
besoins des populations est donc aléatoire. Les
inégalités de revenu croissent et forment une pyramide
sociale de plus en plus extravagante. Pour un Bill Gates et consorts,
des centaines de milliers de personnes doivent accepter la
misère et la perte de leurs droits sociaux. Les services
publics, pourtant essentiels, sont remis en cause un à un, soit
soumis à la concurrence, ce qui les éloigne de leur
fonction originelle, soit privatisés lorsqu’ils sont
susceptibles de produire du profit, réservant leur accès
aux personnes «solvables». La pression de plus en plus
intolérable sur les salaires a pour résultat que des
franges croissantes de travailleurs-euses tombent dans la
catégorie des  «working poor», leurs revenus ne
leur permettant plus de vivre. Des droits aussi essentiels que le
logement leur sont objectivement refusés.

Il se creuse un fossé grandissant entre la tendance à la
paupérisation de fractions croissantes de la population
mondiale, qui s’illustre actuellement de façon dramatique
par une montée de la famine dans de nombreux pays du Sud et une
productivité du travail capable de produire toujours plus de
richesses. De façon tout à fait absurde, la logique du
capitalisme donne même l’impression que ce sont les
progrès de la productivité qui génèrent la
misère… En réalité, ce système
reproduit sans cesse la rareté, transforme l’abondance en
pénurie, parce qu’il se nourrit de l’appauvrissement
du monde du travail.

Un sytème excluant

Le fait que le capitalisme soit incapable d’intégrer dans
les rapports de travail la masse des populations contraintes de vendre
leur force de travail dans le monde, de répondre à leurs
besoins en leur assurant des conditions de vie décentes, en
particulier en leur fournissant les moyens de se nourrir, de se loger,
de se former, de se soigner, malgré une productivité du
travail qui croît sans cesse, doit être
considérée comme une tare rédhibitoire. Elle est
source de régression sociale et d’augmentation de plus en
plus scandaleuse des inégalités.

Un tel système, qui prive des milliards d’êtres
humains de tout espoir de progrès et d’amélioration
de leur situation, voire même de toute possibilité de
former un projet de vie, qui ne parvient plus à entretenir la
majorité des populations malgré une exploitation accrue,
ou plutôt en raison de celle-ci, ne saurait constituer un avenir
pour l’humanité. Cela devrait nous convaincre de poser les
vrais problèmes: la production sociale doit être
dissociée du profit privé et liée aux besoins des
gens; la répartition des ressources doit échapper au
diktat des lois du marché.

L’incapacité du capitalisme à intégrer les
populations paupérisées a, aujourd’hui, des effets
franchement destructeurs. Elle est à l’origine d’une
contradiction d’autant plus aiguë que, parallèlement,
il ruine les petites exploitations paysannes, artisanales ou
commerciales à un rythme accéléré,
contraignant des centaines de millions de personnes, privées de
leur gagne-pain traditionnel, à grossir les rangs des
demandeurs-euses d’emploi et des sans-terre parqués dans
des bidonvilles. Autrefois limité aux citadelles industrielles,
ce processus est aujourd’hui mondial et
démultiplié: «l’armée de
réserve des travailleurs-euses », toujours disponibles en
fonction des besoins du capital, est d’autant plus importante que
les emplois sont rares, ce qui rend les luttes revendicatives plus
aléatoires. Avec la réintégration complète
de l’ex-bloc de l’Est, de la Chine et du Vietnam au
marché mondial, ainsi que la prolétarisation
accélérée de la paysannerie asiatique, le nombre
de salarié-e-s directement exploitables par le capital
privé à l’échelle internationale a
pratiquement doublé depuis le début des années 90,
passant de 1,5 à quelque 3 milliards aujourd’hui. Ce
tournant est allé de pair avec un décloisonnement et une
«financiarisation» de l’économie au niveau
planétaire: c’est le véritable sens de la
globalisation. En réalité, l’espace de valorisation
du capital s’est unifié à l’échelle
planétaire, ce qui a provoqué une convergence sans
précédent des taux de profit et une pression croissante
visant à la mise en concurrence généralisée
des salarié-e-s.

Doublement de la force de travail mondiale
Dans un article publié le 8 novembre 2004, intitulé
«Doubling the Global Work Force», l’économiste
US Richard B. Freeman, spécialiste du marché du travail,
estimait que, de 1985 à 2000, en raison de
«l’effondrement du communisme», de la rupture de
l’Inde avec l’autarcie et du tournant de la Chine vers
l’économie de marché capitaliste,
l’économie globale ne concernait plus seulement 2,5
milliards, mais 6 milliards d’individus. En même temps, il
affirmait que la force de travail soumise aux impératifs de ce
système économique était passée de 1,46
à 2,93 milliards de personnes
(Harvard University, NBER & London School of Economics).

Cette évolution a cependant sa contrepartie dialectique: la
mondialisation et l’extension du travail salarié à l’échelle planétaire
renforcent les bases objectives d’une solidarité internationale des
travailleurs-euses. En effet, ils-elles subissent partout une
exploitation de plus en plus intensive, sans espoir de s’en sortir dans
leur propre pays. Cela peut créer des conditions plus favorables pour
une lutte d’ensemble, à condition de réussir à en développer les
conditions subjectives, ce qui suppose un projet de classe crédible,
ainsi que de nombreuses expériences de lutte partagées. L’extension
récente du travail salarié au niveau planétaire a été favorisée par les
nouvelles technologies qui ont permis d’homogénéiser les savoir-faire.
Ce nouvel état de fait a contribué à miner la situation de
quasi-monopole dont jouissaient les pays riches d’Europe, d’Amérique du
Nord et du Japon en matière de production industrielle, affaiblissant
par-là le lien du capital national avec ses entreprises industrielles.
Les politiques nationales de l’emploi ont du même coup été moins
efficaces, voire inopérantes, ce qui a sapé l’un des piliers de la
politique social-démocrate. Les couches privilégiées de salarié-e-s, en
particulier au sein des pays industrialisés, s’en sont trouvées
fortement affaiblies, dans la mesure où elles ne pouvaient plus
garantir durablement leurs acquis. Aujourd’hui, dans le cadre de la
mondialisation capitaliste et de la concurrence à tous les niveaux, la
«solidarité» nationale des dominé-e-s avec les dominant-e-s devrait
tendre à s’éroder, à condition bien sûr qu’un projet alternatif
crédible voie le jour pour l’ensemble des travailleurs-euses. Sans
cela, les tendances centrifuges, liées aux égoïsmes nationaux, voire
régionaux ou corporatistes, continueront à dominer pour le plus grand
profit du capital.

De nouvelles contradictions explosives

L’évolution du capitalisme a aussi conduit à
l’aggravation des inégalités entre les sexes, les
groupes sociaux, les secteurs économiques, les régions,
les pays et les continents, etc., favorisant les mécanismes de
domination, de dépendance, de pillage et de destruction (des
régulations environnementales et sociales). Le capitalisme
suisse joue d’ailleurs un rôle de premier plan au
cœur de ces évolutions, comme le montre par exemple
l’implication de Nestlé dans la privatisation de
l’eau, ou de l’UBS dans la crise dite des subprimes aux
Etats-Unis. De l’ensemble de ces régressions
provoquées par les exigences du profit privé
découle ainsi un nouvel essor du sexisme, du racisme, mais aussi
des soi-disant tensions ethniques ou religieuses – largement
portées, en réalité, par des conflits
d’intérêts économiques, sans parler de la
«guerre sans fin» que conduisent les Etats-Unis et leurs
alliés contre tout foyer de résistance au «nouvel
ordre mondial», de la Colombie à l’Irak, en passant
par l’Afghanistan, l’Iran et la Palestine,
n’hésitant pas à recourir au terrorisme
d’Etat. Voilà le véritable visage du nouvel
impérialisme.

Aujourd’hui, la croissance débridée du capitalisme
globalisé perturbe jusqu’aux grands équilibres
climatiques, menacés par les émissions croissantes de gaz
à effet de serre, qui ont déjà provoqué des
catastrophes extrêmement graves. Dans le proche avenir, on peut
s’attendre à des tragédies plus meurtrières
encore, en particulier aux dépens des régions et des
couches sociales les plus pauvres du globe. En effet, les glaciers
fondent, le niveau des mers s’élève, la
déforestation se poursuit, la biodiversité
régresse… Principale cause du réchauffement de
l’atmosphère, la consommation de combustibles fossiles
entraîne l’épuisement des réserves
accessibles de pétrole et de gaz. Les prix de
l’énergie explosent, frappant durement les plus pauvres.
La ruée sur les agrocarburants vient aggraver la famine dans les
pays du Sud et la crise climatique sert de justification aux tentatives
de relance d’une filière nucléaire, qui est
à la fois une impasse mortelle et une béquille pour
tenter de maintenir un modèle de consommation
énergétique insoutenable. Désormais, la
défense des conditions d’existence du monde du travail
implique la contestation simultanée des politiques agricole,
énergétique, et donc climatique, du capitalisme
mondialisé.

Sur le plan économique et social, de nouvelles contradictions se
font jour cependant: l’instabilité du système
financier menace ainsi l’économie mondiale de crises
répétées. Parce que le capital est en situation de
suraccumulation endémique, chaque capital particulier se heurte
à des difficultés de rentabilisation croissantes. Chaque
travailleur-euse employé doit en effet rentabiliser une masse
toujours plus grande de capital, ce qui conduit à une
intensification de l’exploitation pour produire une plus-value
suffisante: d’où une pression croissante sur les salaires,
des délocalisations, etc. Mais il devient aussi de plus en plus
difficile d’écouler la production sur le marché
sans faire appel au crédit… C’est pourquoi le
capital s’engage dans une fuite en avant vers l’endettement
des populations, des Etats et des entreprises pour stimuler la
consommation. Dans ce cadre, la crise des subprimes aux Etats-Unis a
une signification particulière: l’effet boomerang de
l’explosion de la bulle immobilière et de sa titrisation
incontrôlée (émission de titres sur la dette
hypothécaire). Cette situation se traduit aussi par une division
et une concurrence accrues au sein des secteurs dominants: entre
capital national et capital transnational (mais aussi au sein de
chacune de ces sphères), entre investissements productifs et
investissements financiers, etc.

Chute tendancielle du taux de profit
La chute tendancielle du taux de profit est au coeur de l’analyse
de la dynamique du capitalisme par Marx. Pour lui, la création
de valeurs nouvelles dépend du travail, si bien que le poids
croissant des autres facteurs de production (bâtiments, machines,
matières premières, énergie, etc.) contribue
à réduire les profits. C’est pourquoi, si le
progrès technique peut donner un avantage concurrentiel à
tel ou tel capitaliste, il favorise globalement l’érosion
des taux de profit. Le capitalisme cherche donc à contrecarrer
cette évolution par l’accroissement du taux
d’exploitation de la main d’oeuvre (compression des
salaires, augmentation de la durée et de la densité du
travail, élévation de la productivité du travail,
etc.) 

Progrès du capital et contre-tendances

Au cours de ces 20 à 30 dernières années, à
l’échelle planétaire, les rapports de forces
politiques entre les classes ont basculé très nettement
en faveur du capital. On se contentera ici de rappeler, pour
mémoire, un certain nombre de développements
significatifs:

a)    la mise en place d’un régime
d’accumulation à dominante financière (consensus de
Washington);

b)    le démantèlement progressif des
Etats providence dans les pays du Nord (en phase avec
l’accélération de la construction d’une Union
européenne archi-libérale);

c)    le chantage de la dette et l’imposition de plans d’ajustement structurel (PAS)
aux pays du Sud;

d)    le ralliement des pays de l’ex-bloc
soviétique, de la Chine et du Vietnam à
l’économie
de marché;

e)    la conversion de la social-démocratie
européenne, du Parti des Travailleurs (PT) brésilien et
de nombreux courants nationalistes du tiers-monde au libéralisme;

f)    l’expansion de l’OTAN à
l’Est, l’explosion du budget militaire et la brutale
offensive des Etats-Unis et de leurs alliés en Afghanistan et en
Irak;

g)    l’impunité sans précédent du régime israélien;

h) la montée de tendances autoritaires/sécuritaires, sous
couvert de lutte anti-terroriste, n’hésitant pas à
justifier la torture et le terrorisme d’Etat;

i)    le développement de tendances
xénophobes, racistes, ethnicistes, intégristes
religieuses, sexistes, voire homophobes, dans la plupart des pays,
même si des compromis mollement progressistes ont pu encore
être arrachés durant ces dernières années
(comme par exemple le partenariat enregistré pour les
homosexuel-le-s en Suisse, entré en vigueur en 2007).

Certes, ces défaites des salarié-e-s et des peuples
dominés ne sont pas sans contreparties. Sur le plan politique,
tout d’abord, des résistances et des expériences
politiques et sociales nouvelles se font jour, principalement dans les
pays andins (Venezuela, Bolivie, Equateur…), mais aussi, dans
une moindre mesure, dans quelques Etats européens. De
même, l’intervention militaire des Etats-Unis et de leurs
alliés en Afghanistan et en Irak a connu de sérieux
revers. En même temps, les mouvements altermondialiste,
anti-guerre (même s’il est actuellement en
difficulté) et «contre le dérèglement
climatique» (en Australie, en Angleterre et en Belgique,
notamment) ont ouvert des brèches dans la cuirasse
idéologique du capitalisme globalisé, sans pour autant
faire avancer de façon substantielle des projets de
société alternatifs. C’est pourquoi celle-ci
continue à corseter largement les modes de penser de nos
contemporains.

Il ne faut pas sous-estimer en effet l’ampleur des victoires
idéologiques remportées par les classes dominantes depuis
les années 80, victoires patiemment préparées par
les croisés du néolibéralisme depuis la fondation
du Centre International d’Etudes pour la rénovation du
libéralisme (1938), qui servira de modèle à
Friedrich Hayek et à Wilhelm Röpke pour la
Mont-Pèlerin Society d’après-guerre. Ces
précurseurs ont su investir une bataille idéologique de
longue durée à contre-courant. Nous devons savoir en
tirer les leçons…

Cependant, ni les résistances populaires qui lui font face ni le
développement de ses propres contradictions n’ont permis
jusqu’ici de mettre sérieusement en difficulté les
avancées dévastatrices du capital. C’est pourquoi
les salarié-e-s et les mouvements sociaux sont confrontés
à une nouvelle donne, infiniment moins favorable
qu’auparavant, où les foyers de mobilisation, constamment
sur la défensive, ont de plus en plus de peine à arracher
des victoires, même partielles…

En réalité, les conditions fondamentales de la lutte des
classes ont profondément changé, contribuant parfois
à déboussoler les militant-e-s les plus
expérimentés. Autant de raisons pour relancer une
discussion de fond, que ce soit sur l’organisation politique que
nous voulons construire, que sur le projet que nous défendons.

2. Construire une organisation anticapitaliste et anti-impérialiste

Incapables de concevoir un
«au-delà du capitalisme», auquel elles avaient
renoncé depuis des décennies déjà, les
organisations issues de la gauche réformiste (partis, syndicats,
etc.) se sont très vite ralliées au
néolibéralisme – à son idéologie
d’abord, puis aux éléments essentiels de son
programme.

Le Manifeste de juin 1999 de Tony Blair et Gerhardt Schröder,
intitulé «La Troisième voie – Le Nouveau
centre», se revendiquait ainsi d’une
social-démocratie «qui a su s’engager non seulement
pour la justice sociale, mais aussi pour le dynamisme
économique». Son crédo économique:
«Pour le plein succès des nouvelles politiques publiques,
il faut promouvoir une mentalité de gagnant et un nouvel esprit
d’entreprise à tous les niveaux de la
société». Moins bavard, Lionel Jospin a agi dans le
même sens en engageant un programme massif de privatisations (210
milliards de francs français, de 1997 à 2002)… En
Suisse enfin, dès 1972, le soutien du PSS au deuxième
pilier plutôt qu’à l’extension de l’AVS,
avait certes signalé les «dispositions très
précoces» de ce parti à miser sur le
«dynamisme économique» contre la solidarité;
elles ont été pleinement confirmées depuis lors,
notamment par son soutien à la TVA (1991) ou à
l’élévation de l’âge de la retraite des
femmes (1995)… En réalité, ces forces politiques
ne défendent plus des réformes dignes de ce nom: elles ne
sont plus réformistes, mais sociales-libérales,
c’est-à-dire acquises aux contre-réformes
capitalistes, auxquelles elles prétendent parfois encore vouloir
donner une coloration «sociale». En réalité,
à la façon du Parti démocrate états-unien,
elles peuvent certes encore faire la différence avec les
conservateurs sur certaines questions sociétales.

Des alternatives au social-libéralisme

Il faudrait mettre en évidence les racines matérielles
d’une telle capitulation politique, y compris par rapport aux
options traditionnellement réformistes des PS des Trente
Glorieuses. On se contentera de noter ici que la base sociale de la
social-démocratie s’est progressivement
transformée, recoupant de façon de plus en plus exclusive
les catégories «privilégiées» du
salariat (revenus élevés, emplois stables, etc.) ou des
couches moyennes (petits entrepreneurs du tertiaire, professions
libérales), rangés bien souvent dans la catégorie
fourre-tout des consommateurs-trices, au détriment des gros
bataillons des travailleurs-euses les moins bien lotis de
l’industrie ou des services, qui regroupent aussi
l’essentiel de l’immigration. De plus, les sommets de ces
partis se sont identifiés de plus en plus étroitement
à certains cercles dirigeants de l’économie et de
l’appareil d’Etat: en Allemagne, on ne compte plus les
notables du SPD à la tête de puissants groupes
privés; Newsweek relevait ainsi récemment que
l’industrie automobile allemande (226 milliards d’euros de
chiffre d’affaires annuel) est «la colle qui soude les
socialistes et les conservateurs en une force virtuellement
impénétrable». Les mêmes évolutions
sont à l’œuvre dans le reste de l’Europe: ce
n’est tout de même pas un hasard si deux socialistes
français sont à la tête respectivement de
l’OMC et du FMI. En Suisse, les destins d’administrateur de
grande régie, de chef d’entreprise et de politicien-ne
social-démocrate s’entrecroisent de plus en plus souvent
(quelques exemples: Anita Fetz, responsable de société de
conseil en management élue conseillère d’Etat
bâloise; Ulrich Gigy, directeur de La Poste et orateur
invité à la journée des employeurs 2007; Elmar
Ledergerber, fondateur de firme de consulting élu maire de
Zurich; Jean-Noël Rey, directeur des PTT jusqu’en 1998, puis
administrateur de sociétés, etc.)

Dans un tel contexte, les organisations politiques de la gauche
«antilibérale» qui ont émergé
dès la fin des années 80 se sont posées
d’abord en alternative au social-libéralisme, quelles que
soient les différences entre elles. Pour en rester au niveau
européen, ce fut le cas de l’Alliance rouge et verte au
Danemark (1989), du Parti de la refondation communiste en Italie et du
Parti socialiste en Hollande, après l’abandon de ses
références «marxistes-léninistes»
(1991), de solidaritéS en Suisse romande (1991-93), du Parti
socialiste en Ecosse (1998), du Bloc de gauche au Portugal (1999), de
l’Alliance socialiste en Grande-Bretagne, ancêtre de
Respect (2000), mais aussi plus récemment de la WASG
(Alternative électorale travail et justice sociale) en Allemagne
(2005) – qui a fusionné avec le PDS pour former Die Linke
(2007). En France, ce terrain est resté dominé, sur le
plan politique, par le PCF, LO et la LCR; en Espagne, par Izquierda
Unida. La plupart de ces forces se sont ainsi trouvées largement
en phase, dans un premier temps, avec l’essor des mouvements
altermondialiste et anti-guerre (1994-2003). Cependant, face aux effets
cumulatifs des victoires sociales et politiques des milieux dominants,
qu’il n’était pas possible de contrecarrer
sérieusement sans un contre-projet anticapitaliste et
anti-impérialiste d’ensemble, ces deux grands mouvements
ont depuis lors marqué le pas, conduisant nombre de formations
politiques antilibérales à une période de crise et
de redéfinition. 

Un changement de cap nécessaire

Le choix d’une partie de ces organisations de maintenir ou de
développer à nouveau des politiques d’alliance
électorale, parlementaire, voire gouvernementale –
prétendument infléchies à gauche – avec les partis
sociaux-démocrates, voire avec des partis bourgeois du centre,
les a conduites dans une impasse. En effet, elles se sont rapidement
trouvées réduites à cautionner de fait des
régressions sociales, démocratiques et environnementales
en cascade, au nom d’une politique «du moindre mal».
Telle a été très clairement l’option prise
par la direction d’Izquierda Unida en Espagne, du PCF en France,
ou de la majorité du PRC en Italie, avec les résultats
que l’on sait: celle-ci se paie aujourd’hui en termes
d’adhérent-e-s, d’enracinement social et… de
résultats électoraux. A Genève et dans le canton
de Vaud, nos partenaires d’AGT ont suivi un chemin analogue –
bien qu’ils aient été apparemment divisés
entre une sensibilité «souverainiste» (soutien au
«référendum de gauche» contre
l’extension de la libre-circulation, défense des
salarié-e-s résidents et démagogie
anti-frontaliers à Genève) et une sensibilité
«gauche plurielle» (liste commune avec le PS au premier
tour du scrutin pour le Conseil d’Etat vaudois), les deux options
pouvant parfaitement se combiner, comme le montre
l’évolution récente du PdT genevois (alliance avec
le PS au même niveau qu’avec AGT aux élections
fédérales de 2007, appel à une liste unique des
forces de progrès à la Constituante genevoise
2008)…

Il ne suffit plus aujourd’hui de dénoncer les tenants du
néolibéralisme ou de «la guerre sans fin»;
encore faut-il indiquer les chemins politiques d’un
véritable changement de cap. Or celui-ci implique une rupture
avec le système capitaliste, dont des secteurs significatifs de
la société comprennent qu’elle ne passe pas par la
victoire de la social-démocratie en Europe, encore moins par
celle des Démocrates aux Etats-Unis… Une telle rupture ne
découlera pas non plus de l’influence croissante de partis
politiques antilibéraux, qui auraient seulement fusionné
entre eux pour paraître plus crédibles, sans aucune
avancée politique ou programmatique. En effet, il ne faut pas se
payer de mots: celle-ci implique la défense cohérente et
dans la durée d’un projet anticapitaliste, sa traduction
dans des revendications largement audibles et leur jonction avec des
mobilisations sociales réelles. Elle suppose donc que l’on
donne concrètement la priorité aux batailles politiques
et sociales de terrain, en partant des besoins de la grande masse de la
population, sur la politique institutionnelle et électorale, non
seulement dans nos proclamations, mais aussi dans l’ensemble de
nos actes. C’est sur cette voie que doit s’engager
résolument solidaritéS.

Nous n’entendons pas par-là qu’il faille renoncer
à l’unité d’action la plus large contre les
diktats du capital (licenciements, précarisation de
l’emploi, dégradation des conditions de travail, baisses
de salaires, etc.) ou les politiques de régression sociale
menées par les autorités de droite comme de
«gauche», bien au contraire. Cependant,
l’unité d’action «antilibérale»
sur de tels objectifs ne peut se résumer à la
constitution de cartels d’organisations, souvent réduits
à des accords d’appareils, pour soutenir une initiative,
un référendum ou un mot d’ordre de vote. Elle
suppose aussi la capacité de mettre en mouvement et
d’organiser des forces sociales – en partie nouvelles – dans
l’action, sur le terrain des mobilisations, comme l’a
montré récemment la lutte exemplaire des
salarié-e-s de CFF Cargo. Dans la même optique,
l’unification de mouvements politiques antilibéraux, dans
la mesure où elle ne rejette pas explicitement les
sirènes du souverainisme, de même que toute forme
d’alliance parlementaire ou gouvernementale avec la
social-démocratie, c’est-à-dire avec le
social-libéralisme, loin de stimuler l’unification des
travailleurs-euse, favoriserait leur division et leur
désorganisation.

3. Redessiner un horizon socialiste

Un projet politique et social pour le
21e siècle, en rupture avec le capitalisme, nécessite un
travail d’élaboration théorique, auquel la gauche
anticapitaliste internationale et, parmi elle, solidaritéS, ne
peut se dérober.



Nous ne sommes pas seuls au monde et il ne fait aucun doute que des
militant-e-s font les mêmes constats dans d’autres pays,
qu’ils-elles constatent le caractère destructeur de la
phase actuelle du capitalisme, l’impossibilité dans ce
cadre d’avancer vers le progrès social et humain,
d’améliorer durablement les conditions de vie des masses
à l’échelle planétaire, de préserver
l’écosystème, etc. Il ne fait aucun doute non plus
que ces militant-e-s mettent en cause le capitalisme en tant que
système et réfléchissent aux contenus d’une
société alternative. C’est un processus auquel nous
devons contribuer plus activement. En effet, un tel projet ne sortira
pas comme par enchantement de la multiplication des mobilisations
sociales, aussi nécessaires soient-elles. L’histoire a
prouvé qu’elles peuvent s’enliser dans des
corporatismes sans lendemain, laissant croire que le cadre actuel
serait toujours assez souple pour prendre en compte tous les
particularismes, donc les intérêts de chacun-e. Au
contraire, une élaboration théorique portant sur la
critique du capitalisme réel et la construction d’un
projet systémique alternatif donnera sens et perspectives aux
mobilisations et aux luttes à venir. Il permettra de renforcer
les mouvements sociaux et pourra même représenter un
puissant ferment pour des mobilisations, non plus tendues exclusivement
vers la résistance au quotidien, mais vers une autre
société. Cela suppose que les organisations se
réclamant d’un projet de ce type accordent une importance
primordiale au travail de réflexion théorique, de
débat et de formation des militant-e-s. Le chemin inverse
mène au découragement, aujourd’hui partout
perceptible.

Bataille idéologique et expériences de lutte

Bien sûr, les sujets sociaux porteurs d’un tel projet, de
même que les orientations stratégiques et les objectifs de
celui-ci, émergeront aussi des milliers
d’expériences découlant des potentialités de
notre époque, ainsi que de l’imagination, de
l’action et des débats collectifs à venir. Il
pourra ainsi se montrer capable pratiquement de gagner
l’adhésion de larges couches populaires, sur des terrains
aussi divers que la démocratie participative, les rapports
hommes-femmes, le travail, la consommation et l’échange;
l’habitat, les transports et l’environnement; la
santé, l’éducation et la recherche; la justice, la
loi et le traitement de la criminalité; les communications et la
culture; les relations internationales, etc. Il s’agit en effet
de rien moins que de refonder une culture alternative, au sens fort du
terme, qui imprègne de vastes secteurs de la
société, dégagée – au moins partiellement –
de l’idéologie dominante, de la même façon
que le socialisme, le communisme ou l’anarchisme avaient pu
inspirer les représentations, les sentiments et l’action
de larges fractions des «damnés de la terre»,
dès le dernier tiers du 19e siècle, et cela pour
près d’un siècle.

Il y a incontestablement un rapport dialectique entre les mouvements
sociaux concrets et la perspective d’ensemble dans laquelle ils
s’expriment. Les mouvements sociaux sont indispensables et le
deviennent d’autant plus qu’ils participent à la
construction d’une vision d’ensemble. Mais par nature, ils
ne peuvent pas créer une telle vision d’ensemble, qui se
développe nécessairement de façon partiellement
autonome. La fonction principale d’une formation politique est
donc de travailler sans relâche à élaborer une
telle vision d’ensemble pour que le mouvement en
bénéficie. Nous ne nions pas que les expériences
de lutte servent à avancer dans le sens d’un tel projet:
elles permettent sans doute d’en valider ou d’en infirmer
certains aspects, apportant de nouvelles indications indispensables sur
le contenu du projet alternatif. Mais elles ne sauraient remplacer un
tel projet. Celui-ci ne sera jamais «un donné» qui
émerge mécaniquement de la situation ou des luttes: il
suppose une connaissance et une prise de conscience des contradictions
qui traversent le capitalisme, qui donnent pleinement sens aux luttes
pour qu’elles ne soient pas dévoyées.

L’élaboration théorique n’est pas une perte
de temps: elle est essentielle pour faire avancer le mouvement social,
dans la mesure où elle le renforce. Sans bataille
idéologique, aucune résistance – cohérente,
durable et porteuse d’avenir – aux régressions sociales,
démocratiques et environnementales en cours n’est à
vrai dire concevable, en particulier de la part des nouvelles
générations qui n’ont pas connu les Trente
Glorieuses. Dans ce sens, un mouvement anticapitaliste doit être
pleinement attentif à stimuler le développement
d’un projet alternatif de société, en
s’assurant qu’il détermine effectivement son
programme, sa propagande, ses revendications et ses priorités
concrètes d’intervention.

Pas de résistance durable sans contre-projet

Sans une bataille idéologique de longue durée, qui
s’incarne aussi dans des expériences collectives de lutte,
les victimes du capitalisme les plus durement touchées auront
tendance, comme nous le voyons déjà aujourd’hui,
à se tourner de plus en plus vers le sauve-qui-peut individuel –
une concurrence implacable de tous/toutes contre tous -, quand ce
n’est pas vers le nationalisme, le racisme, le communautarisme
religieux, voire les dérives sécuritaires,
véritables fourriers de l’offensive conservatrice.
C’est en effet sur un sentiment d’impuissance
généralisé que la droite et l’extrême
droite, à l’image de l’UDC en Suisse,
développent leur fonds de commerce, y compris au sein des
couches populaires. En effet, lutter dans le cadre du système
pour maintenir le financement de l’«Etat social» ou
prendre des mesures sérieuses visant au «respect de
l’environnement» convainc de moins en moins de monde, dans
la mesure où l’avenir de ceux-ci paraît de plus en
plus incompatible avec l’existence même du capitalisme.

Autant profiter d’une baisse d’impôt immédiate
– aussi limitée soit-elle pour les petits revenus – que de
maintenir le financement d’une couverture sociale dont
l’avenir est jugé de plus en plus incertain… (la
dernière proposition d’initiative fiscale du PdT genevois
va exactement dans cette direction). Autant opter pour le
contingentement de la main-d’œuvre étrangère
afin de tenter de faire jouer les lois du marché (du travail)
à son «profit» dans un espace
«protégé» que de s’engager pour un
salaire minimum qui privilégie la solidarité avec les
plus défavorisé-e-s, etc. Dans le même ordre
d’idées, autant tirer profit sans restriction de son
véhicule individuel que de défendre la limitation du
trafic automobile ou la gratuité des transports publics, etc.

Etre des anticapitalistes conséquents, qu’est-ce que cela
signifie dans le monde d’aujourd’hui? C’est tout
d’abord comprendre que le capitalisme contribue en permanence
à accroître les inégalités et les divisions
entre celles et ceux qui possèdent l’essentiel des
richesses sociales (grands moyens de production, de distribution, de
crédit, etc.) et celles et ceux qui ne possèdent que leur
force de travail. C’est comprendre aussi qu’il contribue en
permanence à accroître les inégalités et les
divisions qu’il a en partie héritées du
passé: entre femmes et hommes, entre «blancs» et
«gens de couleur», entre pays développés et
reste du monde, etc. C’est comprendre enfin que le capitalisme
fait système à l’échelle planétaire
et qu’on ne peut pas le réformer morceau par morceau ou
région par région… C’est refuser enfin
qu’il conduise l’humanité à une catastrophe
programmée, sur les plans social (misère croissante de la
majorité), politique (autoritarisme, contrôle permanent et
guerre sans fin), environnemental (crise climatique, danger
nucléaire) et moral (marchandisation de tous les aspects de la
vie humaine, passivité devant la souffrance). Mais c’est
aussi réaliser que résister au capitalisme suppose la
défense d’un projet alternatif, au moins dans ses grandes
lignes. Comment pourrait-on en effet combattre les manifestations
d’un système sans défendre d’autres logiques
d’ensemble? C’est dans ce sens qu’il convient de nous
réapproprier les lignes de force d’un projet socialiste,
centré sur le bien commun de l’humanité, quel que
soit d’ailleurs le nom qu’on lui donne. Nous devons
en  effet avoir l’ambition de devenir le parti/mouvement
d’un tel projet, dont la reconstruction des
«solidarités» est le moyen.

4. Quel socialisme pour le 21e siècle ?

A quoi pourrait ressembler le
socialisme du 21e siècle? Nous disposons tout d’abord de
quelques contre-modèles qui nous permettent certes de dire ce
qu’il ne devrait pas être. L’URSS stalinienne en est
l’archétype: contrôle bureaucratique par en haut de
la vie économique et sociale, hypertrophie monstrueuse de
l’Etat, déni démocratique radical,
répression massive et camps de travail, oppression nationale,
nouveaux privilèges, etc.




Par-delà les divergences qui
ont pu opposer les marxistes à propos de la
caractérisation de ces expériences faillies –
«Etats ouvriers bureaucratiquement
dégénérés», «collectivisme
bureaucratique», «capitalisme d’Etat», etc. –
une chose est cependant certaine: elles n’avaient rien à
voir avec le socialisme.




Mais quelle était alors la
nature de classe de ces systèmes sociaux, comment ont-ils pu se
développer dans le prolongement d’authentiques
révolutions et comment peut-on prévenir la
répétition de tels dévoiements? De notre
capacité à répondre de façon convaincante
à ces interrogations dépendra aussi la
crédibilité d’un nouveau projet socialiste pour le
21e siècle.




En aucun cas il ne s’agit de
dessiner une utopie fantasmagorique, mais de partir des
potentialités du monde actuel pour proposer un horizon de
transformation sociale véritablement solidaire correspondant aux
besoins matériels et immatériels les plus pressants de
l’humanité. En réalité, nous n’avons
pas de modèle vivant en positif, juste quelques points de
repère fondamentaux:

A. L’émancipation
des travailleurs ne peut être l’œuvre que des
travailleurs eux-mêmes, femmes et hommes, ce qui implique la
suppression des rapports d’exploitation, un combat
déterminé contre le patriarcat, une transformation des
rapports sociaux de sexe et un essor sans précédent de la
démocratie participative dans tous les domaines
d’activité. Nous n’aspirons pas à une
étatisation de la société, qui concentrerait les
leviers de commande entre les mains d’une bureaucratie
omniprésente, mais à une socialisation des tâches
de l’Etat – à une démocratie participative -, qui
doit permettre son dépérissement progressif en tant que
détenteur d’un pouvoir séparé, placé
au-dessus de la collectivité. C’est l’une des
raisons pour lesquelles l’auto-activité et
l’auto-organisation des mouvements sociaux
d’aujourd’hui assument une telle importance à nos
yeux: elles sont l’école et le banc d’essai du
socialisme de demain, et ne sauraient donc être
déléguées aux élu-e-s, aux fonctionnaires
syndicaux et aux dirigeant-e-s d’associations, quelles que soient
leurs qualités… De la centralité du salariat et du
reste du monde du travail – les petits paysans, notamment – ne doit pas
découler la marginalisation d’autres acteurs-trices dans
la construction du socialisme: il en va ainsi de mouvements de femmes
et de minorités opprimées, de groupes sociaux comme les
jeunes scolarisé-e-s, les chômeurs-euses, les
retraité-e-s…, de nombreuses associations (habitant-e-s,
usager-e-s, coopérateurs, milieux de la culture…), etc.

B. Le
refus de la propriété et de la gestion privées du
patrimoine naturel, ainsi que des grands moyens de production, de
distribution, de transport, de communication et de crédit, est
au centre de tout projet socialiste digne de ce nom, au 21e
siècle comme au 19e et au 20e siècle. En effet, une
société démocratique fondée sur la
participation active du plus grand nombre, qui vise à faire
passer l’humanité du règne de la
nécessité au règne de la liberté, ne peut
voir le jour et se développer tant que la
propriété de l’essentiel des richesses sociales
reste l’apanage d’une minorité très
réduite, qui s’arroge par-là un pouvoir de
décision exorbitant sur le reste de la société.
Renoncer à socialiser la propriété privée,
c’est renoncer au socialisme, qui consiste notamment en une
extension sans précédent des prérogatives
démocratiques dans le champ économique et social. Reste
à définir quelles formes concrètes doit prendre
cette appropriation et cette gestion collectives de la production
sociale pour prévenir la formation d’une nouvelle
«classe» dominante de cadres,
d’administrateurs-trices ou de coordinateurs-trices. C’est
pourquoi l’examen critique des expériences
révolutionnaires du 20e siècle et des systèmes
sociaux dont elles ont accouché doit être repris avec le
plus grand sérieux.

C. Une
répartition égalitaire des revenus à
l’échelle planétaire et au sein de chaque
société, ainsi qu’un accès égal aux
ressources naturelles, est la garantie première d’une
satisfaction des besoins fondamentaux de tous et de toutes, notamment
le droit à une alimentation et à un logement de
qualité, le droit à la santé, à la
formation, etc.

Il s’agit d’une véritable révolution qui
suppose la réallocation massive de ressources du Nord vers le
Sud, mais aussi des plus riches vers les plus pauvres, dans chaque pays
et dans chaque région du globe, ainsi qu’une profonde
mutation de notre façon de produire, d’échanger, de
«consommer» – en réalité de satisfaire nos
besoins – et de diviser le travail au sein de la société
et au niveau mondial. Les bases matérielles existent
aujourd’hui pour cela: selon les estimations du FMI pour 2007, le
PIB (à parité de pouvoir d’achat) cumulé de
tous les pays du monde serait de l’ordre de 11 000 dollars par
habitant-e – ce qui correspond à un panier de biens et services
d’une valeur de 20 000 francs suisses dans notre pays.
C’est un niveau comparable à celui de la Roumanie
d’aujourd’hui, à la différence près
que dans ce pays conquis par le néolibéralisme, les 10%
les plus pauvres ne disposent que de 2600 dollars par tête,
contre 30 400 dollars pour les 10% les plus riches…

D. La
satisfaction des besoins fondamentaux de toutes et de tous doit
être considérée comme un droit social
imprescriptible, sans prétériter celui des
générations futures. Il ne peut dépendre de la
solvabilité de chacun-e. C’est pourquoi
l’exploitation du travail pour le profit privé doit
céder la place à la mise en œuvre collective du
travail nécessaire à une production répondant aux
besoins. Ceux-ci doivent être garantis sur la base de la
capacité collective – grâce à la
productivité croissante – de libérer la force de travail
nécessaire à leur production. La solidarité
intergénérationnelle entre jeunes, moins jeunes et vieux,
assurant un système de sécurité sociale pour tous
et toutes – donc protégeant les plus faibles, malades, invalides
– ne doit donc plus résulter de rapports de force de plus en
plus problématiques. La sphère des services –
aujourd’hui en voie de privatisation – doit donc être
publique à 100%. Elle ne peut pas être soumise à
des critères de «rentabilité» et de moindre
coût, mais évaluée en fonction des prestations
qu’elle fournit. L’éducation des enfants, les soins
aux membres de la communauté et les tâches
ménagères qui échoient aujourd’hui, la
plupart du temps, aux femmes, doivent être reconnus socialement,
donc pris en charge par la collectivité, fournissant en
même temps les bases matérielles de
l’égalité entre les sexes. Dans la
société actuelle, le travail spécifique des
femmes, si essentiel à la reproduction, voire à la
production de la vie, est assimilé à la sphère
privée, ce qui tend à les confiner dans le cercle
étroit de la famille et les empêche de participer
pleinement aux décisions inhérentes à la vie
sociale.

E. Le
contrôle par les travailleurs-euses de la mise en œuvre de
leur faculté de faire, de leur coopération mutuelle, et
donc des conditions de socialisation de leur activité, est la
condition sine qua non de la désaliénation du travail.
Nous refusons le fatalisme technologique selon lequel
l’activité dans les grandes unités de production
serait nécessairement hétéronome, et qu’il
faudrait y opposer des activités autonomes, dites
«créatrices» – de hobby, de loisirs, de bricolage,
etc. -, ou encore d’autres liées à la petite
production marchande. En effet, ce sont bien les activités de la
grande production industrielle ou de services extrêmement
productives qu’il faut reprendre et transformer pour les mettre
au service de la lutte contre la rareté et la
précarité, mais aussi contre la destruction des grands
équilibres environnementaux. Récupérer ces
activités, ne pas les abandonner au capital, mais les
transformer à l’image des travailleurs-euses qui les
exercent, voilà qui contribuera à changer le monde. Pour
cela un autre rapport au travail et un autre rapport social seront
nécessaires, permettant aussi de ne pas penser seulement
l’accroissement du temps non contraint en termes
d’accroissement des loisirs. Une telle conception du travail
devrait permettre aussi de libérer la créativité
et les potentialités de chacun-e dans tous les domaines de
l’activité sociale, favorisant aussi le
développement des connaissances scientifiques et leur mise en
œuvre pour le bien-être de l’humanité.

F. Une
rupture avec le productivisme et le consumérisme, qui dominent
la civilisation industrielle à l’Est comme à
l’Ouest depuis le milieu du 20e siècle, est une condition
de sortie de la crise écologique globale et sans issue à
laquelle nous conduit le capitalisme. C’est pourquoi notre projet
socialiste n’a rien à voir avec un programme de
développement sans frein de la production et de la consommation,
ce qui ne signifie pas non plus que nous prônions un mode de vie
spartiate, sans luxe ni confort. Nous plaçons le respect des
grands équilibres naturels au cœur de nos
préoccupations, afin de garantir les conditions de reproduction
de la vie sur terre, ainsi que le maintien à long terme de
conditions d’existence optimales pour l’espèce
humaine. Pour cela, nous estimons que la lutte contre le
réchauffement climatique est un objectif central afin
d’éviter la multiplication de catastrophes
environnementales aux conséquences sociales de plus en plus
meurtrières, en particulier pour les habitant-e-s les plus
vulnérables de la planète, mais aussi, à terme,
pour de larges secteurs de l’humanité. Cette lutte
n’est pas envisageable sans des mobilisations d’envergure
pour la réduction massive et rapide des émissions des gaz
à effet de serre, liée à une exigence de justice
sociale et de mécanismes démocratiques pour gérer
la crise du climat à l’échelle internationale. Une
stratégie environnementale sérieuse doit être
axée sur l’amélioration des conditions de vie et la
réduction des inégalités, avec une
répartition égalitaire des ressources pour
répondre aux besoins fondamentaux de chacun-e. Dans ce sens, il
faut résolument tourner le dos à
l’«écologie de marché» des Verts, dont
la faillite est patente. Les mécanismes de marché et de
prix qu’ils défendent génèrent en effet des
injustices croissantes.


Faut-il pour autant renoncer à
des batailles partielles, locales, voire nationales? Non, bien
sûr, mais à condition de viser toujours au-delà:
essentiellement à l’élévation du niveau de
conscience et d’organisation du plus grand nombre en fonction de
notre objectif d’émancipation humaine: le renversement du
capitalisme et la construction d’une société
socialiste. Cela implique le développement de liens plus
étroits entre foyers de lutte et mouvements sociaux à
l’échelon local, national, européen et
international. En conjonction avec les mouvements altermondialiste,
anti-guerre ou «contre le déréglement
climatique» – qui ont déjà un caractère
global -, nous devons travailler à la convergence de nombreuses
mobilisations et expériences de terrain, en particulier celles
du monde du travail. Sur tous ces fronts, il nous faut contribuer
à l’affirmation de positions anticapitalistes et
socialistes, en collaboration avec les organisations d’autres
pays et régions qui nous sont proches, notamment celles qui
participent aux Conférences de la gauche anticapitaliste
européenne. En effet, la résistance dans la durée,
et surtout la contre-offensive, de milliers, de centaines de milliers,
voire de millions de personnes, issues en particulier des nouvelles
générations, sera de plus en plus tributaire de la
crédibilité d’une alternative socialiste
réactualisée, non seulement au plan national, mais aussi
au plan international.