GENEVE SANS NUIT, GENEVE S’ENNUIE

GENEVE SANS NUIT, GENEVE S’ENNUIE

Après la vague massive
d’épuration des squats, voilà plusieurs
années que les milieux culturels alternatifs de Genève
tirent la sonnette d’alarme sur la pénurie d’espaces
pour la vie nocturne. Submergée par une sur-fréquentation
devenue ingérable, l’Usine a lancé fin octobre un
mouvement de grève, fermant ses portes les soirs de week-end et
invitant son public noctambule à parader dans la rue pour se
faire entendre. Entretien avec Albane Schlechten, permanente de
l’Usine et co-coordinatrice de l’UECA, l’Union des
Espaces Culturels Autogérés.

Quelles sont les raisons à l’origine de ce mouvement de grève ?

Depuis la fermeture d’Artamis il y a deux ans, l’Usine est
saturée de monde les soirs de week-end. La fermeture du MOA
(night-club commercial de Vernier, fermé début octobre
sur décision du Conseil d’Etat, ndlr), a encore
empiré les choses. On a frisé l’émeute
à l’entrée il y a trois semaines. La file
d’attente sur la place des Volontaires était tellement
dense que certains ne pouvaient plus respirer, d’autres
escaladaient la structure devant le bâtiment. Le vendredi 22
octobre, la mobilisation a réuni 2000 jeunes sur la plaine de
Plainpalais, beaucoup se sont rabattus sur l’Usine, et 600
personnes ont dû être laissées dehors. Le lendemain,
on a fait grève : les portes sont restées closes,
et vers minuit on est parti en parade festive jusqu’aux Grottes,
avec près de 1500 personnes. La semaine suivante l’Ecurie,
l’ARV (Association pour la Reconversion de la caserne des
Vernets), Corner 25 et l’UECA se sont jointes au mouvement. Nous
étions 3000 dans les rues vendredi dernier !

Comment le mouvement est-il vécu ?

Même si c’est financièrement difficile pour
certains, il y a une très bonne cohésion à
l’interne et toutes les associations de l’Usine sont unies.
Le public réagit très bien et beaucoup nous remercient de
faire bouger les choses. Ce mouvement permet aussi à un public
jeune qui n’a pas connu l’ère des squats de se
réapproprier une mobilisation pour sa culture nocturne. À
notre manière, on contribue à politiser la
jeunesse !

Patrice Mugny vous a traité d’irresponsables

Ça me fait bondir ! Nous avons justement pris nos
responsabilités en fermant nos portes pour éviter de
nouvelles émeutes à l’entrée. Il est absurde
de croire que les jeunes vont arrêter de sortir parce qu’il
n’y a plus de lieux !

Quelles sont vos revendications ?

Nous savons bien que la marge de manœuvre de la Ville de
Genève est limitée et qu’ils ne peuvent pas sortir
un nouvel espace d’un chapeau. Nous demandons néanmoins un
engagement fort de la part des élu·e·s.
Jusqu’ici, nous avons été trimballés du
canton à la ville. Par exemple, la pétition de
l’UECA déposée au Grand Conseil a été
balayée par la majorité de droite et renvoyée au
Conseil Administratif de la Ville. La Ville nous dit que le Canton a la
compétence pour trouver des espaces, et le Canton nous dit que
c’est la Ville qui est compétente pour la culture.
Pourtant, ils peuvent trouver des solutions en travaillant ensemble. Le
relogement de la Cave12 et des artisans d’Artamis l’a
démontré.

Quelles sont les espaces potentiellement disponibles pour la vie nocturne ?

Il existe plusieurs bâtiments industriels qui pourraient
être utilisés provisoirement car ils restent vides pendant
plusieurs années avant d’être détruits. Au
chemin de la Gravière, un bâtiment sera détruit en
2012, en même temps que la Parfumerie et pourrait être
utilisé dans l’intervalle pour pallier l’urgence.

Et après ?

Pour le moyen terme, nous cherchons désespérément
un soutien clair des élus pour la création d’une
salle sous le futur écoquartier d’Artamis. Nous avons un
projet qui serait géré par une
coopérative et dont nous estimons le budget
total à 2 millions. Il s’agirait d’une salle
de 500 places qui répondrait à la très forte
demande de salle petites et moyennes, exactement ce qu’on a perdu
avec Artamis. Une architecture modulable permettrait d’y
organiser aussi des événements intimistes avec 50-100
personnes. Cela offrirait un bol d’air à la scène
locale qui a besoin de lieux pour des concerts, performances,
cafés théâtres ou autres soirées DJ.

Le sous-sol de ce quartier ne doit-il pas déjà accueillir un dépôt d’art et un parking ?

Le souterrain fera 15’000m2 et notre salle occuperait un espace
de seulement 400m2 ! Il y a largement assez de place pour tout
le monde.

Une salle aussi proche d’habitations ne va-t-elle pas créer des nuisances ?

Avec les techniques actuelles, on arrive à insonoriser
parfaitement, en particulier si c’est en sous-sol. Pour ce qui
est des déplacements du public, l’idée serait de
faire des entrées et sorties hors de l’écoquartier,
par exemple dans la rue des Gazomètres ou près de
l’Hôtel des Finances, là où il y a
très peu de logements. Quoi qu’il en soit, il faut
intégrer le projet en amont, dans le plan
d’aménagement.

Pourquoi ne pas vous contenter du projet qui prévoit
d’utiliser les réservoirs sous le Bois de la
Bâtie ?

C’est un très beau projet ! Mais son coût
sera important (estimé à 7 mio.) et il nécessitera
une mise au concours. C’est une idée très
intéressante mais elle répondra à un besoin
spécifique : une grande salle dans le cadre d’un
projet institutionnel, public et elle ne devrait pas voir le jour avant
au moins 10 ans. Nous comptons aussi sur la réhabilitation de la
caserne des Vernets. C’est un immense espace proche du
centre-ville, à deux pas de l’Université,
aujourd’hui utilisé pour quelques militaires en cours de
répétition ! Cela permettrait aussi
d’éviter une mainmise totale des privés sur cette
zone qui est en train de se transformer en « quartier
Wilsdorf » (le bâtiment Rolex, la passerelle, etc.).

Jusqu’où poursuivrez-vous le mouvement ?

Concrètement, la grève a un coût financier
important, et les permanent·e·s des associations comptent
sur les rentrées des soirées pour payer leurs maigres
salaires ainsi que ceux des technicien·nes, du service
d’ordre, etc. Il est donc urgent de trouver des solutions, car la
situation est intenable !


Propos recueillis par Thibault Schneeberger