Main basse sur l’agriculture mondiale: quelles réponses ?

Main basse sur l’agriculture mondiale: quelles réponses ?



Le forum « Global AgInvesting
Europe 2010 » de Soyatech va bientôt ouvrir ses portes
à Genève, l’une des capitales du négoce
international. Son but : promouvoir l’investissement dans les
produits financiers agricoles, l’agrobusiness et
l’acquisition de terres. Les 9 et 10 novembre prochains, leurs
profits vaudront mieux que nos vies dans les salons feutrés de
l’Hôtel Intercontinental. En attendant, une coordination
large, soutenue par solidaritéS, prépare la riposte :
conférence publique dans les locaux du syndicat UNIA, jeudi 4
novembre à 20h. ; manifestation devant l’Hôtel
intercontinental, mardi 9 novembre dès 11h.

On ne le sait que trop : plus d’un milliard d’être
humains souffrent de la faim, auxquels il faut ajouter deux milliards
de mal nourris. Parmi eux, sept sur dix sont des agriculteurs-trices,
dont cinq ne disposent pas d’une exploitation suffisante, et deux
sont des travailleurs ruraux sans terre, femmes et hommes.

Une concurrence destructrice

Fondamentalement, ce scandale découle de la marchandisation
généralisée de la production agricole, liée
intrinsèquement au capitalisme. En effet, les écarts de
productivité croissants ruinent un nombre toujours plus grand de
petits producteurs. Et cette concurrence effrénée est le
principal moteur de la paupérisation de la paysannerie et de son
expropriation par l’agrobusiness, qui prennent aujourd’hui
des proportions colossales : sur les 6,7 milliards d’habitant-e-s
de la planète, 52% vivent aujourd’hui « en ville
» ou « en bidonville ».

De surcroît, la libéralisation des échanges
agricoles, prévue par les accords de l’OMC, a brutalement
renforcé la compétition directe entre
agriculteurs-trices, dont la productivité du travail varie
d’un facteur 1 à 500 (une fois déduits les
coûts des intrants et l’amortissement du capital) (AFD,
2008) ! Pour aggraver encore cette situation, les mieux dotés
sont largement subventionnés, tandis que les plus fragiles ont
été privés de tout soutien public par les
programmes d’ajustement structurel du FMI.

Ne répondre qu’aux besoins solvables ?

La marchandisation généralisée de
l’agriculture a une autre conséquence : elle oriente la
production vers les seuls besoins solvables, aux dépens de ceux
des plus pauvres. Ainsi, alors que le volume disponible de
denrées alimentaires de base devrait doubler, à
l’horizon 2050, pour satisfaire les besoins essentiels
d’une population de 9 milliards d’êtres humains,
l’agrobusiness détourne d’énormes ressources
(terre et eau) en faveur de cultures d’exportation non
indispensables : soja pour bestiaux, oranges pour leur jus, fleurs pour
l’ornement, agrocarburants pour les transports, etc. Haïti,
qui importe 60% de sa nourriture, remplace ainsi ses champs de haricots
(aliment de base) par des orangeraies… (Delcourt 2010).

La recherche de hauts rendements stimule le recours systématique
aux hybrides ou aux OGM (promus par la Banque mondiale et
l’Alliance for the Green Revolution in Africa de Bill et Melinda
Gates), tandis que les petits producteurs sont encouragés
à rejoindre de grandes chaînes de valorisation
internationales. Les conséquences écologiques de ces
évolutions sont alarmantes (réduction de la
biodiversité, émissions accrues de gaz à effet de
serre, épuisement des sols, tarissement des réserves
d’eau, etc.).

Le « tout à l’exportation » soumet
l’ensemble des producteurs-trices à la loi implacable du
complexe agroalimentaire mondial – semenciers, fabricants
d’intrants chimiques, traders, industriels, chaînes de
grands distributeurs, etc. –, qui favorise la concentration de
l’agriculture. Depuis peu, ce processus a franchi un nouveau
seuil en développant une « nouvelle forme de colonialisme
». Désormais, les investisseurs privés et les Etats
n’hésitent plus à acheter ou à louer des
domaines agricoles gigantesques dans les pays les plus pauvres.

Un nouveau colonialisme agricole

Ces « réserves » sont prospectées par
imagerie satellite, avant d’être « achetées
» pour quelques dollars l’hectare, voire louées,
avec la garantie de conditions fiscales très avantageuses
(Merlet 2010). Ainsi, le 7 septembre dernier, un rapport très
attendu de la Banque mondiale révélait que 46,3 millions
d’hectares avaient été touchés par de telles
opérations entre octobre 2008 et juin 2009 (dont plus de la
moitié en Afrique subsaharienne). Des pointages
antérieurs avaient mis en évidence l’acquisition de
2,2 millions d’ha par la Chine en RDC, de 1,3 million d’ha
par Daewoo à Madagascar, 0,5 à 1 million d’ha par
un fond d’investissement US au Soudan, etc. Le passé
colonial des régions concernées facilite ces transferts,
les droits coutumiers des populations ayant été
anéantis depuis longtemps. Seule différence :
aujourd’hui, les besoins en main d’œuvre sont
réduits au minimum grâce à d’importants
investissements (irrigation, machines, intrants, OGM, etc.).

« La meilleure couverture contre la récession dans les dix
à quinze ans qui viennent est un investissement dans les terres
agricoles », notait récemment le responsable des
placements alternatifs d’Insight Investment (Grain 2008). La
Banque mondiale, L’Africa Governance Initiative de Tony Blair, la
Société financière internationale (SFI) et le Fond
internationale pour le développement agricole (FIDA) soutiennent
ces mécanismes prédateurs. Et tant pis pour les
communautés qui tiraient jusqu’ici une partie de leur
subsistance de ces territoires !

En même temps, les consommateurs les plus pauvres sont de plus en
plus soumis aux fluctuations des prix des denrées de base sur le
marché mondial (l’Afrique importe un quart de ses besoins
alimentaires). Avec la cotation boursière des
céréales et le développement de produits
dérivés, la survie physique de centaines de millions de
personnes dépend désormais directement des cours des
« futures » (contrats à terme) sur les grandes
places financières. Ainsi, la crise alimentaire de 2007-2008,
qui a touché une quarantaine de pays et plongé 125
millions de personnes supplémentaires dans l’extrême
pauvreté, n’était pas due à de mauvaises
récoltes – l’offre avait même crû
pendant cette période –, mais résultait de la
formation d’une bulle spéculative sur le marché des
céréales. Celle-ci avait été causée
par l’effondrement du marché hypothécaire US,
dès les premiers signes de la crise des subprimes. Au second
semestre 2007, au plus fort de la crise alimentaire, ADM, Montsanto et
Cargill avaient ainsi vu leurs bénéfices exploser,
respectivement de 42%, 45% et 86% ; au premier semestre 2008, ceux de
Nestlé et de Tisco avaient progressé de 8% et 10% (The
Independent, 2 juillet 2010, Sorge 2010).

Droit à l’alimentation et environnement

Pour contrer cette course à l’abîme, en 2008, 400
scientifiques ont produit un rapport intitulé Evolution
internationale des connaissances, des sciences et des techniques
agricoles pour le développement. Bien que commandité par
la FAO et la Banque mondiale, il représente
l’équivalent du rapport du GIEC pour l’agriculture.
Selon ses auteurs, « non seulement l’agriculture paysanne
n’est pas moins productive que l’agriculture industrielle,
mais elle peut en plus apporter une bien plus grande valeur
ajoutée en raison des multiples fonctions sociales, culturelles
et écologiques qu’elle remplit. (…) les principaux
facteurs qui limitent la production, la distribution sur une base
équitable et la durabilité écologique sont
intrinsèquement de nature sociale et non pas technique »
(cité par Delcourt 2010).

Pour assurer l’alimentation de la population mondiale à
l’horizon 2050, il faut donc en priorité «
déconcentrer » la propriété foncière,
ce qui nécessite une réforme agraire radicale, ainsi
qu’une aide publique aux petites exploitations paysannes
(crédit, équipements, infrastructures, stabilisation des
prix, protections tarifaires différenciées, etc.)
guidée par des objectifs écologiques à long terme
(« révolution durablement verte ») (Griffon 2006).
Sans cela, la défense effective du droit à
l’alimentation et à la souveraineté alimentaire
n’est qu’un vain mot. Mais un tel programme suppose une
mise en cause du système capitaliste lui-même, dont le
potentiel prédateur a été une nouvelle fois
révélé par les contre-réformes
néolibérales de ces trente dernières années.

Jean Batou


Ouvrages cités :

AFD (Agence française de développement), Les appropriations de terres à grande échelle, juin 2010.

Delcourt, L. « L’avenir des agricultures paysannes face aux nouvelles pressions sur la terre », Alternatives Sud, 17, 2010.

Grain, divers articles et notes sur le site www.grain.org.

Griffon, M., Nourrir la planète. Pour une révolution doublement verte, Paris, 2006.

Merlet, M., « Les grands enjeux de l’évolution du foncier agricole et forestier dans le monde », Etudes foncières, 143, janv.-févr. 2010.

Sorge, P., « The Forgotten Crisis. As Banks Are Rescued, Will the World’s Hungry Be Overlooked ? », Der Spiegel Online, 16 oct. 2010.