Le vertige de l’abandon
Le vertige de labandon
Nous publions ici un extrait
dune interview de Michel Rodde, cinéaste
neuchâtelois, réalisée par Florence Adam. Il y
évoque son dernier film, lexcellent
« Impasse du Désir », sorti le 8
décembre dans les salles helvétiques.
Pourquoi avez-vous placé votre intrigue dans lunivers de la psychiatrie ?
Jai pensé quil serait captivant dobserver
comment un médecin de lâme, suite à un
malheur personnel, allait insensiblement partir à la
dérive. Comment, sans le vouloir vraiment, ce praticien
compétent et reconnu allait se mettre à manipuler un
patient particulièrement fragile afin de faire taire sa propre
souffrance. Comment lidée allait germer en lui de se
servir de ce patient à des fins criminelles. Le psychiatre
occupe une place à part dans la société ; son
pouvoir et son savoir fascinent.
On a presque limpression que la manipulation exercée
par le Dr. Robert Block se fait incidemment, comme si cela lui
échappait ?
Lespace même dans lequel se déroule la
thérapie est comme un îlot hors du monde. Un lieu
feutré fait de silences et de chuchotements. Le temps se
contracte ou au contraire se dilate au gré du vécu du
patient et de celui qui lécoute. Il
séchange là quelque chose dinouï, une
parole secrète fondée sur la confiance, une parole au
cur de lintime, dans un rapport qui nexiste nulle
part ailleurs dans les relations humaines. Dans un espace temps aussi
aléatoire, dans ce voyage où la parole du patient vient
frapper le tympan du psychiatre qui simplique
jusquà descendre dans les limbes de celui quil
écoute dans une attention dite
« flottante » , proche dun état
entre veille et sommeil, afin de saisir au plus juste ce qui
représente les nuds de souffrance à
défaire ; quest-ce qui arriverait si Robert Block
entendait la parole dun patient qui fasse écho à
son désarroi présent, comment réagirait-il aux
mots et aux maux de Léo si ce Léo lui tendait soudain un
insupportable miroir ?
Et malgré tout, on est en empathie avec lui ?
Cest bien parce que Robert Block agit sous lemprise
à la fois de langoisse personnelle et des circonstances
linfluence de Léo, nouveau patient dans son
cabinet qui lui tend un miroir complexe que nous avons de
lempathie pour lui. Si Robert était un monstre, nous
naurions que compassion pour Léo. Nous nous demanderions
comment ce pauvre Léo va se sortir des griffes de son psychiatre
abusif ? Nous finirions par avoir une aversion totale pour
Robert. Nous verrions le Mal aux prises avec le Bien. Mais notre vie et
notre rapport aux autres sont plus nuancés. Jen ai tenu
compte dans le traitement de mon personnage. Lémotion
vient de là : le spectateur peut se dire, et si
cétait moi ce type-là ?
Le personnage de Léo nous agace puis nous intrigue et enfin
nous surprend. Comment avez-vous travaillé avec Laurent Lucas
pour ce personnage ?
Léo est un personnage complexe parce quil est
névrosé, à la fois dépressif et
psychotique. Il est resté bloqué dans une histoire
damour adolescente qui lobsède et une enfance
dorphelin faite dévènements
mystérieux dont il narrive pas à
démêler le vrai du faux. Cest un personnage
décalé et déphasé, un peu risible. Sa
façon de se comporter dans sa vie adulte frise celle dun
« demeuré ». Je me suis longtemps
demandé qui pourrait donner à ce personnage toute sa
substance humaine, sans faire de Léo un grand dadais aux
dépens duquel le spectateur rirait. Laurent Lucas est un acteur
exceptionnel, au physique de jeune premier. Jusquà
présent, il a été sollicité avant tout pour
des rôles inquiétants, voire angoissants. Il incarne
facilement lhomme masqué qui trompe son monde et
lui-même. Le genre de type quon naimerait pas
rencontrer seul la nuit dans un quartier désert. Dans le
rôle de Léo, Laurent Lucas est tout le contraire. On dira
par contraste avec ce quon lui offre de jouer dhabitude
quil fait ici une composition remarquable.
On comprend que Carole a dû être séduite par
Robert, quune grande complicité intellectuelle les a
liés, mais elle a envie de passer à autre chose ?
Carole a rencontré Robert en tant quenseignant. Oui,
Carole a été séduite par laura et le charme
de Robert, son intelligence et son humanité. Il était
important que Carole soit une jolie jeune femme, ni vamp ni lolita.
Leur relation sétablit sur un mode très
égalitaire malgré la différence dâge
et dexpérience. Carole nest pas vénale. Ni
la situation sociale de Robert ni largent nont
été les motifs qui lont conduite à
lépouser. On voit quentre ces deux-là a
existé une véritable complicité, une vraie
histoire damour bâtie sur le respect et la confiance.
Pourquoi quitte-t-elle Robert alors quelle na pas
lintention de vivre avec son amant ? Robert ne comprend
pas. Carole lignore elle-même. Parfois, la raison est
impuissante à donner une explication quelconque à une
séparation. Robert ne sy attendait pas. Cest un
vide abominable qui souvre sous ses pas. Le vertige de
labandon et une angoisse de mort vont le submerger. Comment
pourra-t-il, si démuni soudain, y faire face ?
Lhumour est très présent dans votre film,
cest une chose peu commune dans les thrillers, non ?
Non, ce nest pas rare quil y ait de lhumour dans
les thrillers. Regardez les films dHitchcock, la plupart sont
plein dhumour. Lhumour, dit-on, cest un il
qui pleure et un autre qui rit en même temps. La vie nest
faite que de cela. Cest pourquoi la comédie dramatique
est la forme qui se rapproche le plus de ce que nous vivons au
quotidien. Jaime lhumour noir, lhumour
décalé des frères Coen ou de Woody Allen.
Jai adoré Match Point. Mon prochain film ira dans cette
direction. Pas forcément un thriller mais une comédie
dramatique avec du suspens et plein de surprises.