Culture

Art, culture et combat politique

Ce dossier pose le problème de l’art et de la culture comme fondements de la société humaine, et donc du politique lui-même, au sein duquel nous menons nos combats. Nicolas Roméas, directeur de la revue Cassandre/Horschamp compare ici la défense de la culture à celle de l’environnement : la victoire du chiffre sur le symbole est pour lui aussi grave que celle de la production marchande sur l’équilibre des écosystèmes. Nous publions ici de larges extraits d’une interview qu’il a accordée le 24 février dernier à Elisa Fedeli, pour Parisart, ainsi qu’un article publié sur son blog de Mediapart, et intitulé « L’art, la culture et la gauche ».

Par Nicolas Roméas

Cahier émancipationS du journal solidaritéS numéro 193. Version pdf à télécharger (430 Ko) en cliquant sur le lien suivant : cahierS émancipationS

La revue Cassandre/Horschamp milite pour la reconnaissance de l’art en tant qu’outil de société. Pour vous, quel est le rôle de l’artiste ?

    Dans la pratique de l’art, il y a quelque chose qui n’existe pas, ou peu, dans d’autres approches du monde : l’usage de l’émotion. Souvent, les savants et les journalistes spécialisés évacuent beaucoup trop rapidement l’émotion. Pour appréhender une situation humaine, on doit pourtant être capable de prendre en compte la part émotionnelle, car c’est une clef essentielle pour comprendre cette situation de l’intérieur. L’art est donc l’un des meilleurs outils, l’un des plus efficaces pour comprendre le monde.

    Mais, pour cela, il faut que l’on n’oublie pas qu’il est toujours relié à la société, il ne faut pas en faire une sorte d’« exception » réservée à une élite et qui ne peut être analysée que par des experts.

Il faut s’efforcer autant que possible de retrouver le lien entre les pratiques artistiques et les populations dont elles sont issues et pour qui elles sont un outil de compréhension du monde. Les pratiques artistiques sont toujours issues d’un terreau humain. D’où viendraient-elles, sinon ? (…) Tous les artistes (…) n’ont pas gardé cette conscience vive que le matériau qu’ils utilisent est un matériau collectif, civilisationnel, et qu’ils en sont les transmetteurs. Ce matériau n’est pas né avec eux et ne mourra pas avec eux. Il les traverse. Ce qui leur appartient c’est leur style, leur « patte », le cachet que donne à l’œuvre une personnalité particulière.
(…)
    L’étiquette « socioculturel », souvent utilisée pour qualifier ceux qui travaillent en proximité avec leurs contemporains, renvoie à une injonction de classe qui dévalorise certaines pratiques considérées comme inférieures… et qui est donc très pernicieuse. Lorsqu’on demande à un artiste d’aller travailler dans une banlieue difficile, la plupart du temps, on utilise l’art dans le seul but de calmer le jeu, d’éteindre des « incendies » sociaux. Or, quand on fait cela, on assigne l’artiste à une mission vaine et fallacieuse de réparation de la « fracture sociale » qui nous éloigne de l’art. On le prive ainsi de la possibilité de faire partager l’idée que l’art dépasse tous ses usages utilitaires. C’est mettre complètement de côté la vraie puissance de l’art !

    La vraie puissance du geste artistique, ça ne consiste pas à occuper les gens pour que, pendant ce temps, ils ne fassent pas de bêtises. La vraie puissance de l’art, c’est faire advenir jusqu’à nous une révélation si fulgurante que l’on s’en élève, qu’on en devient meilleur et que l’on ne peut plus se contenter d’être replié sur soi. La vraie puissance de l’art transforme notre regard sur le monde. Lorsque nous avons créé la revue Cassandre/Horschamp, notre idée était avant tout de faire passer le message qu’il ne faut jamais réduire l’art à l’une de ses fonctions. Il faut faire exploser les barrières entre le politique, le pédagogique, le thérapeutique, le socioculturel. L’art, c’est tout cela à la fois ! Le rôle de l’artiste, c’est de porter tout cela de manière indistincte et unique. C’est en cela que réside sa force.

La revue Cassandre/Horschamp interroge l’usage de l’art, en particulier des arts dits « vivants ».

L’art est fondamentalement un prétexte, non une fin en soi. On a tous vécu cette expérience intime d’être touché par un spectacle, une poésie, un tableau, une musique, et d’en être profondément bouleversé. Et on a ressenti de l’intérieur que cela ouvrait quelque chose. Mais il est très difficile d’exprimer cela de façon à ce que ce soit entendu publiquement. L’art est l’un des plus beaux outils, et l’un des plus efficaces, pour que les êtres puissent se rencontrer en s’élevant et échanger à travers des symboles. Mais cette fonction extraordinaire est très difficile à analyser et à expliquer avec les mots de la raison ou de la science. Il faut que la parole sur l’art soit encore de l’art pour que l’on puisse rendre compte de cet effet particulier.

    Et s’il ne produit pas cet effet, l’art se réduit alors à une valeur de distinction sociale, comme disait Pierre Bourdieu. C’est un très mauvais usage de l’art, malheureusement très répandu, mais il faut comprendre que nous héritons cet usage des royautés. Il s’agissait surtout, avec la forme architecturale et architectonique qu’a adopté le théâtre dans ces périodes, de permettre à la cour de se contempler elle-même, beaucoup plus que de regarder les pièces. Dans le théâtre à l’italienne, le rapport frontal et la distance entre la scène et le public sont installés de telle façon qu’il ne puisse pas y avoir de véritable dialogue. Le théâtre en rond de Stratford-upon-Avon du temps de Shakespeare était très différent : un théâtre populaire, où les gens ne cessaient d’intervenir. L’auteur et metteur en scène qu’était Shakespeare remaniait sans cesse ses textes en fonction de sa troupe et aussi des réactions du public. Il y avait quelque chose de vivant, une réaction possible de la part du public, que nous avons perdu.

    Je pense que c’est très important de réfléchir à cela aujourd’hui si nous voulons que les arts redeviennent vraiment vivants.

Pour ce qui est des cultures anciennes – comme le théâtre balinais qui a tant marqué Antonin Artaud –, voire celles que l’on appelle « primitives » ou « premières », l’art agit sur le terreau d’une croyance partagée par tous-toutes. (…) Le moment artistique vrai, c’est un dialogue, la rencontre entre l’artiste et son public. Et comme le disait Jean Dubuffet, cette rencontre se produit beaucoup plus fréquemment dans les lieux qui ne sont pas faits pour cela. Lorsque vous êtes transformés en spectateurs·trices – parce que vous avez acheté un billet, et qu’à la fin vous savez que vous allez devoir applaudir même si vous n’avez rien compris ou pas adhéré au spectacle –, l’usage des arts vivants disparaît ! (…)

Quels seraient concrètement les outils à développer pour une démocratie culturelle ?

(…)
La vraie réponse aujourd’hui, ce serait de réinterroger et de revitaliser la notion d’éducation populaire. Peut-être ce terme ne serait-il plus vraiment adéquat aujourd’hui, car on ne sait plus très bien ce qu’est le peuple. Mais c’est une histoire fabuleuse. L’éducation populaire a été portée par les communistes à la Libération (…). Son idée reposait sur le fait que chacun·e doit avoir accès à une activité créatrice qui ne soit pas solitaire mais collective. L’éducation populaire est une utopie absolument magnifique qui a donné quelques grands moments et qui a formé des personnalités très importantes, notamment dans le monde du théâtre. (…).

    Prenez les 35 heures par exemple, c’était la possibilité, (…) d’utiliser une partie de son temps différemment que dans un travail mécanique : ne pas seulement être enfermés dans le schéma « métro, boulot, dodo », mais créer un autre espace de vie qui permette de se cultiver, de devenir l’artiste que l’on a en soi. Est-ce que les 35 heures ont été « vendues » de cette manière ? Pas tellement. On a mis l’accent sur le temps libre et on a finalement inventé cette curieuse notion de « Loisirs ». (…) Moi, je n’ai pas de loisirs, j’aime bien travailler. Cela me procure de la jouissance quand les choses se réalisent et c’est bien plus agréable que de rester à ne rien faire. Dans l’idée de « Loisirs », il y a celle de repos, comme si l’activité était en soi déplaisante. Nous devons reprendre conscience que la rencontre, l’apprentissage, le partage, sont des outils indispensables à la construction de soi-même. (…)

    Cela fait longtemps que nous le disons : il faut prendre en compte des formes actuelles, issues des populations, comme le rap et le slam. C’est très important car, si vous voulez être dans un dialogue, il est indispensable d’entendre ce que l’autre dit. Pendant très longtemps, on a méprisé toutes les pratiques issues des banlieues. On a voulu imposer une culture « classique » à des gens qui n’en possèdent pas les codes, sans même écouter ce que eux ont à nous dire et à nous donner. Ceux-celles qui se drapent dans ce mépris sont des ignorant·e·s ! Ils ont oublié que ce qu’ils valorisent aujourd’hui vient des cultures populaires. Ceux-là vont aimer Molière, en oubliant qu’il a été formé par Scaramouche, un maître de la comédie italienne qui venait elle-même de la Commedia dell’Arte, ce théâtre de rue par excellence.

    (…) Le combat pour un « service public de la culture » a été un combat extraordinaire, il faut le mener à nouveau. Ce n’est pas un hasard si c’est à la Libération que ces idéaux sont apparus avec le programme du Conseil National de la Résistance. C’est le produit d’une prise de conscience brutale, consécutive à une terrible catastrophe historique, de ce que c’est que construire une humanité, une sensibilité et un goût commun, de ce qui peut faire de nous des êtres humains et pas seulement des producteurs, des consommateurs, des clients et des travailleurs.

(…) Dans le domaine que je connais le mieux – la décentralisation théâtrale – c’était la parole de « missionnaires » du théâtre envoyés dans les régions. (…) [Ce théâtre] se déplaçait de village en village dans un bus avec les comédiens, le cuisinier et leur chapiteau. Ce qu’il préférait, c’était jouer chez les gens et rester, parler, faire la fête avec eux. (…)

Quels sont pour vous les enjeux d’un « service public de la culture » ?

À la Libération, le pouvoir politique a utilisé l’art et la culture pour recoudre le tissu d’un pays déchiré. Quoi de plus efficace que la culture pour rassembler les gens autour d’idéaux partagés ? (…) [Or,] nous avons assisté à un délitement, une perte de mémoire progressive, et la gauche a de moins en moins parlé de culture. (…) On pourrait faire un parallèle avec l’écologie. Il y a une trentaine d’années, personne ne prenait René Dumont et ses amis au sérieux. Aujourd’hui, même les pires ultralibéraux qui ne partagent pas une seconde ces valeurs, sont obligés de parler d’environnement, de biodiversité, de climat. Ce qu’il faut comprendre, c’est que, en ce qui concerne les enjeux liés au symbolique, nous en sommes aujourd’hui au même moment historique que René Dumont à l’époque. On ne nous prend pas au sérieux. Pourquoi ? Parce que l’on n’a pas encore traversé les drames terribles qui ont eu lieu dans le domaine de l’écologie et qui nous ont fait très peur (…). L’enjeu du symbolique n’est pas encore entré dans les esprits. Il va donc falloir que l’on subisse des drames. (…)

    Ce qui est en train de se passer dans l’Education Nationale, c’est l’avancée progressive de la barbarie. (…) Le fait de limiter le personnel et les apprentissages produira inévitablement des catastrophes culturelles. Il y a une volonté implicite de fabriquer un être humain privé de pensée, de mémoire, de transmission, un modèle productiviste de moins en moins éloigné du robot. Si l’on persiste dans cette volonté de limiter la capacité de pensée et d’imagination, c’est une conception de l’être humain qui va mourir. (…) Dans l’histoire de L’Enfant sauvage – dont François Truffaut a fait le beau film que l’on connaît –, on perçoit très bien qu’il est très possible de ne pas devenir un humain. Un être humain, ça se construit avec de la mémoire, avec l’apprentissage de langages et de symboles. (…)

    Pour moi, cela signifie que chaque citoyen·ne de ce pays –indépendamment de ce qu’il-elle aime ou n’aime pas – souhaite participer et soutenir des activités symboliques pour garantir leur existence. C’est passionnant de ne pas aimer et de dire pourquoi. Pour cela, il faut que l’espace de la culture existe et il doit exister hors du secteur marchand. Nous devrions porter ces réalités, ces idéaux, ces combats au niveau européen. Nous avons vraiment aujourd’hui une Europe catastrophique, qui est en train de nous imposer la marchandisation de tout et la destruction des services publics par l’obligation de la « concurrence libre et non faussée ». Il faut résister à cela, à ce que Copeau appelait déjà le mercantilisme, dans les années 1910. Ce n’est pas nouveau, mais cela devient hégémonique.

    Le désastre passe aujourd’hui par l’absence de transmission et par une formation qui se réduit à l’apprentissage de la gestion. Dans les formations de type médiation, ingénierie culturelle ou management culturel, un terrible formatage d’esprit est imposé aux nouvelles générations. La gestion et l’administration doivent être au service d’une volonté, d’un désir d’art, d’un désir de partage et non l’inverse. Or, l’idée qui se cache derrière ce genre de formations, c’est que les artistes ne savent pas trop y faire eux-mêmes et que cela risque d’être dangereux financièrement. C’est une forme de contrôle de ces « incontrôlables » que sont les artistes.

    Et puis, il y a la communication. Aujourd’hui (…), il faut savoir « communiquer ». On ne mesure pas à quel point cette injonction est dangereuse, car elle insinue dans les esprits l’idée que l’art est une activité dont il faut « vendre » les produits. Évidemment, l’art véritable doit être lui-même sa propre communication. (…) L’artiste doit être capable d’intégrer la relation à l’autre, dans sa pratique même. Dans notre société, où le chiffre est devenu le grand patron, le monde du symbole a d’avance perdu le combat, s’il n’est pas défendu comme valeur essentielle. Le chiffre et le symbole sont deux systèmes de valeurs antagonistes et hostiles. (…) Pour moi, la troisième guerre mondiale a commencé. Cette guerre, c’est celle du monde du symbole contre celui du chiffre ; celui de l’imaginaire contre celui de l’efficacité apparente. Si les catastrophes ont un sens positif, c’est de nous rappeler des vérités, de nous obliger à nous confronter à l’essentiel. Le combat pour la culture doit être un grand combat national, européen et mondial.


L’art, la culture et la gauche

Victoire ! Quelques mois avant une échéance électorale absolument cruciale, les partis de la gauche française semblent enfin se réveiller sur la question essentielle de la culture.

Nous nous en félicitons, bien sûr, et nous aurions mauvaise grâce à ne pas le faire, nous qui, depuis des lustres, ne cessons de tirer cette sonnette d’alarme1. Mais, il faut l’avouer, nous ne sommes pas certains qu’il s’agisse d’une prise de conscience suffisamment profonde de ce qui est aujourd’hui en jeu. Car, lorsque nous prétendons que cette question est essentielle, nous ne voulons pas – seulement – rappeler qu’il s’agit là d’un enjeu politique important pour la gauche française face aux effets délétères de l’ultralibéralisme. La situation est plus grave et elle dépasse de très loin les joutes conjoncturelles récurrentes en période d’élection.

    Il est important de le rappeler : il ne s’agit pas uniquement de moyens, de rééquilibrage, de la considération accordée ou non par les pouvoirs publics aux artistes et aux équipes reconnues. Il ne s’agit pas de prétendre améliorer leur statut sans avoir, au préalable, expliqué pourquoi, si nous voulons bifurquer avant le mur, tout l’avenir de notre société dépend, non seulement des artistes, mais du statut que nous sommes collectivement capables d’accorder à l’immatériel, au non rentable, aux valeurs de l’esprit, à ce que nous appelons culture au sens le plus large et le plus profond de ce mot, et donc à l’art et à tous les outils qui servent à fabriquer ce que Peter Brook nomme la relation. Faute de quoi, quelle que soit la bonne volonté affichée, notre société sera inéluctablement vouée, comme le rappelle Bernard Stiegler2, à produire des artistes hors-sol, incapables d’entretenir un vrai dialogue avec la collectivité dont ils sont issus et à laquelle ils sont supposés s’adresser.

    Ce que nous affirmons, c’est qu’il s’agit, au même titre que l’écologie et solidairement avec elle, d’un enjeu central pour l’avenir de notre civilisation. Bien sûr, dans une société postindustrielle qui ne connaît d’autre valeur que la rentabilité, l’idéal d’une culture et d’un art qui agissent en permanence sur et dans la collectivité pour en mettre en question les repères et tenter de la transformer, semble inatteignable. Mais cet idéal ne doit jamais être perdu de vue si nous voulons être capables de résister au clivage terrifiant qui se dessine entre deux formes dénaturées de l’art : d’un côté, un populisme marchand qui, comme l’enjoignait une récente directive présidentielle, doit « répondre à une demande » sans offrir d’élever le niveau de conscience général – mais bien son propre niveau de rentabilité –, et de l’autre un « élitisme » abscons et suiviste de modes, qui répond au besoin de distinction qu’évoqua Pierre Bourdieu. Pour échapper au piège de ce choix qui n’en est pas un, il faut retrouver le sens de l’art et de ses productions « délibérément écartées », écrivit Hannah Arendt, « des procès de consommation et d’utilisation », et de la mission d’artistes qui ont selon elle en commun avec les politiques d’avoir « besoin d’un espace publiquement organisé pour leur «œuvre», et de dépendre d’autrui pour son exécution »3.

    Il ne faut donc pas se contenter, pour défendre une vision vraiment politique de l’art, de permettre à chaque citoyen·ne·s d’accéder à une culture d’élite, mais donner aux pratiques artistiques leur véritable statut, celui d’outil au cœur de la société. Il faut pousser plus loin la réflexion.

    On retrouve ici l’une des différences fondamentales entre la démarche de démocratisation culturelle mise en œuvre par André Malraux – dont l’objectif était de donner au plus grand nombre l’accès aux œuvres majeures de l’esprit –, et les magnifiques initiatives d’éducation populaire initiées après-guerre en France, au niveau de l’État – et aujourd’hui en fin de vie –, fondées sur l’idée que l’art et la culture sont, avant tout, des outils d’initiation à la vie dans la société humaine.

    Si la catastrophe politique que nous traversons devait nous être, en ce domaine, de quelque utilité, ce serait de nous obliger à un retour aux fondamentaux. Ces fondamentaux doivent être repris et réaffirmés avant toute décision politique, notamment d’ordre financier. À quoi bon, en effet, financer plus un mauvais système, sans l’avoir d’abord entièrement repensé ? Certains de ces fondamentaux furent portés par des socialistes, dont l’éphémère et courageuse ministre Catherine Trautmann, initiatrice de la Charte des missions de service public de la culture, qui s’efforça de rappeler à leurs devoirs les utilisateurs de fonds publics, fut un exemple remarquable. Et personne ne pourra honnêtement prétendre qu’elle fut soutenue dans ce combat par ses pairs, ni par le « Gotha » culturel ! L’un de ces fondamentaux, c’est l’idée qu’il n’y a pas de distinction qui tienne entre ce que l’on appelle « socioculturel » et ce que l’on qualifie d’« art ». L’art est un acte plus ou moins efficace au sein de la collectivité, il donne ses fruits ou il ne les donne pas, mais comme l’écrivit Denis Guénoun4, il n’y a pas d’un côté un art « véritable », fait pour consacrer la distinction des élites et, de l’autre, un art qui serait de « deuxième vitesse ». L’exigence, dans tous les cas, doit être aussi élevée.
    Chacun·e se souvient que ce pays a été, il n’y a pas si longtemps, gouverné par une coalition de partis de gauche. La culture fut-elle alors prise en compte par l’État avec la profondeur requise, celle dont nous voulons parler ici ? Non. En dehors des exemples évoqués plus haut, elle ne le fut pas suffisamment, en particulier en termes de résistance à un ordre mondial de plus en plus contrôlé par les tenants de la finance et du commerce international qui, partout, tendent à imposer la tyrannie du chiffre. Et ceci, d’abord, pour une raison simple. Lorsque l’on met l’accent sur ce qui peut être utilisé par le pouvoir pour accroître son rayonnement en termes de valeur ajoutée, au niveau national pour une Ville, une Région, un Département, ou, au niveau mondial, pour un État, ce n’est plus vraiment de culture que l’on parle, au sens où nous voulons l’entendre.

    Lorsqu’on favorise ce qui est porteur de pouvoir, que ce soit ce qui est déjà visible et reconnu ou ce qui est susceptible de le devenir, on ne favorise pas la culture au sens d’une circulation permanente des idées et des symboles, on se contente d’utiliser ce qui, dans les productions culturelles, peut être utile au politique dans ses échéances et ses besoins de visibilité propres. Et c’est une chose tout à fait différente. Défendre la culture, c’est défendre la nécessité d’une action invisible, (ou à peine visible) qui agit à la fois dans la durée et dans l’instant, de ce qui n’a aucune vocation à faire la « Une » des quotidiens, de ce qui échappe, comme le fait remarquer Emmanuel Wallon5, aux enjeux macro-économiques, de ce qui ne produit aucun phénomène de vedettariat, de ce qui constitue, pourrait-on dire, la nappe phréatique sans laquelle aucune production culturelle visible et reconnue ne serait jamais possible, ne serait-ce que parce que les codes pour la décrypter finiraient pas disparaître de notre langage commun.

    Depuis une quarantaine d’années, les questions de l’écologie ont traversé dans ce pays un parcours politique très semblable à celui qui s’amorce aujourd’hui pour ce que nous appelons culture. Des alertes de courageux imprécateurs, dont René Dumont ne fut pas le moindre – qu’aux débuts de leur combat, personne ou presque n’entendait – à la création d’une opinion, d’un vocabulaire commun, puis d’une force politique, la prise de conscience s’est progressivement nourrie d’un certain nombre de catastrophes dont nous sommes loin d’avoir vu le terme. Or, ce qu’il faut faire entendre à nos responsables politiques, ceux, en tout cas, qui sont aptes à l’entendre, c’est que le même phénomène est sur le point de se produire aujourd’hui avec la « culture », ou ce que nous aimons nommer le symbolique, c’est-à-dire l’ensemble des outils de la construction de l’humain.

    Il ne s’agira pas seulement, cette fois, de préserver la planète en tant que milieu naturel, mais bien de savoir si cette planète pourra être peuplée d’humains au sens que nous sommes encore en mesure de donner à ce mot. Il s’agit simplement de savoir si nous allons conserver à l’avenir la possibilité de construire des êtres humains pensant, capables, par conséquent, d’élaborer des modalités de vie commune.

    Comme l’a dit et écrit si précisément la philosophe Marie-José Mondzain6, lorsque nous parlons de culture, il ne s’agit pas seulement de la question du soutien public de l’un des éléments primordiaux de notre vie en société, il ne s’agit pas uniquement de l’un des aspects, fût-il essentiel, de notre vie politique. Il s’agit de la condition même de toute possibilité de vie politique. Pas de vie politique digne de ce nom sans confrontation et circulation d’idées, et par conséquent sans possibilité de construire ces idées dans un échange permanent, pas de vie politique digne de ce nom sans mémoire historique, sans réflexion sur notre destin commun, pas de vie politique digne de ce nom sans le précieux exercice de polémiques intellectuelles fondées sur un savoir et une pensée qui se construit dans un aller-retour incessant entre l’individu et le groupe. Pas de vie politique digne de ce nom sans intelligence collective, sans débats et donc sans culture.

    Et c’est évidemment pour cela que les tenants de l’ultralibéralisme, en s’efforçant de détruire, à l’échelle mondiale, toute possibilité de culture, en en brisant un à un les outils, de l’éducation à la recherche, en passant par le soutien aux pratiques artistiques, ont bel et bien pour objectif de rendre impossible toute vie politique digne de ce nom pour, à terme, réduire à néant toute capacité de construction d’êtres pensant, rêvant, imaginant, édifiant l’avenir en n’oubliant pas le passé, faisant des choix et tentant de les éclairer, apprenant de l’autre, remettant en question leurs savoirs, pratiquant l’échange et le doute dans l’inappréciable agora que ne doit jamais cesser d’être une société humaine.

Nicolas Roméas
Directeur de la revue culturelle « Cassandre »/Horschamp –

www.horschamp.org. Passionnante et passionnée, elle milite depuis quinze ans pour d’autres usages de l’art dans la société. Une invitation à la résistance permanente.


1 Appel « impossible absence », en ligne sur www.horschamp.org.
2 Bernard Stiegler est philosophe, il dirige l’institut de recherche de d’innovation (IRI) au sein du Centre Georges Pompidou. Il est l’initiateur du groupe de réflexion philosophique Ars Industrialis (« Association internationale pour une politique industrielle des technologies de l’esprit »), dont il est le président.
3 Hannah Arendt « La crise de la culture » Between Past and Future, première édition en 1961.
4 Denis Guénoun est auteur de nombreux ouvrages sur le théâtre, professeur des Universités, agrégé de philosophie et docteur en philosophie.
5 Auteur, professeur de sociologie politique à l’Université Paris Ouest – Nanterre.
6 Marie-José Mondzain est auteur, philosophe, directrice de recherche au CNRS