Qui trop embrasse mal étreint, au risque d'efforts stériles

solidaritéS a consacré un « Cahier émancipationS » à l’histoire d’Israël. La tragédie du Proche-Orient et l’information nécessaire à la solidarité avec tous les peuples de la région légitiment évidemment ce choix. Mais quelle gageure : un bref document pour faire comprendre une histoire juive forgée depuis deux siècles par la confrontation aux nationalismes européens et l’immersion dans les empires coloniaux anglais, allemand et français !

Deux caricatures encadrent cet article. En introduction, un soudard fauteur de guerre caché derrière l’image d’une victime de la Shoah. Suite logique, le dessin de conclusion : la chute de dominos précipite celle d’Israël. Ces images, trahissent-elles la signification de l’article ou l’explicitent-elles ? Ce document, ses simplifications, ses omissions ont le mérite d’inviter au débat.

 

La «prophétie» de Herzl ne s’est-elle pas réalisée?

Réduire à quelques pages martelées de références une longue histoire et une énorme historiographie n’est pas simple. Presque rien sur les poussées conjointes du colonialisme et du nationalisme en Europe, sur l’importance du nationalisme dans la genèse de l’antisémitisme et dont l’affaire Dreyfus donnera la mesure en France. Pas un mot sur la « prophétie » de Herzl au cœur de son sionisme : «?Ah si l’on pouvait nous laisser vivre en paix. Mais je pense que l’on ne nous laissera pas vivre en paix» (…) «?L’antisémitisme éclatera avec d’autant plus de violence qu’il se sera fait attendre. L’infiltration des Juifs, attirés par l’apparente sécurité, ainsi que l’ascension sociale des Juifs autochtones se conjuguent en un phénomène d’une extrême violence et provoquent la catastrophe» (Theodor Herzl, L’Etat des Juifs, La Découverte, Paris 1990. 1re édition, 1896, Vienne.)

 

Existait-il une alternative au sionisme? 

Oui, comme il existait une alternative au stalinisme et une alternative au nazisme. Mais cette alternative a-t-elle triomphé ? Et les sionistes dont le projet s’est imposé après l’échec de cette alternative en seraient-ils responsables ?

Loin de clarifier la compréhension des enjeux, l’introduction de l’article de Stamboul plante la confusion : «?Juif, cela désigne des peuples qui ont une communauté de destin liée à la religion. Sioniste c’est une idéologie. Israélien, c’est une nationalité. Et israélite, c’est le nom (napoléonien) donné à la religion juive. À cause de ces confusions, le peuple palestinien paie depuis des décennies pour un crime qu’il n’a pas commis: l’antisémitisme et le génocide nazi. À cause de ces confusions, l’Etat d’Israël bénéficie d’une impunité totale malgré des violations incessantes du droit international. 

 

«À cause» de ces confusions?Non, «à cause» du triomphe de l’impérialisme 

Les facettes de l’histoire juive sont confuses et complexes comme le sont celles de l’histoire palestinienne, comme le sont les histoires de tous les peuples. Israël et la Palestine sont la rencontre sur une même terre et à la même époque de deux peuples qui cherchent à échapper à l’oppression des mêmes puissances. Le sionisme espère que l’Europe antisémite reconnaisse aux Juifs une fonction coloniale au moment où les peuples colonisés rêvent de renverser la tutelle coloniale. Aujourd’hui, les intérêts dominants en Israël espèrent que son statut de bastion de l’ordre impérialiste occidental protège la colonisation des « Territoires occupés ». Mais la mémoire juive est meurtrie comme l’est celle de toutes les victimes de l’oppression. Faut-il s’étonner que beaucoup de Juifs, dont la mémoire est nourrie par la terreur, attendent de leur Etat une assurance-vie ?

 

Sous-estimer le traumatisme de la Shoah n’aide pas la cause palestinienne 

Le 24 janvier 2013, le département d’Ueli Maurer, le Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS) a signé à l’occasion du Forum économique mondial à Davos une déclaration d’intention avec le Ministère israélien de la Défense qui « consigne le maintien du dialogue entre le DDPS et le Ministère israélien de la Défense et planifie de poursuivre la collaboration bilatérale dans certains domaines choisis ».

Le 27 janvier, à l’occasion de la Journée internationale de la mémoire de l’Holocauste et de la prévention des crimes contre l’humanité, le même Ueli Maurer a prononcé un discours controversé : ignorant les excuses formulées le 7 mai 1995 par son prédécesseur radical Kaspar Villiger, il s’en tenait à l’histoire-Chevallaz, à cette ancienne histoire officielle que le débat sur l’attitude de la Suisse a, trop peu hélas, érodé.

Haro sur le baudet, la charge contre le terne président UDC respecte l’omertà. La politique antisémite des autorités helvétiques restera dans l’ombre qui la couvre depuis 1938.

Israël réagira-t-il à ce déni ? «C’est une question juive et pas israélienne», répond le service de presse de l’ambassade d’Israël à Berne à la rédaction du Courrier qui l’a contacté.

Et pourquoi en serait-il autrement ? Le journal israélien Haaretz ne vient-il pas de révéler le programme eugéniste raciste qu’une autorité israélienne a infligé à des femmes éthiopiennes ?

Lutter pour la mémoire, lutter contre l’antisémitisme, ce n’est pas agiter de vieux démons européens, ce n’est pas s’éloigner des souffrances palestiniennes et se ranger du côté d’Israël. C’est au contraire une condition vitale de tout combat pour l’émancipation. 

 

Karl Grünberg