Le marxisme en question
En France, débat autour de la sociologie critique
Le marxisme en question
Nous publions ici un point de vue de notre camarade Razmig Keucheyan, point de vue qui nest pas partagé par lensemble du comité de rédaction, ce qui suggère un débat à suivre.
Le 7 octobre dernier, Critique communiste, revue danalyse de la Ligue communiste révolutionnaire, organisait un débat sur le thème «Marx, marxismes et sociologies critiques: regards croisés». Le projet initial était de confronter la tradition marxiste avec les nouvelles pensées radicales intervenues dans le débat public lors des événements de décembre 1995. La rencontre a donné lieu à des discussions dune grande richesse, dont les conséquences à la fois théoriques et pratiques concernent lensemble du mouvement social actuel.
Dans le sillage de décembre 95
Les grèves françaises de décembre 95 ont de toute évidence donné le coup denvoi dune nouvelle période de luttes sociales. Loriginalité du mouvement qui émergea à lépoque sexprimait – et sexprime aujourdhui encore – au moins de deux façons. En premier lieu, celui-ci confirmait lapparition dorganisations socio-politiques dun type tout à fait nouveau, dont les syndicats SUD, issus six ans plus tôt dune scission au sein de la CFDT, constituent le modèle paradigmatique(1). Ces nouvelles organisations se caractérisaient, dune part, par la radicalité de leurs positions politiques, qui renouaient souvent avec la mise en cause explicite du système capitaliste. Dautre part, elles rompaient avec le strict «ouvriérisme» des centrales syndicales traditionnelles, en préconisant lintégration dans les luttes sociales de couches de la population (chômeuses/eurs notamment) jusque-là relativement tenues à lécart.
La seconde caractéristique du mouvement de décembre fut le retour dune certaine catégorie d«intellectuels» dans le débat politique. Ceux-ci se divisèrent à lépoque en deux camps(2). Les uns, favorables au Plan Juppé de réforme de la Sécurité sociale, sétaient regroupés autour dune pétition saluant le «courage» de Nicole Notat, secrétaire générale de la CFDT, qui, dès le début de la crise, avait stigmatisé le «corporatisme» des opposants au Plan. Les autres, réunis autour de l «Appel Bourdieu», appelaient au contraire la population à soutenir les revendications des grévistes. A loccasion de cette dernière pétition, la «sociologie critique» faisait une entrée fracassante dans larène politique européenne. Des noms comme ceux de Pierre Bourdieu, Luc Boltanski, Robert Castel ou Philippe Corcuff allaient désormais occuper une part importante du terrain de la critique du néolibéralisme «réellement existant».
Quest-ce que la sociologie critique ?
Si les sociologues critiques ont été fortement influencés par les travaux de Marx (et aussi, mais sans doute dans une moindre mesure, par la tradition marxiste), ils ont également opéré par rapport à lui un nombre important de ruptures. La première divergence qui oppose sérieusement marxisme et sociologie critique porte sur la notion de classes sociales, et sur la façon de la mettre en rapport avec une théorie générale du monde social. En la matière, les sociologues critiques tirent leur inspiration principale des travaux de lhistorien britannique Edward Thompson (qui, paradoxalement, se disait encore marxiste). Dans un ouvrage passé à la postérité(3), celui-ci démontre que contrairement à ce que pensaient les marxistes, lexistence de classes sociales nest pas un fait historique nécessaire.
Selon Thompson, lidée selon laquelle «(
) la classe ouvrière est en quelque sorte née par un processus de génération spontanée déclenchée par les nouvelles forces productives et les nouveaux rapports de production (
)»(4) est fallacieuse. Comme tout phénomène social, les classes sociales sont donc des construits, dont lémergence et la pérennité sont tributaires des conditions politique et culturelles (forcément contingentes) de leur temps.
La thèse de lhistorien, en contradiction absolue avec les fondements du matérialisme historique(5), allait faire lobjet dune prise en charge très fructueuse par les sociologues critiques. Ses implications sont à vrai dire fort nombreuses, et les amendements quelle apporte au marxisme «classique» sans doute décisifs.
Premièrement, elle implique lidée selon laquelle la conscience de classe est lélément moteur de la formation dune classe sociale. Une classe sociale nexiste que parce quelle se perçoit comme telle, et non parce le stade de développement des forces productives implique son apparition.
Ceci conduit à rejeter, entre autres choses, léconomisme (selon lequel linfrastructure détermine en dernière instance la superstructure) préconisé par la tradition marxiste. Deuxièmement, lapproche constructiviste présuppose que les classes sociales se forment nécessairement en opposition les unes par rapport aux autres. En ce sens, il ny aurait de classe ouvrière sans classe bourgeoise, car lidentité collective de la première sest construite historiquement contre lidentité de la seconde (qui la précédait chronologiquement). Enfin, la théorie constructiviste invalide sans doute définitivement la distinction marxiste traditionnelle entre classe en soi et classe pour soi(6), lémergence de cette dernière impliquant la prise de conscience subjective de sa «mission» historique par la classe considérée. Elle invalide dailleurs de ce fait la conception léniniste du rôle du Parti comme instrument du passage de lune en lautre.
La seconde divergence qui oppose marxisme et sociologie critique porte sur la notion de domination. Si les marxistes admettent lexistence, dans les sociétés capitalistes, de multiples formes de domination (patriarcale, culturelle, scientifique, etc.), lune de ces formes, la domination économique, surdétermine pour eux toutes les autres. La domination économique, dont larchétype est lexploitation de la classe salariée par la classe capitaliste, est ainsi considérée comme se trouvant en fin de compte au fondement de lensemble des rapports sociaux, quand bien même elle le serait de façon latente ou détournée.
A cette thèse, dite de la dernière instance, la sociologie critique répond par la thèse de lautonomie relative. Selon cette dernière, toute société (capitaliste ou non) est composée de champs sociaux relativement autonomes les uns par rapport aux autres. A chacun de ces champs correspond une forme spécifique de domination. Par exemple, le champ familial peut être considéré comme relativement indépendant du champ économique, en ceci notamment quil est traversé par cette forme tout à fait spécifique de domination quest la domination patriarcale. Or, pour les sociologues critiques, aucune des sortes de dominations ayant cours dans la société ne peut prétendre surplomber toutes les autres. Il existe donc une pluralité de dominations, qui, tout au plus, interagissent (horizontalement) les unes avec les autres.
La LCR : un parti pris douverture critique
Un «pessimisme de la raison» dévastateur fait rage aujourdhui dans les rangs de la gauche anticapitaliste. Récemment encore, Perry Anderson, figure emblématique du marxisme anglo-saxon et rédacteur en chef de la très réputée New Left Review, dressait dans lun de ses éditoriaux un constat très alarmiste de la présente situation sociale et intellectuelle7. Il est vrai que la défaite des mouvements sociaux est extrêmement profonde, malgré les bouffées despoir que suscitent les événements récents de Seattle, Melbourne ou Prague. Or, cette défaite est nécessairement aussi une défaite de la théorie qui a accompagné (parfois de très loin, il est vrai) le mouvement ouvrier pendant plus dun siècle et demi, à savoir la théorie marxiste.
Face au constat de crise du marxisme, deux réactions ont été observées. La première est celle du cloisonnement doctrinaire, qui consiste à enfermer la doctrine marxiste dans une tour divoire théorique. Lobjectif étant, dune part, de la protéger des assauts idéologiques du néolibéralisme (et de ses dérivés sociaux-libéraux), et dautre part, dattendre patiemment une (hypothétique) période historique plus clémente à son endroit. Une telle attitude saccompagne en règle général par un cloisonnement tout aussi dogmatique sur le plan de laction politique. A lenfermement doctrinaire correspond en effet généralement le rejet de toute convergence organisationnelle autre que strictement tactique. Si une telle posture a pu se justifier dans certaines circonstances historiques bien précises, elle semble tout simplement suicidaire dans une phase de recomposition et de réorganisation générales des mouvements sociaux.
Le parti pris de la Ligue communiste révolutionnaire semble être tout autre. Partant dun constat de défaite similaire, elle paraît avoir décidé de pratiquer une politique doctrinaire à la fois ouverte et critique. En témoigne précisément lintégration en son sein, depuis 1995, dun courant non marxiste, animé par le sociologue critique Philippe Corcuff, avec lequel elle débat sans relâche depuis lors. La LCR na certes en rien renié son marxisme, quelle a toujours su conserver vivant. Sa démarche consiste pourtant à confronter sa tradition avec dautres courants, qui, tout en pratiquant une critique sociale extrêmement rigoureuse, se réclament dauteurs variés, souvent en rupture avec la perspective marxienne.
Force est de constater que cette dernière cohabite aujourdhui, à gauche de la social-démocratie gestionnaire, avec des doctrines politiques qui ne lui sont en aucune manière réductibles. Dans la mesure où celles-ci rencontrent un écho favorable dans de larges franges de la population, la seule attitude acceptable à leur endroit est indéniablement celle de louverture critique.
- Lire à ce propos Christophe Aguiton et Daniel Bensaïd, Le retour de la question sociale, Lausanne, Page Deux,1997.
- Lire à ce propos Jérôme Duval et alii, Le «décembre» des intellectuels français, Paris, Raisons dagir, 1998.
- Edward Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Editions EHESS, 1988. Première édition anglaise 1966.
- Id., p. 11.
- Dont on sait, soit dit en passant, quil est plus le fait dEngels que de Marx lui-même. Voir à ce propos Maximilien Rubel, Marx critique du marxisme, Paris, Payot, 1974.
- La classe en soi se définit grosso modo par sa place dans le processus de production (le facteur «objectif») alors que la classe pour soi présuppose la présence dune conscience de classe (le facteur «subjectif»).
- Perry Anderson, «Renewals», in New Left Review, janvier-février 2000. Ce texte, ainsi que certaines des réactions quil a suscitées, seront bientôt disponibles en français sur notre site.