La marche au pouvoir de l’UDC

La marche au pouvoir de l’UDC

Avec La Conquête du pouvoir.
Essai sur la montée de l’UDC (Zoé, 2007), Pietro
Boschetti tente d’inscrire les succès actuels du parti de
Blocher dans l’histoire longue de la Suisse, en particulier
après la Seconde Guerre mondiale. Selon lui, l’UDC doit
son essor actuel autant aux caractéristiques des Trente
glorieuses (1945-1975) que des Trente calamiteuses (de 1975 à
nos jours) en Suisse. C’est le principal intérêt de
ce livre de 169 pages, qui permet de mieux saisir les
particularités du cas helvétique dans la progression plus
générale des forces populistes ultraconservatrices en
Europe.

Depuis la première moitié des années 90,
l’UDC-SVP (Union démocratique du centre en français
et Parti populaire suisse en allemand) a commencé sa fulgurante
ascension électorale. En moyenne nationale, cette progression a
été particulièrement rapide: 11,9% des voix en
1991, 14,9% en 1995 (+25%), 22,5% en 1999 (+51%), 26,7% en 2003 (+18%)
et 29,0% en 2007 (+9%). De toute évidence, la seconde
moitié de la décennie a marqué une nette
accélération, tandis que le chômage doublait et les
primes maladie explosaient (sous la houlette d’une
conseillère fédérale socialiste). Pourtant,
l’expansion de l’UDC est un phénomène
beaucoup plus complexe que ces données agrégées ne
pourraient le laisser supposer.

Les ingrédients du succès

Elle découle d’au moins trois processus combinés.
D’abord parti des campagnes, le parti de Blocher a su gagner la
métropole zurichoise en s’adressant à la fois aux
xénophobes de l’Action Nationale et aux
ultralibéraux du Parti des automobilistes, et ceci dès la
fin des années 801. En même temps, bien que
née en terre protestante, elle n’a cessé de
progresser vers les cantons catholiques, en faisant
systématiquement de la surenchère sur les valeurs
conservatrices patriarcales du Parti démocrate-chrétien
(PDC)2. Enfin, elle a conquis un électorat populaire
dans tout le pays à partir d’un discours politique
fondé sur un «chauvinisme social» parcimonieux qui
prétend réserver les «œuvres sociales»
aux résident-e-s de souche, laborieux et respectueux de
l’ordre établi, et stigmatise
l’«étatisme gaspilleur» qui distribue ses
largesses aux étrangers et étrangères (en
particulier non européens) et aux «profiteurs» sans
scrupule. Ce faisant, l’UDC a su exploiter à son avantage
le vieux fonds de commerce xénophobe qui avait marqué si
profondément le mouvement ouvrier et syndical helvétique
depuis des décennies.

Ce mélange explosif est le secret du développement de
l’UDC dans tout le pays (560 député-e-s élus
dans les parlements cantonaux, avec des scores supérieurs
à 30% dans 5 cantons: Schaffhouse, Thurgovie, Zurich, Glaris et
Argovie). Dans un tel contexte, dès l’automne 2005,
l’extension de la libre circulation aux nouveaux pays de
l’Union européenne, avec des mesures
d’accompagnement au rabais, a donné un nouvel élan
à la machine UDC sur un mode franchement raciste. En Suisse
romande, elle a su tirer profit de l’euro-optimisme béat
des élites (du PS aux Libéraux), relayé par les
principaux médias. Aux dernières élections
nationales, elle a ainsi gagné 0,7 point à
Neuchâtel, 2,1 dans le canton de Vaud, 2,8 à
Genève, et même 5,4 en Valais et au Jura. Dans
l’ensemble, il faut le dire, une telle ascension est sans
précédent dans l’histoire du pays.

Haute conjoncture et culte du «chacun-pour-soi»

Dans les années 1950-1970, la Suisse connaît des taux de
croissance sensiblement supérieurs à 4%, tandis que les
salaires réels progressent de plus de 3% par an, sans compter la
promotion de nombreux travailleurs nationaux qui profitent, au moins
dans un premier temps, de l’arrivée de centaines de
milliers d’immigrant-e-s moins qualifiés pour occuper de
meilleures positions. Après un retrait de six ans du Conseil
Fédéral, le Parti socialiste y revient en 1959, mais
cette fois-ci avec deux fauteuils: la «formule magique» est
née, qui traduit sur le plan politique
l’intégration accrue de la social-démocratie au
consensus helvétique. Quelques mois auparavant, à
Winterthour, le PSS avait adopté le programme le plus
modéré de son histoire, présentant
«l’économie sociale de marché» comme un
horizon indépassable…

A cette époque, les conventions collectives se
développent dans l’esprit de la paix du travail. Elles
renoncent le plus souvent à exiger des salaires minimaux,
préférant miser sur un marché du travail
très tendu. Dans ce contexte, le nombre croissant de
travailleurs et de travailleuses étrangers – de
175 000 en  1945 à 700 000 en 1965 –
est vite perçu comme une menace: rejetés comme des
concurrents à bon marché, voire comme des agitateurs
communistes, ils ne sont pas admis sans restrictions dans les
organisations syndicales… En 1970, 55% des membres de l’Union
Syndicale Suisse votent ainsi en faveur de l’initiative
Schwarzenbach – pourtant rejetée par 54% du corps
électoral – qui exige l’expulsion de 260 000
étrangers et étrangères.

Durant cette période, la hausse du pouvoir d’achat est
particulièrement spectaculaire: en 1950, le ménage moyen
consacre 32,2% de ses revenus à son alimentation, contre 22,7%
en 1970. Cependant, les gains collectifs sont beaucoup plus modestes,
dans un contexte où les grèves disparaissent
pratiquement. Les assurances sociales sont aussi à la
traîne de celles des autres Etats européens. En 1960, leur
financement est assuré directement, à raison de 33%, par
les assuré-e-s eux-mêmes, contre 26% en Allemagne et 16%
en France; à l’inverse, les patrons en financent 24%,
contre 43% en Allemagne et 63% en France. L’AVS, dont le principe
avait été accepté par le peuple en 1925, a vu
enfin le jour en 1948 (l’AI en 1960) et connaît sept
révisions à la hausse jusqu’en 1975. Cependant,
cette assurance solidaire joue déjà les seconds
rôles, devant la poussée des caisses de pensions
fondées sur la capitalisation (2e pilier), dont le
caractère complémentaire est soutenu par le PSS, et aux
progrès de l’épargne individuelle (3e pilier).

Retour de la dépression économique

En 1974-76, le retour brutal de la dépression économique
va miner les certitudes des décennies précédentes.
Il faut dire que le choc est sévère: baisse de 8% du PIB,
suppression de 330 000 emplois et expulsion de 250 000
immigré-e-s. Au début des années 70, la Suisse
contrôle 40% du marché mondial de l’horlogerie,
contre seulement 17% en 1981. Dans un premier temps, quelques fissures
se font jour à la surface de la paix sociale: manifestations
syndicales pour l’emploi, grèves localisées, appels
minoritaires à une politique plus combative (Manifeste 77 dans
la Fédération des travailleurs de la métallurgie
et de l’horlogerie, FTMH). Mais ces inflexions ne constituent en
aucune mesure l’amorce d’une stratégie de rechange,
alors que cette première onde de choc est rapidement suivie
d’une seconde, en 1981-83, qui va sonner le glas du plein emploi.

Pendant ce temps, dès 1974, les milieux bourgeois ont clairement
changé leur fusil d’épaule avec le plafonnement du
personnel fédéral, les paquets d’économies
successifs et la campagne du Parti radical au nom de «moins
d’Etat, plus de liberté» (1979). De 1975 à
1982, la Confédération a réduit ainsi de 5
milliards ses dépenses dans le domaine social. Dès 1980,
un Conseiller national radical argovien, Bruno Hunziker, lance la
bataille des privatisations: quelques années plus tard, les CFF
et les PTT ont été transformées en S.A.
Tétanisé, le PSS ne sait plus à quel saint se
vouer: électoralement, il dévisse (de 24,4% en 1979
à 18,5% en 1991). Bien décidé à rester au
Conseil fédéral, il entame dès lors son recentrage
vers le social-libéralisme et les «nouvelles couches
moyennes».

«Alleingang» et mondialisation heureuse

Dans le courant des années 80, l’UDC saisit bien la
portée du désarroi populaire qui résulte de la
crise sociale et des inquiétudes liées à la
mondialisation. Elle comprend très vite quel parti tirer
d’une défense intransigeante de l’identité
nationale. En 1986, elle obtient le refus de l’adhésion de
la Suisse à l’ONU. En 1989, avec l’affaire des
fiches et les résultats spectaculaires de la première
initiative du Groupe pour une Suisse sans Armée (GSsA), le
«modèle helvétique» semble voler en
éclats. Pourtant, tandis que les grands patrons annoncent un
durcissement des politiques néolibérales (Programme du
Vorort «Pour une Suisse compétitive et moderne» et
Premier livre blanc, de Fritz Leutwiler3 en 1991), le Parti
de Blocher obtient le rejet de l’Espace Economique
Européen (EEE en 1992), contre l’avis du Conseil
fédéral et des autres partis, annonçant la voie
des bilatérales, à laquelle la majorité des
milieux économiques dominants n’osait encore rêver.

Entre-temps, c’est sur fond d’une troisième
récession (1992-97), qu’éclate le scandale des
fonds juifs en déshérence. L’UDC réagit
à nouveau sur le mode de la forteresse assiégée,
défendant sans démordre l’attitude de la Suisse
pendant la Seconde Guerre mondiale. En 1995 paraît le Second
livre blanc, de David de Pury4, qui plaide pour une
politique économique et sociale subordonnée à la
compétitivité maximale des entreprises. En 1997, le
plafond des 200 000 chômeurs a été
crevé… tandis que les notions de précarité
(emplois temporaires, travail sur appel, temps partiels, contrats de
durée déterminée, etc.), mais aussi de working
poor (paupérisme), sont sur toutes les lèvres. Avec la
réduction des prestations sociales, la chasse aux
«abus» gagne en crédibilité. L’UDC en
fera désormais son cheval de bataille.

Des plus pauvres aux plus riches

Depuis le début des années 80, les syndicats ont perdu
20% de leurs membres. Aujourd’hui, 37% des salarié-e-s
sont couverts par des conventions collectives de travail, au contenu
souvent minimal, contre 50% en 1990. Selon Pietro Boschetti,
c’est dans ce contexte que le PSS tente de regagner le terrain
électoral perdu dans les classes populaires en ciblant les
«nouvelles couches moyennes». Ce virage est marqué
par des choix politiques lourds de sens: en 1991, le PSS donne sa
bénédiction à la TVA, qui pénalise au
premier chef les revenus les plus modestes; en 1995, il renonce au
référendum contre l’élévation de
l’âge de la retraite des femmes de 62 à 64 ans.

Pour un temps, cette tactique semble payer, puisque le PSS rebondit
d’un petit 18,5% en 1991, à 23,3% en 2003… Mais ce
succès est de courte durée: en 2007, le parti est
à nouveau retombé à 19,5%, en partie au profit des
Verts, très «compétitifs» dans les classes
moyennes. En même temps, l’UDC a gagné un grand
nombre de suffrages dans les milieux populaires: en 2003, elle
totalisait ainsi 35% des voix des ouvriers non qualifiés et 31%
de celles des ouvriers qualifiés (contre respectivement 23% et
25% pour le PSS). Mieux, elle obtenait 37% des suffrages des personnes
aux revenus inférieurs à 3 000 francs, soit trois
fois plus que le PSS. Et c’est seulement à partir
d’un revenu de 7000 francs par mois que les électeurs et
électrices étaient plus nombreux à voter
socialiste…

En même temps, l’UDC s’imposait de plus en plus comme
parti incontournable des cercles dominants de la bourgeoisie, aux
côtés de leurs partenaires traditionnels (radicaux,
démocrates-chrétiens et libéraux dans quelques
cantons). C’est aujourd’hui la seule force politique
capable de légitimer auprès de larges couches de la
population un programme de démontage social, fondé sur un
transfert massif de richesses en faveur des plus riches.
Déjà en 2003, à l’occasion de
l’élection de Christoph Blocher au Conseil
fédéral, une brochette de grands patrons avaient
volé publiquement à son secours. Sur ce point, le
«tout sauf Blocher» d’une partie de la gauche est
totalement à côté de la plaque. En effet, de quoi
Blocher est-il le nom, si ce n’est du désarroi absolu du
monde du travail, précisément en panne de gauche, et des
puissants intérêts du capital de la banque et de
l’industrie, à l’assaut du marché mondial?

Jean Batou



1    Hans Hartmann, « L’UDC
zurichoise à la conquête de la Suisse. Glissement de
terrain dans la banlieue», solidaritéS, ancienne
série n° 99, 8 nov. 1999. En ligne sur www.solidarites.ch.
2    Jo Lang, «L’UDC récolte
aujourd’hui ce que le PDC a semé jadis»,
solidaritéS, ancienne série n° 99, 8 nov. 1999. En
ligne sur www.solidarites.ch.
3    Ancien directeur, puis président de la
Banque Nationale ; membre ensuite des conseils
d’administration de Brown Boveri & Cie (aujourd’hui
ABB), Ciba-Geigy (aujourd’hui Novartis) et de Nestlé.
4    Economiste, avocat et diplomate, David De Pury
participa aux négociations pour l’adhésion de la
Suisse à l’EEE en 1992 et à l’OMC en 1994. Il
fut également coprésident du groupe ABB (Asea Brown
Boveri) et fondateur du journal quotidien Le Temps. Membre de plusieurs
conseils d’administration dont celui de Nestlé.