Un seul turbin, la planète entière
Un seul turbin, la planète entière
«Dans un monde de gagnants et de perdants, les perdants ne disparaissent pas simplement, ils cherchent un autre endroit où aller »
Jean Batou
LOIT vient de publier une importante étude à propos de limpact de la «mondialisation» sur les migrations internationales.1 «Vu quune totale liberté dimmigration ne fait pas lobjet dun accord universel, relève lauteur dès la première page, on peut craindre quun nombre croissant de migrants se retrouvent sans papiers et que les institutions relatives au travail, qui se sont développées pour répondre à des besoins nationaux, ne se révèlent inadéquates pour faire face aux besoins de protection sociale et de sécurité dune force de travail mobile à léchelle mondiale.» Peter Stalker pronostique en effet une croissance importante des flux migratoires planétaires dans ces prochaines années, liée à lintensification des effets destructeurs de la «modernisation» et du développement capitaliste, parmi lesquels il relève le rôle décisif de laccroissement des inégalités entre groupes sociaux, régions et pays.
Nous traiterons ici des liens entre le développement inégal à léchelle planétaire, relancé de façon accélérée par la mondialisation néolibérale, et les migrations internationales. Dans un prochain article, nous reviendrons sur les politiques mises en place par les principaux Etats «importateurs», qui débouchent sur lessor explosif de la catégorie des sans papiers.
Qui sont les migrant-e-s ?
Les migrations internationales constituent la pointe de liceberg dun phénomène infiniment plus massif. Ainsi, chaque année, 20 à 30 millions de «sans terre» quittent les campagnes pour sentasser dans les mégalopoles du Sud. Des études récentes concernant 10 grandes capitales du tiers-monde ont montré que la famille type à bas revenu ny disposait que de 6,1 m2 au sol sous abri et daucun accès à leau courante. La majorité de ces migrant-e-s sont plongés dans le secteur informel (60% de lemploi urbain en Afrique), marqués du sceau dune précarité absolue. Ils sont aux avant-postes des migrations modernes, sans avoir pourtant ni les moyens ni même lidée de quitter leur pays. Car il faut avoir de plus en plus de ressources, de connaissances et de relations pour sexpatrier. Ainsi, alors que lentrée des Porto-Ricains aux Etats-Unis est libre, elle ne concerne que les insulaires disposant dun certain niveau dinstruction.2 Que dire enfin des quelque 100 millions de Chinois déplacés au sein de ce pays-continent au cours de ces récentes années de réformes économiques libérales. Encore des migrants
Selon les estimations disponibles, en 1996, les migrations internationales de travailleurs devaient concerner 120 millions de personnes, soit 2,3% de la population mondiale, alors que les exportations de marchandises représentaient 29% du PNB (ensemble des richesses produites) de la planète.3 Cette comparaison, même si elle sous-estime sans doute les flux internationaux de main-duvre, montre que le capitalisme néolibéral applique toujours un régime plus restrictif à la circulation de cette marchandise particulière quest la force de travail salariée à léchelle planétaire. Mais ce qui frappe, cest lextension croissante du phénomène migratoire, qui touche massivement un nombre croissant de pays en tant quimportateurs ou exportateurs de main-duvre, voire les deux à la fois.
Géographie des migrations
Aujourdhui, les Etats-Unis reçoivent un flux net de lordre dun million de nouveaux immigrants chaque année, plus que tout autre pays développé. Rien dinédit pourtant sur le plan historique, puisque ceci ne représente que 0,35% de sa population totale, contre 1,5% en 1914. Ces travailleurs/euses sont occupé-e-s principalement dans lagriculture, dont ils/elles forment 73% de la main-duvre. Sur ce plan, on sait que lAngleterre, la France, lAllemagne et la Suisse, avaient pris des mesures volontaristes pour intensifier limportation de main-duvre sur une large échelle, et ceci depuis les années 50. Cest ainsi que lAllemagne arrive aujourdhui au deuxième rang, après les Etats-Unis, avec quelque 0,7 million dimmigrants supplémentaires par an entre 1988 et 1994.4 Le Japon est traditionnellement resté en retrait avec une population totale de 1,4 million dimmigrés en 1995 (1,1% de la force de travail). De 1990 à 1995, le solde migratoire des pays industriels a représenté près de 50% de leur croissance démographique totale.
Entre pays du Sud, les flux migratoires sont aussi considérables que mal connus. Par exemple, lAfrique du Sud est réputée compter 8 millions dimmigrés (du Mozambique, du Zimbabwe, du Lesotho), jusquà 20% de sa force de travail, pour lessentiel illégaux. De 1975 à 1990, les 7 Etats membres du Conseil de Coopération du Golfe, mettant à profit la hausse des cours du pétrole, ont embauché 4,1 millions de travailleurs immigrés supplémentaires, soit plus des deux tiers de la force de travail locale (84% au Kuwait, en 1996). Leur nombre a ensuite sensiblement diminué suite à la guerre en Iraq et à la chute du prix du brut.
De son côté, lAsie du Sud-Est compte probablement près de 3 millions de travailleurs migrants, certains pays, comme la Thaïlande, étant à la fois importateurs et exportateurs de main-duvre. Enfin, lAmérique latine nenvoie pas ses migrants seulement aux Etats-Unis : par exemple, lArgentine compte plusieurs centaines de milliers de clandestins, issus essentiellement des pays andins.
Développement inégal et migrations
Il ne fait guère de doute que les migrations soient stimulées par linégalité croissante des salaires et des conditions de vie à léchelle mondiale. En 1996, le Rapport du PNUD sur le Développement Humain notait sobrement que la part du gâteau à disposition des 20% les plus riches de la planète était passée de 70 à 85%, alors que celle des 20% les plus pauvres avait reculé de 2,3% à 1,4%. On sait combien le poids de la dette et limpact des Plans dAjustement Structurel ont contribué à accroître la pauvreté, la précarité et les inégalités. Dans de telles conditions, il nest guère surprenant que les frontières qui séparent les Etats-Unis du Mexique, mais aussi lUnion Européenne-Allemagne de la Pologne, constituent des lignes de fractures majeures, en bordure des deux plus puissantes économies du globe.
Des enquêtes ont établi quun migrant pouvait espérer multiplier son salaire horaire par 4 à 9 en passant du Mexique aux Etats-Unis, de Pologne en Allemagne, ou dIndonésie en Malaisie.5 Dans le même ordre didées, on a observé quune baisse des salaires de 10% au Mexique pouvait provoquer une hausse de 8% du nombre de clandestins interceptés par les garde-frontières américains. Ainsi, les crises financières successives du Mexique (1994-95), de la Thaïlande, puis de lensemble de la région (1997-98), étroitement liées à la libéralisation des flux financiers à court terme, se sont traduites par un accroissement de lémigration.
A linverse, lexpérience européenne a montré que, lorsque le ratio entre les salaires des pays importateurs de main-duvre (Allemagne, France, Belgique, Suisse) et celui des pays exportateurs (Italie, Espagne, Portugal) était tombé au-dessous de 4:1, les flux migratoires avaient rapidement diminué.6 Selon la distance et les difficultés relatives des migrations, ce seuil peut être sensiblement différent.
Nouvel ordre mondial, conflits et asile
Depuis la fin des années 80, la question des requérants dasile a été au centre des préoccupations politiques de lUnion Européenne et des Etats-Unis. A léchelle mondiale, leur nombre était passé denviron 30000 par an dans les années 70 à quelque 100000 au début des années 80, 200000 en 1985, 500000 en 1990 et plus de 800000 en 1992. Depuis lors, les politiques restrictives à leur égard se sont durcies à tel point, que le volume total des demandes est retombé aujourdhui autour de 300000, avec un taux de rejet extrêmement élevé.7
Bien évidemment, ce formidable ébranlement nest pas sans relation avec les grands chocs économiques, sociaux et politiques, provoqués par la mise en place du nouvel ordre mondial, qui ont servi de catalyseurs à de nombreux conflits régionaux (Ex-URSS, Ex-Yougoslavie, Afrique, Kurdistan, Colombie, etc.). Par exemple, dans lex-URSS, 9 millions danciens citoyen-e-s, dont un bon tiers de Russes, ont dû quitter les nouvelles républiques, entre 1990 et 1996, suite à léclatement de lUnion, pour échapper aux politiques hostiles aux minorités.
Libéralisation des échanges et migrations
Suite aux accords du GATT, dits de lUruguay Round, les Philippines ont dû abandonner leurs quotas dimportation de produits alimentaires. En 1995, pourtant, chaque agriculteur américain recevait encore 29000 $ par an daides publiques diverses, soit 100 fois le revenu dun agriculteur philippin Selon lOxfam, une ONG, les conséquences de ces mesures de libéralisation brutales menacent le gagne-pain de 2,5 millions de personnes. Parmi les producteurs de blé de Mindanao, un tiers des enfants de moins de 5 ans souffrent déjà de malnutrition.8
Ce qui est vrai des Philippines lest aussi du Mexique, qui a cessé de soutenir sa production de céréales, pourtant directement soumise à la concurrence des Etats-Unis, pénalisant ainsi 2,4 millions de petits producteurs, dont 600000 devraient immigrer aux Etats-Unis. Par ailleurs, la Banque Mondiale estime que lALENA (Accord de Libre Echange USA-Canada-Mexique) devrait faire perdre aux pays de la Caraïbe un tiers de leurs exportations vers les Etats-Unis. Les victimes directes de ces ajustements auraient dès lors le «choix» entre misère et émigration (New York Times, 30 janvier 1997).
La Corée, un contre-exemple?
La Corée est souvent citée en exemple pour avoir réussi à stopper lémigration de sa main-doeuvre, grâce à une croissance tirée par les exportations, qui a suivi schématiquement quatre étapes :
1. matières premières (agricoles et minérales),
2. produits industriels peu élaborés (textiles et chaussures),
3. biens durables (navires, voitures et machines électriques),
4. articles de haute technologie.
On sait que cest la troisième étape qui a contribué le plus à lassèchement du marché du travail local.
Cest pourquoi les pays émergents de la seconde génération (Indonésie, Malaisie, Thaïlande, Mexique, etc.), qui sont passés sans transition de la phase 2 à la phase 4, ne sont pas parvenus à réduire leurs flux migratoires. En effet, leurs secteurs les plus modernes ne sont souvent que des filiales de grandes multinationales, qui développent des productions à faible intensité de travail (si le travail représente 30% du coût dune chaussure ou 10% de celui dune voiture, il ne pèse plus que 5% dans celui dune télévision couleur ou 3% dans celui dun semi-conducteur) (The Economist, 1er octobre 1994).
Effets des revenus des migrants sur les pays dorigine
Avec le développement de la mobilité du travail, en période de libéralisation des flux financiers, les transferts opérés par les migrants afin daider leurs familles à sen sortir jouent un rôle économique essentiel. En 1995, on estimait la totalité de ces revenus à 70 milliards de dollars, contre moins de 2 milliards en 1970.9 A cela, il convient dajouter une proportion croissante de transferts informels, non répertoriés (plus de la moitié selon les pays). Pour lEgypte, ces revenus correspondent à peu près à ceux du pétrole, du canal de Suez et du tourisme réunis ! Plus que les investissements productifs, ils favorisent limportation de biens de consommation et le financement dautres projets démigration. On sait en effet le rôle essentiel que jouent les réseaux familiaux pour faciliter larrivée de nouveaux migrants.
Le rapatriement dune partie des revenus des émigrés a permis la diffusion de biens et de services nouveaux, qui constituent autant de ponts avec léconomie mondiale. Par exemple, McDonalds dispose de 19000 points de vente à léchelle internationale, dont une fraction non négligeable dans les pays à faibles revenus. En Egypte, on ne traduit plus le nom de certains articles, comme apple pie (tarte au pomme) ou milk shake (frappé), qui sont simplement translittérés en arabe. Aux Philippines, près de 40% des programmes de télévisions sont importés. De 1985 à 1994, le nombre total de communications téléphoniques mondiales a triplé ; cette évolution concerne aussi le Sud. Dans la petite ville de Paz Arriba (3000 habitants), au Salvador, le bureau de la compagnie Antel (téléphone public) est devenu le centre de la vie sociale. Il établit près de 400 communications mensuelles avec les Etats-Unis (Washington Post, 18 septembre 1995). Internet et le courrier électronique offrent également de formidables possibilités déchange relativement bon marché. La baisse des prix des billets davion banalise en même temps les voyages transcontinentaux. On le voit, il y a bien une synergie puissante de la marchandisation internationale, de la croissance des inégalités et des migrations.
- Peter Stalker, Workers Without Frontiers. The Impact of Globalization on International Migrations, O.I.T., Genève, Boulder (Col.) & Londres, 2000.
- R. Freeman, «Immigration From Poor to Wealthy Countries: Experience of the United States», European Economic Review, 37, 1993.
- Hania Zlotnik, « The Dimensions of International Migrations », Technical Symposium on International Migration and Development, United Nations ACC Task Force on Basic Social Services for All, La Haye, 1998.
- Münz, R. et Ulrich, R., « Germany and its Immigrants: A Socio-Demographic Profile », Journal of Ethnic and Migrations Studies,
- P. Stalker, op. cit., pp. 21-22.
- H. Werner, « Economic Integration and Migration : The European Case », in J. van den Broeck (éd.), The Economics of Labour Migration, Cheltenham, Edward Elgar, 1996.
- Inter-Governmental Consultations on Asylum, Refu-gee and Migration Policies in Europe, North America and Australia (IGC), 1999.
- Watkins, K., « Globalization and Liberalization : Implications for Poverty, Distribution and Inequality», Human Development Report Office, Occasional paper, 32, New York, 1997.
- Migration News, 1998 www.migration.ucdavis.edu