La Dette Roman de la paysanerie brésilienne - Maurice Lemoine


«La dette»


Dans un roman qui adopte le point de vue des principales victimes du «nouvel ordre mondial», à savoir les paysans, Maurice Lemoine retrace quinze années (de 1975 à 1990) de l’histoire du Brésil, de la dictature à la «démocratie», marquées par le terrible fardeau de la dette1. Il sera à Genève le 15 mars pour nous en parler.

Florence Gerber*


Maurice Lemoine, rédacteur en chef adjoint du Monde diplomatique, connaît très bien l’Amérique latine pour la parcourir inlassablement depuis trente ans. Cette expérience transparaît dans son roman, dans lequel il parvient à rendre concrètes les terribles souffrances du peuple brésilien, en particulier celles des paysans. Car Lemoine ne se contente pas de raconter une histoire: son roman est éminemment politique, il y prend clairement position. Ainsi, il condamne fermement les grands propriétaires terriens (avides de pouvoir et d’argent, ils engagent des hommes de main sanguinaires pour mener une guerre sans merci contre les paysans, les syndicalistes, et les curés), les militaires (qui sont surtout là pour protéger les grands propriétaires quand les paysans revendiquent leurs droits de façon un peu trop déterminé), les juges (impuissants et corrompus), la police (torturant à tour de bras dans de sordides prisons), la haute hiérarchie catholique (réactionnaire, trop souvent à la solde des puissants, qui laisse assassiner ses «curés rouges» sans broncher), et bien sûr le FMI, l’un des principaux acteurs de l’enrichissement du Nord sur le dos du Sud.

La spirale

Car c’est bien là l’effet dévastateur de la dette: elle enferme les pays du Sud dans une spirale infernale de remboursements hors de portée; elle les condamne, en vertu d’un système d’intérêts inique, à reverser des sommes largement supérieures à celles prêtées au départ; et surtout elle les soumet aux diktats impitoyables de l’économie de marché, puisque les prêts sont accordés en échange de l’application des plans d’ajustement structurel. Ceux-ci permettent aux institutions financières internationales d’imposer au monde entier un capitalisme débridé. En outre, lorsque les prêts ont été contractés par des régimes criminels, les gouvernements qui leur succèdent ont beau se vouloir démocratiques, ils héritent de ce «cadeau» empoisonné…

Pourquoi une fiction?

L’avantage du recours à la fiction romanesque réside en ce que cette tragédie prend corps sous les yeux du lecteur à travers l’histoire de personnages de chair et de sang. Non seulement la problématique y est plus facile à comprendre que dans des textes plus techniques et parfois plus rébarbatifs, mais en outre elle nous devient ainsi très proche, et peut-être d’autant plus révoltante…2

L’histoire se passe à Rivière-des-Gueux, hameau amazonien misérable et ignoré du monde entier. Le narrateur, Rapaz (dont les parents, pauvres paysans, portent des prénoms lourds de symboles: Démocracio et Libertad), enfant au moment où débute le roman, va grandir au milieu de ces perpétuels opprimés que sont les paysans. Un colonel cruel, «élu» maire dans des conditions plus que douteuses, avec le soutien des notables locaux, s’approprie à coup de menaces, d’incendies, voire d’assassinats, les lopins que les paysans avaient arraché à la forêt. Il règne sans partage sur les lieux. Et il n’hésite pas à accepter le prêt mirobolant accordé par F. Emmy, «l’Amerlo», pour «développer le hameau»… Il finira par s’en aller, après s’être dûment enrichi et non sans laisser en place ses tueurs à gages. Son successeur, Démocracio, rescapé de 10 ans de prison, s’efforcera en vain, vite désabusé, de sortir Rivière-des-Gueux de l’impasse…

En face, les paysans ne subissent pas sans réagir les fléaux qui s’abattent sur eux: faim, salaires misérables, conditions de travail dignes de l’esclavage, menaces permanentes et mort violente de plusieurs d’entre eux. Soutenus par deux religieuses françaises et le père Josimo (qui prêche inlassablement l’Evangile des pauvres), ils se réunissent, débattent, créent un syndicat, organisent des marches de revendication… Les femmes ne sont pas en reste dans ce combat acharné, mais en bonne partie désespéré: les forces en présence sont par trop inégales. Le roman de Maurice Lemoine est dur, âpre, mais il permet de saisir clairement les enjeux de cette problématique et de sortir de l’oubli ceux qui subissent dans leur chair, au quotidien, les ravages du système dominant et de la dette.


    * Membre du CSAB


  1. La dette, roman de la paysannerie brésilienne, Nantes, L’atalante, coll Comme un accordéon, 2001
  2. Lemoine clôt, hors fiction, par 2 postfaces qui expliquent le phénomène de la dette internationale et la situation des paysans brésiliens