Entretien avec Alain Gresh


Entretien avec Alain Gresh


A l’occasion de la parution de son dernier livre, Israël, Palestine. «Vérités sur un conflit» (Fayard, 2001), nous nous sommes entretenus avec Alain Gresh, rédacteur en chef du Monde Diplomatique et auteur de nombreux ouvrages.1

Razmig Keucheyan

Alors que la lutte palestinienne occupait une place centrale dans les mouvements sociaux des années 1960-70, elle semble aujourd’hui reléguée à l’arrière-plan des préoccupations de la gauche. Votre ouvrage a-t-il pour vocation de réintroduire le conflit israélo-palestinien dans l’agenda du mouvement social?


Pas vraiment. D’abord, votre jugement sur l’importance du soutien aux Palestiniens par le passé me paraît optimiste. Le développement d’un mouvement de solidarité envers ce peuple a toujours été difficile. Deux raisons à cela: d’une part, le rapport entre la création d’Israël et la Shoah, de l’autre, la croyance en la nature socialiste du régime israélien. Par ailleurs, contrairement à ce que l’on pourrait croire, la compréhension de ce problème dans l’opinion publique a beaucoup progressé avec le temps.


Mon livre est né d’une révolte liée à la manière dont le conflit a été traité par les médias. Il est le fruit d’une inquiétude face aux explications «ethniques» ou «communautaires» très répandues aujourd’hui à son propos. Pour les gens de ma génération, l’idée que le problème découlerait de l’affrontement entre deux «cultures» irréconciliables est intolérable. Notre lecture du conflit israélo-palestinien n’était ni religieuse, ni nationale, mais laïque et internationaliste. Nous étions solidaires avec le peuple palestinien pour la simple raison qu’il était opprimé. C’est cette approche internationaliste que j’ai voulu transmettre à la génération de ma fille, à qui le livre est dédié.


Les intellectuels occidentaux paraissaient jadis favorables à la cause palestinienne. Or, ils jouent aujourd’hui pour la plupart un rôle de légitimation des décisions israéliennes. Y a-t-il eu un revirement de leur part, et si oui, pour quelles raisons?


Je ne pense pas qu’il y a eu revirement. Les intellectuels ont toujours eu de la peine à prendre position en faveur des Palestiniens. L’exemple le plus célèbre est celui de Jean-Paul Sartre qui, malgré une attitude courageuse concernant de nombreux conflits, a été pour le moins timide par rapport à celui-ci. Un intellectuel européen ne peut aborder le problème israélo-palestinien en oubliant le génocide des juifs, lequel rend compliquée toute distance critique par rapport à Israël.


Il est vrai également que l’émergence récente d’un Islam politique a crée des réticences face à la cause palestinienne, et a suscité une identification accrue avec les Israéliens. Il existe aujourd’hui un sentiment anti-islamique bien implanté en Europe, qui touche d’ailleurs une partie de la gauche, y compris une gauche se prétendant universaliste. La plupart des intellectuels dont je discute les propos dans mon livre se disent universalistes. Or, lorsqu’on en vient au conflit israélo-palestinien, ils soutiennent des thèses qu’ils n’oseraient pas même concevoir dans d’autres contextes. Cette dichotomie entre les valeurs et les discours me semble importante pour comprendre l’attitude de nombreux intellectuels envers cette question.


Perry Anderson a affirmé récemment2 que Yasser Arafat était l’un des leaders politiques actuels les plus incompétents. Etes-vous d’accord avec ce jugement, et quel bilan tirez-vous de sa gestion des territoires autonomes?


La structure «quasi-étatique» mise en place en Palestine est un désastre. Elle est mal gérée et autoritaire, d’autant que les Occidentaux ont fait pression sur Arafat pour qu’il brise l’opposition – même démocratique – aux accords d’Oslo. D’un autre côté, il est difficile de tirer un bilan concernant l’Autorité palestinienne dans les circonstances actuelles. Si celle-ci avait été établie en 1993, au lendemain d’Oslo, tout le monde aurait reconnu en Arafat un leader respectable.


Cela étant, même si la direction palestinienne est incompétente, même si on supposait qu’elle a eu tort de refuser certaines offres israéliennes, cela ne changerait rien au problème. Les droits des Palestiniens ne dépendent pas de la qualité de leurs dirigeants. Personne n’a exigé du pouvoir koweïtien qu’il soit démocratique avant de venir à son secours lors de l’invasion irakienne. Autrement dit, on ne peut pas utiliser l’incompétence d’Arafat pour dénier aux Palestiniens le droit de construire un Etat indépendant. La direction politique qu’ils se donneront sera ensuite leur propre affaire.


Vous affirmez que l’émergence du sionisme n’est compréhensible que dans le cadre du colonialisme. Vous ajoutez qu’Israël est basé sur un «fait colonial», mais n’est pas une «société coloniale». Quelle est la différence?


Le sionisme s’est développé en Europe de l’Est sur les mêmes bases que le mouvement dit des nationalités. Les juifs avaient toutes les caractéristiques d’une nation: ils parlaient la même langue, se réclamaient d’une même foi, bref, ils constituaient une «communauté de destin». Leur particularité tenait au fait qu’ils ne possédaient pas de territoire. Or, une fois prise la décision de s’installer en Palestine, le sionisme a comblé ce «retard» le séparant du colonialisme. A l’époque, il revendiquait explicitement sa dimension coloniale – ce qui n’est évidemment plus le cas aujourd’hui. Lorsque je dis qu’Israël est basé sur un fait colonial, mais n’est pas une «société coloniale», je souligne simplement le fait que contrairement à la société sud-africaine par exemple, c’est une société qui pourrait se passer de la force de travail indigène.


J’ajoute que les dirigeants israéliens conservent jusqu’à nos jours une vision coloniale du conflit. Moché Katsav, le Président israélien, affirmait par exemple en mai 2001:«Il existe une immense fracture entre nous et nos ennemis (…). Ils sont nos voisins ici, mais on a l’impression qu’à une distance de quelques centaines de mètres il y a des gens qui ne sont pas de notre continent, de notre monde, mais qui finalement appartiennent à une autre galaxie.» A mon avis, l’échec des accords d’Oslo est venu avant tout de l’incapacité des Israéliens à accepter les Palestiniens comme des êtres humains à part entière, avec, comme eux, un besoin d’autodétermination.


Le sionisme n’était pas la seule option politique pour les juifs au début du siècle. Vous évoquez l’expérience du «Bund», ce mouvement juif socialiste implanté en Lituanie, en Russie et en Pologne. Celui-ci aurait-il pu changer le cours de l’histoire juive au XXe siècle?


Le sionisme était minoritaire dans certaines régions. En fait, l’option la plus courante à l’époque était de s’installer dans la véritable terre promise: les Etats-Unis. Des millions de juifs y ont émigré, alors que quelques dizaines de milliers seulement se rendaient en Palestine. Parmi les individus actifs politiquement existaient trois courants: les sionistes, les communistes et les bundistes. Ces derniers étaient souvent les plus nombreux. En Pologne, en 1939, les élections communautaires ont sanctionné le triomphe du Bund. Le mouvement sioniste a finalement triomphé, mais ce n’était qu’une option parmi d’autres. Ceci contredit l’idée que le peuple juif, depuis deux mille ans, n’aspirait qu’à retourner en Palestine. Si tel avait été le cas, on se demande pourquoi il aurait attendu si longtemps…


L’une des raisons principales du succès du sionisme est l’émergence d’une nouvelle forme de judéophobie en Occident. Cette dernière date environ de 1880, et a pour caractéristique d’être raciale, alors que la judéophobie trouvait précédemment son origine dans des considérations pseudo-religieuses. L’immigration massive en Palestine date en fait de l’arrivée de Hitler au pouvoir.


Vous revenez, dans votre ouvrage, sur l’expérience des kibboutz. Quelle est la part de la réalité et du mythe concernant cette expérience, et quelle est la situation actuelle des kibboutz?


Les kibboutz sont aujourd’hui en faillite. Ils ont représenté un espoir pour beaucoup de gens. L’historien Zeev Sternell a montré que les kibboutz, comme le socialisme qui les inspirait, étaient dès le départ à forte coloration nationaliste. Ils constituaient souvent des avant-postes armés face aux arabes, même s’ils fonctionnaient parfois de façon réellement socialiste. Quoiqu’il en soit, ils ne jouent aujourd’hui plus aucun rôle économique et social.


Quelle est l’économie politique du conflit israélo-palestinien? Certains disent qu’Israël est un «Etat rentier», qui mène une guerre largement au-dessus de ses moyens et ne survit que grâce aux subventions américaines.


Ceci n’est plus vrai. Bien sûr, Israël est aidé par les Etats-Unis, mais c’est un Etat moderne viable économiquement. Le domaine des hautes technologies y est particulièrement développé. Israël pourrait se passer de l’aide économique – mais non militaire – américaine. Les Etats-Unis discutent d’ailleurs depuis plusieurs années de réduire cette aide. Israël a été un Etat dépendant par le passé, mais est aujourd’hui autonome sur le plan économique.


Edward Saïd parle du sionisme comme du dernier «tabou» des Etats-Unis3. Il ajoute qu’Arafat a commis une grave erreur en s’en remettant à eux comme médiateurs. Quel est le degré d’implantation du sionisme aux USA? Par ailleurs, l’arrivée de Bush change-t-elle quelque chose à la situation?


Il existe un débat consistant à se demander si la politique américaine envers Israël est fondée sur la puissance du lobby juif, ou si elle découle des intérêts américains dans la région. Je pense qu’il faut intégrer ces deux aspects. Le lobby est loin d’être tout puissant, et a connu des périodes de crise, notamment en 1991-92 lorsque l’administration de Bush-père a refusé de garantir certains crédits à Ytzhak Shamir. De même, les Américains exigent aujourd’hui le calme en Palestine, c’est-à-dire au moins un cessez-le-feu. Je pense qu’ils parviendront à l’imposer, quelle que soit la force du lobby juif.


L’administration de Bush-fils est à mon avis aussi pro-israélienne que l’ancienne. Ce fait trouve son origine dans les intérêts économiques et militaires des Etats-Unis. Les Américains savent que dans la région, Israël est leur allié le plus sûr, le seul qui ne risque pas, un jour, d’être déstabilisé par des mouvements radicaux anti-occidentaux.


Quel est le poids du «camp de la paix» en Israël?


Le camp de la paix est aujourd’hui dans une situation catastrophique. Tout d’abord, il a vraiment cru qu’Arafat avait refusé une proposition mirifique de Ehud Barak à Camp David – ce qui est faux. Ensuite, des événements comme la seconde Intifada ou la révolte des Arabes israéliens ont crée un choc profond en son sein. Arafat porte d’ailleurs une part de responsabilité dans cette situation, car il n’a pas su s’adresser à l’opinion israélienne comme il l’aurait dû. Pour reprendre une expression de Michel Warshawski, je dirais qu’Oslo était une occasion pour les Israéliens de faire la paix «à un prix très réduit», sans remettre en cause les grandes lignes de leur politique. Ceci explique la difficulté du camp de la paix à se remettre de cet échec, car la prochaine occasion de faire la paix impliquera sans doute une mise en question beaucoup plus profonde de l’Etat d’Israël.


Quelles chances y a-t-il de voir le sort des 3.7 millions de réfugiés palestiniens réglé? Plus généralement, peut-on espérer que les résolutions des Nations Unies seront traitées à l’avenir par Israël avec moins de cynisme?


Pour ce qui concerne les résolutions de l’ONU, je crois qu’il y a peu de chances. En revanche, les conversations de Taba de janvier 2001 ont fait passablement avancer le problème du retour des réfugiés. Ce n’était évidemment pas une solution parfaite, ni même complète, mais on a assisté à la reconnaissance par Israël d’un certain degré de responsabilité dans la situation des réfugiés palestiniens. Il s’agissait en fait de la reconnaissance du principe du droit au retour, ce qui n’est bien entendu pas la même chose que son application concrète. Mais nous n’y sommes déjà plus, puisque Sharon refuse obstinément de négocier. Même sous forte pression américaine, peu de résultats sont à espérer de ce point de vue.


Quelles répercussions les récents attentats de New York auront-ils sur la situation au Proche-Orient?


On a pu craindre, au début, que ces attentats aboutiraient à une sorte de feu vert américain aux Israéliens pour en finir avec l’Autorité palestinienne. En fait, c’est le contraire qui se produit. Les Américains sont en train de créer une grande coalition contre le terrorisme. Dans ce contexte, ils ont besoin de l’appui des Arabes modérés, ainsi que d’un certain calme dans le monde musulman. La dernière chose qu’ils souhaitent est une explosion en Palestine. Ils exercent par conséquent une pression considérable sur Sharon pour qu’il permette les rencontres entre Arafat et Peres.


Vous considérez l’idée d’un Etat binational comme utopique. Cela ne revient-il pas à souhaiter la création d’Etats ethniquement homogènes?


Tirons un parallèle avec la Yougoslavie. Je préfère la Fédération yougoslave à ce qui s’est mis en place depuis lors. Du point de vue du rapport entre les nationalités, la Fédération était de toute évidence supérieure à la situation présente. On n’en finit jamais avec l’homogénéité ethnique: le conflit est passé de la Croatie à la Bosnie, puis au Kosovo, puis à la Macédoine, et à chaque fois, une nouvelle «ethnie» était mise en minorité.


En même temps, il y a les rapports de force concrets, qui jouent fortement en Palestine. Le dépassement des nationalismes – qui, à mon avis, est réellement à l’ordre du jour – ne peut s’effectuer que lorsque les nationalités ont réalisé pleinement leurs aspirations. Ce n’est qu’à partir de la création de l’Etat palestinien qu’un nouvel éclairage sera jeté sur les limites du projet national de ce peuple. Il sera dès lors possible d’envisager autre chose, par exemple des entités pluri- ou supranationales. L’adjectif «utopique» n’était pas pour moi péjoratif, il désignait une réalité éloignée, mais envisageable à terme.


* Propos recueillis par Razmig Keucheyan



  1. Voir par exemple «Les 100 portes du Proche-Orient» (avec Dominique Vidal, L’Atelier, 1996) et «L’Islam en questions» (avec Tariq Ramadan, Actes Sud, 2001).
  2. Perry Anderson, «Scurrying towards Bethlehem», New Left Review, juillet-août 2001.
  3. Edward Saïd, «America’s last taboo», New Left Review, novembre-décembre 2000.