Cecilia Bartoli, Sacrificium

Cecilia Bartoli, Sacrificium



Celle que l’on appelle
« La Bartoli », comme on disait
« La Callas », n’est pas une cantatrice
comme les autres. Rare à l’opéra, elle construit
plutôt sa carrière sur les récitals. Ses disques
sont autant de projets personnels. Le dernier évoque le
sacrifice de centaines de milliers de garçons au nom de la
musique : les castrats. Et leur rend un hommage somptueux.

L’énorme succès public que connut le disque que
Cecilia Bartoli consacra aux airs de Vivaldi fit connaître
largement la virtuosité incomparable de la chanteuse, qui
débuta dans le répertoire rossinien avant de
s’intéresser, avec rigueur et passion historique, au chant
baroque. Sens du baroque et virtuosité maîtrisée
sont évidemment des qualités fondamentales pour
interpréter la musique écrite pour les castrats, aux
XVIIe et XVIIIe, principalement en Italie.

    Un film, Farinelli, a
« starisé » cette figure insolite du
chant, jouant de son charme androgyne et d’une voix à
nulle autre pareille, dont les falsettistes actuels (haute-contre et
contre-ténor) ne peuvent nous donner qu’une idée
approximative. La pratique de la castration est au croisement de trois
conditions : elle se nourrit de la pauvreté du monde
rural surtout autour de Naples, principale « usine
à castrats ». Dans toute l’Italie, on estime
que quatre mille enfants étaient castrés chaque
année. L’interdiction du chant féminin par
l’Eglise (interdit par Clément IX) crée
évidemment une demande régulière. Durant trois
siècles, à Rome, les parties d’alto et de soprano
furent chantées par les castrats dans les Eglises, bien que la
castration y fut punie de mort… Le chœur pontifical comptait
encore en 1898 sept castrats, dont Allessandro Morechi, le dernier
à s’éteindre et qui laissa au disque quelques
témoignages de son art, entre 1902 et 1904. Troisième
condition : une industrie naissante du spectacle, qui entendait
bien tirer profit des « étoiles » du
moment : « Les rêves
désespérés de parents miséreux
constituaient la source à laquelle hommes d’affaires
avisés, imprésarios assidus et professeurs de chant
ambitieux vinrent puiser, flot intarissable de créatures
merveilleuses destinées à satisfaire, par une
virtuosité et une magnificence littéralement
inouïes, le goût pour des plaisirs toujours plus exotiques
des membres de la noblesse, des passionnés d’opéra
et des dignitaires ecclésiastiques » (extrait du
livret, très complet).

    C’est en pleine connaissance de cet
arrière-fond économique, social et culturel que Cecilia
Bartoli aborde ces airs, dont onze sont enregistrés en
première mondiale. Mais aussi en sachant
l’épouvantable réalité du sacrifice de
centaines de milliers de vies incurablement mutilées
psychiquement et physiquement. Pour quelques centaines de
réussites, des milliers de cohortes de dégringolades dans
l’échelle sociale et humaine. Celle qui disait regretter
d’avoir dû sacrifier une partie de sa jeunesse et de son
adolescence à son art était certainement bien
placée pour interpréter les airs destinés à
ces chanteurs plongés dans l’incomplétude. Ecoutez,
par exemple, le quatrième air, Parto, ti lascio, o cara de
Nicola Porpora, un grand air d’adieu, superbe, que Cecilia
Bartoli remplit d’une douleur très douce, comme en
écho de la situation des castrats, stars avant l’heure des
scènes européennes. Et si vous voulez rester
médusé devant leur maîtrise, leur
virtuosité, le premier air, toujours de N. Porpora, Come nave in
mezzo all’onde, véritable feu d’artifice vocal vous
rappellera les années de formation de conservatoire suivies par
les Farinelli, Caffariello et autres Porporino. Sans oublier, dans le
bonus, l’un des airs d’opéra les plus connus du
monde, Ombra mai fu de G. F. Haendel. Pour ne rien gâter, Cecilia
Bartoli est accompagnée par l’un des meilleurs orchestres
baroques italiens sur instruments anciens, le Giardino Armonico.

Daniel Süri
Cecilia Bartoli, « Sacrificium. La scuola dei
castrati », Il Giardino Armonico, dir . Giovanni Antonini.
Decca, 2 CD (dans l’édition de luxe), plus un épais
livret avec lexique et reproductions d’époques très
intéressant.