Daniel Bensaïd, un parcours militant et intellectuel

Daniel Bensaïd, un parcours militant et intellectuel



Décédé le 12
janvier 2010, Daniel Bensaïd avait accordé en mars 2006,
à l’occasion de la publication de son autobiographie Une
lente impatience, un long entretien à la revue Mouvements, dans
lequel il revenait sur son parcours militant et intellectuel. Nous
publions de larges extraits de ce texte, intitulé
« Quand l’histoire nous
désenchante ». Il peut être consulté
dans son intégralité sur le site de la revue
www.mouvements.info/Quand-l-histoire-nous-desenchante.html

Mouvements : La lecture de Une lente impatience (1)
donne l’impression que la génération venue à
la politique autour de 1968, obsédée par la figure
tutélaire des militants des périodes
précédentes dont l’engagement avait une tout autre
portée, vit dans une sorte de posthéroïsme.

Daniel Bensaïd :
Certains passages inspirent peut-être cette impression de
« posthéroïsme », mais
c’est une lecture a posteriori. Nous espérions encore que
notre épopée était devant nous. Contrairement
à ce que laisse entendre le scénario de Semprun pour La
guerre est finie, le film sorti en 1967, la guerre n’était
pas finie pour nous : la page du nazisme n’était
pas entièrement tournée. Il y avait aussi les guerres de
libération coloniales, et nous avions des comptes à
demander quant aux crimes nazis. Nous nous situions plutôt dans
la continuité de cette histoire, de la révolution russe
à Auschwitz et Hiroshima. Les éléments
structurants étaient encore ceux de la résistance, de la
guerre civile espagnole et de l’après-guerre. Cet
imaginaire-là a certainement pesé sur nos formes
d’engagement. Il me semble que la page n’a vraiment
été tournée qu’à la fin des
années 1970, avec la normalisation de la transition en Espagne
et le coup d’arrêt à la révolution
portugaise. Mais dans l’immédiat après-68, cette
sorte de « rendez-vous manqué avec
l’histoire » – c’est le titre du livre
de Régis Debray sur Pierre Goldman – a sans doute
légitimé ce que j’ai appelé notre
« léninisme pressé ». Ce point
retient beaucoup l’attention de Jean Birnbaum dans son livre,
Leur jeunesse et la nôtre (2) :
« substitutisme » militaire, idée
selon laquelle : « Puisque
l’événement ne vient pas à nous, on va aller
à l’événement, le provoquer. »

    Pour Birnbaum, les vétérans en voie de
disparition des années 1930 et de la Résistance ont fait
l’histoire, alors que les soixante-huitards ont cru la faire, et
que les suivants gèrent les restes. On ne choisit ni sa
situation ni son histoire. Il faut revenir à une vision plus
prosaïque de la politique. Après les illusions lyriques,
tout le défi consiste à faire ce qu’on doit faire,
sans se sustenter de récits illusoires. Ce n’est pas moins
noble. Il y a des flux et reflux de la temporalité politique. En
termes de générations, le cas d’Olivier Besancenot
est atypique. Il est entré dans le militantisme politique
à contretemps : 1991, c’était le pire moment
pour quelqu’un qui avait 14 ans. Depuis 1995, des choses se sont
remises en marche : un renouveau partiel des mouvements sociaux,
mais aussi ce qu’il est convenu d’appeler, même
s’il est très pluriel, le mouvement altermondialiste. On
voit émerger de nouvelles forces, des volontés militantes
qui s’expriment différemment. Nous avions
été portés par la guerre d’Algérie ou
l’exemple du Che. Aujourd’hui, on va chercher ce qui
soulève l’enthousiasme nécessaire pour consacrer
son énergie à une cause dans le mouvement
altermondialiste, dans telle ou telle lutte partielle, ou dans des
figures comme celles du sous-commandant Marcos ou d’Hugo
Chávez.

Cette indispensable part de romantisme, que vous appelez les
illusions lyriques, peut-elle jouer quand les bilans sont aussi
décevants ?

Elle existe ou elle n’existe pas. Je ne suis pas tellement
d’accord avec la façon dont Michael Löwy valorise
sans balance le romantisme comme protestation contre la
modernité capitaliste. Je suis plutôt, comme aurait dit
Péguy, pour la mélancolie classique. Je porte beaucoup
d’intérêt à la figure de Blanqui ; or, il
n’y avait pas plus antiromantique que lui. Mais je ne
conçois pas non plus d’engagement qui reposerait sur une
pure rationalité. C’est un peu une illusion
d’intellectuel qu’implique, d’ailleurs, la notion
d’intellectuel engagé : on serait d’abord
intellectuel, puis on s’engagerait. Cela ne se passe pas ainsi.
La raison se mêle toujours à une part de rêve et de
passion, de messianisme, même si ce terme n’a pas bonne
presse aujourd’hui, en raison de lectures à contresens.
C’est une des dimensions de l’action politique. Il peut
aussi y avoir une part d’utopies en miettes : si
l’horizon des grands changements politiques apparaît
improbable, on aura des utopies partielles, dont Ernst Bloch avait
déjà fait un inventaire dans le premier tome du Principe
espérance.

Sur la question du bilan, vous dites : « On a
eu raison d’avoir tort » : en gros, les trotskistes
n’ont pas trempé dans les sales affaires du siècle,
pas été compromis dans le stalinisme, dans les grandes
crises politiques, dans les guerres coloniales. Ils ont souvent fait
figure de figurants discrets et modestes, mais ils n’ont pas
incarné d’actions dont ils auraient à se repentir.
Cela ne signifie-t-il pas aussi qu’ils ont été trop
discrets, trop faibles pour influer réellement sur le cours des
choses ?

Il est toujours difficile de discerner a posteriori entre ce qui
relevait du choix politique, d’une sous-estimation ou tout
simplement d’une affaire de survie. Que pouvaient faire les
trotskistes dans la Résistance ? Ils ont tenté un
travail dans l’armée allemande. Une forme de
résistance plus discrète qu’héroïque
n’était pas un choix, mais une contrainte. La formule
« On a eu raison d’avoir tort » n’est
pas une revendication dogmatique, c’est une protestation contre
l’idée selon laquelle en politique ou en histoire, la
victoire aurait valeur de preuve. Dans certaines circonstances,
être en minorité, voire en infimité, n’est
pas ce qui invalide ou vérifie une politique. Cela ne veut pas
dire que nous soyons sortis indemnes de ce long parcours minoritaire.
Le « nous », en l’occurrence, ne
concerne pas uniquement des organisations trotskistes
étiquetées, mais aussi des courants comme
« Socialisme ou Barbarie », ou des courants
libertaires qui ont résisté à la stalinisation.
Quand on est aussi minoritaires, on subit aussi les effets de
subalternité à l’égard de ce à quoi
l’on s’oppose. Mais la petitesse n’est pas la preuve
de l’inanité d’une cause.

Ne comporte-t-elle tout de même pas le risque d’une
dérive qu’on pourrait qualifier
d’esthétisante : du moment qu’on est du
côté du bien et du beau, il serait moins important
d’être du côté du vrai ?

Tout combat minoritaire de longue haleine peut se complaire dans une
esthétique de la défaite : vaincus, mais dans la
dignité… Il faut un effort permanent de lucidité
sur soi-même. Il y a un peu de cette tonalité dans ce que
j’ai écrit à la fin des années 1980 :
avec la contre-réforme libérale, on avait
l’impression que le sol se dérobait sous nos pieds. Quitte
à être les derniers des Mohicans, au moins tomber la
tête haute. C’est une posture esthétique et morale,
mais cela ne résout pas les problèmes politiques.
[…]

Pour en venir à des aspects plus biographiques, quel bilan tirez-vous de votre trajectoire comme intellectuel ?

Cela me gêne un peu de donner un sentiment
d’autosatisfaction, mais je ne regrette pas mes choix. Je sortais
de Normale Sup : j’aurais pu choisir une carrière
académique. La vie militante n’est pas contradictoire avec
une activité intellectuelle, mais je lui ai donné la
priorité. Je n’ai aucun regret, car le militantisme, que
l’on occupe, comme je l’ai longtemps fait, des positions de
direction ou non, est un principe de réalité et de
responsabilité important à mes yeux. Nombre
d’intellectuels croient avoir apporté au monde un message
indispensable. Dans l’action collective, on se rend compte que
les idées sont le fruit d’échanges et qu’on
ne pense jamais tout seul (comme la médiatisation pousse
à le faire croire).
    Tout le monde pense. Les intellectuels sont
peut-être privilégiés pour ce qui est de mettre des
idées en forme, mais, et c’est un autre
élément de satisfaction, le militantisme a
été un garde-fou, un anticorps contre les tentations
spéculatives du travail intellectuel. Et je n’ai rien
sacrifié, sinon un peu de carrière et d’argent.
Certains parmi mes anciens camarades disent :
« J’ai perdu du temps en militant dans les
années 1970. » Mais c’est en partie parce
qu’ils ont milité qu’ils sont devenus ce
qu’ils sont aujourd’hui. Par comparaison avec une
génération qui a subi des épreuves d’une
tout autre nature – les années 1930, la guerre, etc.
– le sacrifice est quand même mineur. Il y a eu de mauvais
moments, des tragédies, que je ne veux pas minimiser :
l’Argentine où, en 1973 – 75, parmi les gens que
j’ai rencontrés dans un cadre militant, il y a eu un mort
sur deux en moins de deux ans. Ce qui oblige à nous interroger
sur nos propres responsabilités politiques : ils
voulaient mener la lutte armée et on les y a encouragés,
même si nous avons exprimé des doutes ou des critiques
à tel ou tel moment. Dire « On est en
guerre » au moment du retour de Perón en 1973,
c’était déclarer la guerre tout seul, se jeter
contre un mur.
    Il reste que cette expérience a permis de ne
pas subir le choc des années 1980 et le choc des années
1989–1991 comme si tout un univers s’écroulait. Pour
moi, c’est en partie lié à cette activité
dans un collectif. Je considère aussi comme une petite victoire
d’avoir montré qu’on peut assumer les servitudes du
militantisme et faire un véritable travail intellectuel. On
n’aliène pas forcément sa liberté de penser
en militant – à condition de ne pas tout
télescoper : activités militantes, temps de la
réflexion, temps de la recherche, il n’y a pas
d’incompatibilité. Car jamais nous n’avons
défini d’orthodoxie idéologique.

Mais dans le cadre d’une activité intellectuelle, on
est confronté à des dilemmes difficiles à
surmonter, tandis qu’à la direction d’une
organisation, on est obligé d’assumer des choix parfois
peu nuancés. Comment concilier la part de doute de toute
réflexion intellectuelle et le vote sur une motion ?

Nous nous sommes parfois prononcés sur des questions sur
lesquelles, aujourd’hui, je m’abstiendrais. Prendre
position sur l’Assemblée populaire de Bolivie à
10 000 km de distance…

N’est-ce pas lié à la conception de
l’avant-garde autoproclamée qui doit avoir un avis sur
tout ?

Je ne connais pas « d’avant-garde » qui
ne soit autoproclamée, pas même les
« avant-gardes » parlementaires de
masse ! Dès qu’on est une organisation, qu’on
le dise ou non, on se considère peu ou prou comme une
avant-garde.

Donc lié à la notion même d’avant-­garde.

Il est vrai qu’on peut s’imaginer avoir un rapport
privilégié à la vérité (mais cela
n’est pas propre aux « avant-gardes »
politiques), le privilège du point de vue de la totalité
par rapport au point de vue partiel.

Dans la notion d’avant-garde, il y a tout de même la certitude d’avoir raison.

Je ne dirais pas que nous étions toujours sûrs
d’avoir raison. Nous étions tout feu tout flamme,
enthousiastes, parfois brutaux, arrogants quelquefois. Nous pensions,
et cela explique beaucoup de choses, que la révolution
était imminente, que 1968 n’avait été que la
« répétition
générale », qu’il y aurait une
révolution en Europe dans les cinq ou dix ans. Si l’on
croit vraiment ça, il faut en tirer les conséquences.
Mais nous n’avons jamais développé une conception
scientiste de la théorie, jamais considéré le
matérialisme dialectique comme une science ou une logique
formelle, nous avons toujours reconnu la part d’aléatoire
et de contingence dans l’événement. Simplement, la
politique demande un profond engagement : pour modifier des
rapports de force, il faut y mettre une énergie
« absolue » tout en étant conscient
que cet engagement repose sur une évaluation relative et
qu’on peut être en train de se tromper. C’est la
contradiction de ce que j’appelle un militantisme
profane : avoir à s’engager sans transcendance
divine, scientifique ou autre, sans sombrer pour autant dans
l’hésitation permanente, qui paralyserait toute action.

Vous évoquez, dans Une lente impatience, le passage de
nombre de personnalités du monde de la politique, des
médias, dans les rangs de la Ligue (communiste
révolutionnaire, réd.) ou de ses sympathisants. Comme
pour rappeler, en dépit de leur distance
d’aujourd’hui, l’école que ce militantisme a
constituée pour eux.

La Ligue a, dans une grande mesure, évité à
l’égard de ses « ex », la
thématique du renégat. Cela a permis de garder avec la
majorité d’entre eux des rapports cordiaux
d’échanges, voire de sympathie ou d’amitié.
Certains, ne croyant plus à la révolution, ont
pensé contribuer à des réformes en allant au PS.
Cela ne constitue pas un péché capital en soi. Ce qui
m’est pénible, c’est le cynisme d’anciens
camarades qui tiennent des discours auxquels ils ne croient pas. Ou le
regard condescendant que certains portent sur leur propre passé
et le nôtre : « On n’a pas
changé le monde, mais on s’est bien amusés »,
dit Ardisson sur la couverture de son livre. Tout le monde ne
s’est pas amusé. On peut, sans se prendre trop au
sérieux, faire les choses sérieusement. Je ne supporte
pas le détachement cynique. La mélancolie est un peu mon
antidote intime contre cela, mais aussi contre la foi
inébranlable. Mais j’imagine que chaque militant essaie de
trouver cette distance intime, de lui ou elle, à lui-même
ou elle-même, qui fait que nous ne sommes pas des monolithes
inaltérables. Il n’y a pas de dédoublement de
personnalité intellectuelle et militante : je suis, je
l’espère, les deux tout le temps. Mais les deux ne sont
pas homogènes et superposables. Il ne faut pas trop
dépolitiser la sphère du privé. Même si le
« tout est politique » auquel, avec
d’autres, nous avons prétendu est une formule à la
limite du totalitarisme.

Gérard Noiriel, dans son dernier livre, fait de vous
l’un des derniers intellectuels spécifiques investis dans
un rôle politique aussi flagrant. Vos développements, vos
écrits philosophiques ont-ils pu pâtir de cette
situation ?

Les formes d’engagement intellectuel, terme que je reprends alors
que je l’ai critiqué, sont en train de changer. Il
était assez naturel d’être un intellectuel de parti
au début du XXe siècle : Durkheim, Mauss, Lucien
Herr (3)… Cela allait de soi, on était intellectuel
certes, mais aussi ou d’abord citoyen. Dans les années
1930, certains mouvements (les surréalistes, le groupe
Philosophie) ont eu un engagement partisan. À une époque
qui n’y était pas propice, cela a abouti à des
tragédies comme celle de Nizan (4). Le thème de
l’engagement tel que le développe Sartre répond
à cet échec : il conçoit un intellectuel
qui garde sa distance, un compagnon de route.
  
 Il y a eu une sorte de Thermidor (5) dans la vie
intellectuelle des années 1980 – 1990. C’est en
train de changer, avec la renaissance des mouvements sociaux. Autour de
Copernic ou du conseil scientifique d’Attac, des
« intellectuels organiques » associent leur
travail intellectuel à des forces sociales en mouvement. Mais le
paysage du travail intellectuel lui-même a changé pour des
raisons sociologiques. La division du travail s’y est
développée, il y a des compétences
spécifiques qui s’investissent différemment. Pour
revenir à ce que dit Noiriel, j’étais un des rares
intellectuels militants reconnus comme tels. À la
différence de beaucoup d’autres, qui ont choisi un mode
d’intervention plus moléculaire ces dernières
années, je suis resté militant d’un parti.
C’était devenu une exception, ça l’est
déjà un peu moins.

    Marx polémiquait contre
« l’illusion politique » qui
réduisait l’émancipation aux droits
démocratiques et civiques. On a eu l’illusion
symétrique dans les années 1990 –
« l’illusion sociale », si vous voulez
– avec l’idée que seul le mouvement social apportait
le renouveau quand la politique était repoussante ou
décevante. On en voit aujourd’hui les limites et il y aura
un retour de la question politique qui interpellera les intellectuels
dans leurs formes d’engagement. Je ne dis pas qu’on fera la
queue pour adhérer aux partis, mais le rapport au politique va
encore se modifier.

Encore faut-il que les organisations politiques soient capables de
transcrire ces mouvements dans les champs de la lutte politique et de
leur donner une représentation. Sinon les intellectuels peuvent
rester des participants à des structures non partidaires. Il est
plus facile d’être au conseil scientifique d’Attac
qu’au PCF ou à la LCR.

Dans une situation politique qui offre peu de possibilités,
faire une contre-expertise sur la sécurité sociale pour
Copernic ou Attac, c’est faire œuvre utile. Le regain
d’intérêt pour la question politique ne va pas se
traduire mécaniquement par un réinvestissement dans les
partis. Il y a des tendances durables. La structuration d’un
espace politique à plusieurs acteurs, syndicaux, politiques,
associatifs, lieux de réflexion, en est une, à mon avis.
Ce qui fait symptôme à mes yeux, c’est le regain
d’intérêt pour des questions stratégiques,
après des années à stratégie degré
zéro, où, même sur le plan philosophique avec
Rancière, Badiou ou sous une autre forme, Negri, nous avions
surtout des rhétoriques, au demeurant nécessaires, de la
résistance.

Une lente impatience garde, sur certains sujets, un silence
assourdissant. Sur le féminisme, on comprend, en substance, que
les militantes de la Ligue se sont impliquées dans le mouvement
féministe, mais cela ne semble concerner qu’elles :
cela ne remet pas vraiment en cause le « logiciel
politique » de l’organisation, non plus que son
fonctionnement ou les rapports de force qui y prévalent. En
réalité, pour nombre de ces militantes, le conflit de
loyauté entre appartenance à la Ligue et engagement
féministe a été déchirant – dans
certains cas, jusqu’au suicide. Ce n’était pas
facile à concilier. Il semble que d’un côté,
la Ligue soit capable d’adapter son mode d’organisation et
sa presse à des réalités nouvelles, mais que de
l’autre elle conserve à peu près intacte la matrice
théorique issue du marxisme dans laquelle est analysée la
société sur laquelle on veut agir, avec une certaine
difficulté à accorder un statut à la question du
genre dans cette matrice.

Sur le féminisme, j’assume mes blancs. Le livre se
présente comme une autobiographie critique (même si
j’ai tenu à scander le récit personnel de chapitres
plus généraux), pas comme une histoire de la Ligue. Il a
fallu un processus assez lent, en tenant compte de
l’expérience américaine, pour parvenir à
l’idée d’un mouvement autonome de femmes. À
partir du débat autour de deux numéros de Partisans en
1970 et 1971 (auxquels des camarades femmes de la Ligue avaient
contribué), il s’est rapidement créé une
commission femmes mixte. Au début, le féminisme avait
surtout pour enjeux la contraception et l’égalité
des droits en termes sociaux, de classe. La Ligue a eu, dès
1971, un service d’ordre mixte, ce qui était
inédit. Plus tard, nous avons créé les Cahiers du
féminisme. Les débats ont pu être violents, et
vécus douloureusement en effet – un numéro de
Critique Communiste, paru en 1977, en témoigne. La Ligue a
bougé sous l’effet d’un rapport de forces, de
l’essor d’un mouvement féministe en tant que tel, et
d’une organisation spécifique interne des femmes qui a
développé un rapport de force. Je défendais
à l’époque une position minoritaire hostile aux
groupes femmes internes non mixtes, fondée sur la dimension
universaliste de notre héritage. Mais je suis allé
défendre la position majoritaire de la Ligue à un
congrès mondial où les Américains
s’opposaient à la non-mixité sur la base de
l’expérience qu’ils en avaient faite. […]

Cela nous amène à un thème que nous voulions
aussi aborder : le judaïsme, qui n’apparaît
qu’en pointillés dans votre propre parcours, mais est tout
de même l’objet d’une réflexion.

J’ai dû m’interroger sur le nombre
disproportionné de militants d’origine juive dans le
mouvement ouvrier en général, et trotskiste en
particulier. C’est une dimension refoulée au point
d’être niée, estime Jean Birnbaum dont
l’avant-dernier chapitre du livre est titré
ironiquement : « Sois juif, et
tais-toi ! ». On est nés là-dedans,
et surtout ceux qui sont nés pendant ou juste après la
guerre, c’est constitutif de leur formation politique. Le
problème c’est que, comme le montre Birnbaum, tous les
leaders trotskistes – Barça à Lutte
ouvrière, Lambert, Pierre Frank, Mandel – ont plutôt
évité la spécificité du génocide
pour le dissoudre dans un horizon d’émancipation
universelle. C’était compréhensible et, dans une
certaine mesure, légitime. On avait voulu les clouer, en tant
que victimes, à une filiation, leur réponse était
universelle.

    Petit à petit, les choses ont changé,
et nous avec. Le livre d’Enzo Traverso sur mémoire et
histoire rappelle comment, dans les années 1970, par le biais de
l’instrumentalisation d’Hannah Arendt, le génocide
est devenu une sorte d’événement théologique
absolu, révélateur de la destinée juive
par-delà l’histoire (6). Cette conception a des
effets sur le rapport des institutions communautaires en France. Je ne
goûte guère les références à la
généalogie, aux origines, aux racines : en bon
« deleuzien » (sur ce point du moins), je
pense que c’est le devenir qui compte. Nous avons pourtant
été amenés (avec Marcel-Francis Kahn, Rony
Brauman, Vidal-Naquet (7) et bien d’autres), après
beaucoup d’hésitations, à nous exprimer en tant que
Juifs. C’était, dans une certaine mesure, nous contredire,
mais je ne pouvais accepter que l’on prétende parler en
mon nom pour appuyer la répression de l’Intifada,
qu’on soutienne le mur ou la colonisation des territoires
occupés au nom de mes cousins, cousines, oncles ou tantes
gazés. C’est un hold-up de mémoire. La
première réaction visible remonte, à ma
connaissance, à 1982 : Marcel-Francis Kahn et
d’autres ont alors organisé une manifestation des Juifs
contre la guerre au Liban. C’était une démarche
politique : refuser l’identification de la totalité
du peuple juif au sionisme mettait les milieux sionistes en
difficulté. Cela s’est avéré
efficace : cela a désinhibé beaucoup de gens, et
produit un effet de symétrie dans une partie des milieux arabes,
et permis de montrer que le conflit n’est ni religieux ni
ethnique, mais politique. Dans la correspondance entre Ralph Miliband
et Marcel Liebmann (8) au moment de la guerre des Six Jours, qui
vient d’être publiée, on retrouve exactement les
mêmes contradictions et les mêmes problèmes.

Mais pour obtenir ce résultat, il a fallu investir une
identité, ce qui est partiellement en contradiction avec votre
vision de l’universel.

Je vois l’aspect pervers de la question. Je n’ai jamais
effacé mes origines juives, mais je n’en avais pas fait un
usage politique. En revanche, j’ai toujours dit que je
l’assumais comme un judaïsme de négation. Face
à un antisémite, je suis juif. Trotski pensait que la
question juive s’éteindrait dans le socialisme. Mais
après les tribulations du Birobidjan et devant la montée
du nazisme, il a été beaucoup plus lucide en 1937,
évoquant alors explicitement la possibilité du
génocide, ce que peu de gens – notamment pas les
institutions communautaires – ont alors fait, et
s’interrogeant sur la place spécifique d’une culture
juive, identifiée à la culture yiddish (la culture
séfarade lui était inconnue). Marx avait
déjà montré que les Juifs se sont
perpétués « dans et par
l’histoire » et non malgré elle. Le
fondamentalisme juif d’aujourd’hui incarné par
Milner, Benny Lévy ou Finkielkraut (9), revient au
contraire à dire « Nous avons été
déçus par l’histoire et la politique, nous
retournons donc au Juif originel et éternel et aux textes
fondateurs ». Au lieu de transformer les questions
théologiques en questions profanes, ils rebroussent chemin,
transformant les questions profanes en questions théologiques,
entrant ainsi dans la logique de
« confessionnalisation » du conflit
israélo-palestinien.

Propos recueillis par IRÈNE JAMI, PATRICK SIMON et GILBERT WASSERMAN.


1    D. BENSAID, Une lente impatience, Paris, Stock, 2004.
2    J. BIRNBAUM, Leur jeunesse est la
nôtre : l’espérance révolutionnaire au
fil des générations, Paris, Stock, 2005.
3    Emile Durkheim (1858-1917) : sociologue,
fondateur de la sociologie moderne, dreyfusard, fondateur de la Ligue
pour la défense des droits de l’homme et ami de Jean
Jaurès ; Marcel Mauss (1872-1950) : dreyfusard, neveu
d’Emile Durkheim, également sociologue et fondateur, avec
Jaurès, du journal L’Humanité ; Lucien Herr
(1864-1926) :  bibliothécaire de l’Ecole
normale supérieure, il influencera des générations
d’étudiants (dont Charles Péguy et Léon
Blum), dreyfusard et membre du Parti socialiste, cofondateur de
L’Humanité.
4    Paul Nizan (1905-1940) : romancier et
philosophe, auteur, entre autres d’Aden-Arabie
(« J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que
c’est le plus bel âge de la vie »). Membre du
Parti communiste français, il rompt au moment du pacte
germano-soviétique (1939). Il est tué au début de
la Seconde Guerre mondiale. Il subira, de sa rupture aux années
60,  une campagne de haine du PCF (« Nizan le
policier »).
5    Lors de la Révolution française, le
27 juillet 1794 (soit le 9 thermidor, an II), les robespierristes sont
renversés à la Convention. La route s’ouvre pour la
contre-révolution, qui ira du Directoire à
l’Empire, puis à la Restauration. Le terme de Thermidor a
été régulièrement utilisé par
Trotsky pour désigner le processus de contre-révolution
stalinienne en URSS.
6    E. TRAVERSO, Le passé, modes
d’emploi : histoire, mémoire, politique, Paris, La
Fabrique, 2005.
7    Marcel-Francis Kahn : médecin
rhumatologue, pionnier du concept de fibromyalgie et militant
propalestinien ; Rony Brauman : médecin, ancien dirigeant
de Médecins sans frontières (MSF) ; 
Pierre-­Vidal Naquet (1930-2006) : historien et
hél­­léniste, militant anticolonialiste et contre
le négationnisme.
8    Ralph Miliband (1924-1994) : philosophe
politique marxiste britannique, d’origine juive et polonaise.
Auteur de L’Etat et la société capitaliste. Marcel
Liebman (1929-1986) : historien belge d’origine juive
polonaise, auteur, de Le léninisme sous Lénine.
9    Jean-Claude Milner : philosophe et
linguiste, ancien élève de Louis Althusser, proche de
Jacques Lacan et ancien maoïste ; Benny Lévy
(1945-2003) : ancien dirigeant maoïste sous son vrai nom de
Paul Victor, puis secrétaire de Sartre ; à sa mort,
il émigrera en Israël. Alain Finkielkraut :
philosophe et essayiste, il est membre fondateur, avec Benny
Lévy et Bernard-Henri Lévy, de l’Institut
d’études lévinassiennes, à Jérusalem.