Daniel Bensaïd, un parcours militant et intellectuel
Daniel Bensaïd, un parcours militant et intellectuel
Décédé le 12
janvier 2010, Daniel Bensaïd avait accordé en mars 2006,
à loccasion de la publication de son autobiographie Une
lente impatience, un long entretien à la revue Mouvements, dans
lequel il revenait sur son parcours militant et intellectuel. Nous
publions de larges extraits de ce texte, intitulé
« Quand lhistoire nous
désenchante ». Il peut être consulté
dans son intégralité sur le site de la revue
www.mouvements.info/Quand-l-histoire-nous-desenchante.html
Mouvements : La lecture de Une lente impatience (1)
donne limpression que la génération venue à
la politique autour de 1968, obsédée par la figure
tutélaire des militants des périodes
précédentes dont lengagement avait une tout autre
portée, vit dans une sorte de posthéroïsme.
Daniel Bensaïd :
Certains passages inspirent peut-être cette impression de
« posthéroïsme », mais
cest une lecture a posteriori. Nous espérions encore que
notre épopée était devant nous. Contrairement
à ce que laisse entendre le scénario de Semprun pour La
guerre est finie, le film sorti en 1967, la guerre nétait
pas finie pour nous : la page du nazisme nétait
pas entièrement tournée. Il y avait aussi les guerres de
libération coloniales, et nous avions des comptes à
demander quant aux crimes nazis. Nous nous situions plutôt dans
la continuité de cette histoire, de la révolution russe
à Auschwitz et Hiroshima. Les éléments
structurants étaient encore ceux de la résistance, de la
guerre civile espagnole et de laprès-guerre. Cet
imaginaire-là a certainement pesé sur nos formes
dengagement. Il me semble que la page na vraiment
été tournée quà la fin des
années 1970, avec la normalisation de la transition en Espagne
et le coup darrêt à la révolution
portugaise. Mais dans limmédiat après-68, cette
sorte de « rendez-vous manqué avec
lhistoire » cest le titre du livre
de Régis Debray sur Pierre Goldman a sans doute
légitimé ce que jai appelé notre
« léninisme pressé ». Ce point
retient beaucoup lattention de Jean Birnbaum dans son livre,
Leur jeunesse et la nôtre (2) :
« substitutisme » militaire, idée
selon laquelle : « Puisque
lévénement ne vient pas à nous, on va aller
à lévénement, le provoquer. »
Pour Birnbaum, les vétérans en voie de
disparition des années 1930 et de la Résistance ont fait
lhistoire, alors que les soixante-huitards ont cru la faire, et
que les suivants gèrent les restes. On ne choisit ni sa
situation ni son histoire. Il faut revenir à une vision plus
prosaïque de la politique. Après les illusions lyriques,
tout le défi consiste à faire ce quon doit faire,
sans se sustenter de récits illusoires. Ce nest pas moins
noble. Il y a des flux et reflux de la temporalité politique. En
termes de générations, le cas dOlivier Besancenot
est atypique. Il est entré dans le militantisme politique
à contretemps : 1991, cétait le pire moment
pour quelquun qui avait 14 ans. Depuis 1995, des choses se sont
remises en marche : un renouveau partiel des mouvements sociaux,
mais aussi ce quil est convenu dappeler, même
sil est très pluriel, le mouvement altermondialiste. On
voit émerger de nouvelles forces, des volontés militantes
qui sexpriment différemment. Nous avions
été portés par la guerre dAlgérie ou
lexemple du Che. Aujourdhui, on va chercher ce qui
soulève lenthousiasme nécessaire pour consacrer
son énergie à une cause dans le mouvement
altermondialiste, dans telle ou telle lutte partielle, ou dans des
figures comme celles du sous-commandant Marcos ou dHugo
Chávez.
Cette indispensable part de romantisme, que vous appelez les
illusions lyriques, peut-elle jouer quand les bilans sont aussi
décevants ?
Elle existe ou elle nexiste pas. Je ne suis pas tellement
daccord avec la façon dont Michael Löwy valorise
sans balance le romantisme comme protestation contre la
modernité capitaliste. Je suis plutôt, comme aurait dit
Péguy, pour la mélancolie classique. Je porte beaucoup
dintérêt à la figure de Blanqui ; or, il
ny avait pas plus antiromantique que lui. Mais je ne
conçois pas non plus dengagement qui reposerait sur une
pure rationalité. Cest un peu une illusion
dintellectuel quimplique, dailleurs, la notion
dintellectuel engagé : on serait dabord
intellectuel, puis on sengagerait. Cela ne se passe pas ainsi.
La raison se mêle toujours à une part de rêve et de
passion, de messianisme, même si ce terme na pas bonne
presse aujourdhui, en raison de lectures à contresens.
Cest une des dimensions de laction politique. Il peut
aussi y avoir une part dutopies en miettes : si
lhorizon des grands changements politiques apparaît
improbable, on aura des utopies partielles, dont Ernst Bloch avait
déjà fait un inventaire dans le premier tome du Principe
espérance.
Sur la question du bilan, vous dites : « On a
eu raison davoir tort » : en gros, les trotskistes
nont pas trempé dans les sales affaires du siècle,
pas été compromis dans le stalinisme, dans les grandes
crises politiques, dans les guerres coloniales. Ils ont souvent fait
figure de figurants discrets et modestes, mais ils nont pas
incarné dactions dont ils auraient à se repentir.
Cela ne signifie-t-il pas aussi quils ont été trop
discrets, trop faibles pour influer réellement sur le cours des
choses ?
Il est toujours difficile de discerner a posteriori entre ce qui
relevait du choix politique, dune sous-estimation ou tout
simplement dune affaire de survie. Que pouvaient faire les
trotskistes dans la Résistance ? Ils ont tenté un
travail dans larmée allemande. Une forme de
résistance plus discrète quhéroïque
nétait pas un choix, mais une contrainte. La formule
« On a eu raison davoir tort » nest
pas une revendication dogmatique, cest une protestation contre
lidée selon laquelle en politique ou en histoire, la
victoire aurait valeur de preuve. Dans certaines circonstances,
être en minorité, voire en infimité, nest
pas ce qui invalide ou vérifie une politique. Cela ne veut pas
dire que nous soyons sortis indemnes de ce long parcours minoritaire.
Le « nous », en loccurrence, ne
concerne pas uniquement des organisations trotskistes
étiquetées, mais aussi des courants comme
« Socialisme ou Barbarie », ou des courants
libertaires qui ont résisté à la stalinisation.
Quand on est aussi minoritaires, on subit aussi les effets de
subalternité à légard de ce à quoi
lon soppose. Mais la petitesse nest pas la preuve
de linanité dune cause.
Ne comporte-t-elle tout de même pas le risque dune
dérive quon pourrait qualifier
desthétisante : du moment quon est du
côté du bien et du beau, il serait moins important
dêtre du côté du vrai ?
Tout combat minoritaire de longue haleine peut se complaire dans une
esthétique de la défaite : vaincus, mais dans la
dignité
Il faut un effort permanent de lucidité
sur soi-même. Il y a un peu de cette tonalité dans ce que
jai écrit à la fin des années 1980 :
avec la contre-réforme libérale, on avait
limpression que le sol se dérobait sous nos pieds. Quitte
à être les derniers des Mohicans, au moins tomber la
tête haute. Cest une posture esthétique et morale,
mais cela ne résout pas les problèmes politiques.
[
]
Pour en venir à des aspects plus biographiques, quel bilan tirez-vous de votre trajectoire comme intellectuel ?
Cela me gêne un peu de donner un sentiment
dautosatisfaction, mais je ne regrette pas mes choix. Je sortais
de Normale Sup : jaurais pu choisir une carrière
académique. La vie militante nest pas contradictoire avec
une activité intellectuelle, mais je lui ai donné la
priorité. Je nai aucun regret, car le militantisme, que
lon occupe, comme je lai longtemps fait, des positions de
direction ou non, est un principe de réalité et de
responsabilité important à mes yeux. Nombre
dintellectuels croient avoir apporté au monde un message
indispensable. Dans laction collective, on se rend compte que
les idées sont le fruit déchanges et quon
ne pense jamais tout seul (comme la médiatisation pousse
à le faire croire).
Tout le monde pense. Les intellectuels sont
peut-être privilégiés pour ce qui est de mettre des
idées en forme, mais, et cest un autre
élément de satisfaction, le militantisme a
été un garde-fou, un anticorps contre les tentations
spéculatives du travail intellectuel. Et je nai rien
sacrifié, sinon un peu de carrière et dargent.
Certains parmi mes anciens camarades disent :
« Jai perdu du temps en militant dans les
années 1970. » Mais cest en partie parce
quils ont milité quils sont devenus ce
quils sont aujourdhui. Par comparaison avec une
génération qui a subi des épreuves dune
tout autre nature les années 1930, la guerre, etc.
le sacrifice est quand même mineur. Il y a eu de mauvais
moments, des tragédies, que je ne veux pas minimiser :
lArgentine où, en 1973 75, parmi les gens que
jai rencontrés dans un cadre militant, il y a eu un mort
sur deux en moins de deux ans. Ce qui oblige à nous interroger
sur nos propres responsabilités politiques : ils
voulaient mener la lutte armée et on les y a encouragés,
même si nous avons exprimé des doutes ou des critiques
à tel ou tel moment. Dire « On est en
guerre » au moment du retour de Perón en 1973,
cétait déclarer la guerre tout seul, se jeter
contre un mur.
Il reste que cette expérience a permis de ne
pas subir le choc des années 1980 et le choc des années
19891991 comme si tout un univers sécroulait. Pour
moi, cest en partie lié à cette activité
dans un collectif. Je considère aussi comme une petite victoire
davoir montré quon peut assumer les servitudes du
militantisme et faire un véritable travail intellectuel. On
naliène pas forcément sa liberté de penser
en militant à condition de ne pas tout
télescoper : activités militantes, temps de la
réflexion, temps de la recherche, il ny a pas
dincompatibilité. Car jamais nous navons
défini dorthodoxie idéologique.
Mais dans le cadre dune activité intellectuelle, on
est confronté à des dilemmes difficiles à
surmonter, tandis quà la direction dune
organisation, on est obligé dassumer des choix parfois
peu nuancés. Comment concilier la part de doute de toute
réflexion intellectuelle et le vote sur une motion ?
Nous nous sommes parfois prononcés sur des questions sur
lesquelles, aujourdhui, je mabstiendrais. Prendre
position sur lAssemblée populaire de Bolivie à
10 000 km de distance
Nest-ce pas lié à la conception de
lavant-garde autoproclamée qui doit avoir un avis sur
tout ?
Je ne connais pas « davant-garde » qui
ne soit autoproclamée, pas même les
« avant-gardes » parlementaires de
masse ! Dès quon est une organisation, quon
le dise ou non, on se considère peu ou prou comme une
avant-garde.
Donc lié à la notion même davant-garde.
Il est vrai quon peut simaginer avoir un rapport
privilégié à la vérité (mais cela
nest pas propre aux « avant-gardes »
politiques), le privilège du point de vue de la totalité
par rapport au point de vue partiel.
Dans la notion davant-garde, il y a tout de même la certitude davoir raison.
Je ne dirais pas que nous étions toujours sûrs
davoir raison. Nous étions tout feu tout flamme,
enthousiastes, parfois brutaux, arrogants quelquefois. Nous pensions,
et cela explique beaucoup de choses, que la révolution
était imminente, que 1968 navait été que la
« répétition
générale », quil y aurait une
révolution en Europe dans les cinq ou dix ans. Si lon
croit vraiment ça, il faut en tirer les conséquences.
Mais nous navons jamais développé une conception
scientiste de la théorie, jamais considéré le
matérialisme dialectique comme une science ou une logique
formelle, nous avons toujours reconnu la part daléatoire
et de contingence dans lévénement. Simplement, la
politique demande un profond engagement : pour modifier des
rapports de force, il faut y mettre une énergie
« absolue » tout en étant conscient
que cet engagement repose sur une évaluation relative et
quon peut être en train de se tromper. Cest la
contradiction de ce que jappelle un militantisme
profane : avoir à sengager sans transcendance
divine, scientifique ou autre, sans sombrer pour autant dans
lhésitation permanente, qui paralyserait toute action.
Vous évoquez, dans Une lente impatience, le passage de
nombre de personnalités du monde de la politique, des
médias, dans les rangs de la Ligue (communiste
révolutionnaire, réd.) ou de ses sympathisants. Comme
pour rappeler, en dépit de leur distance
daujourdhui, lécole que ce militantisme a
constituée pour eux.
La Ligue a, dans une grande mesure, évité à
légard de ses « ex », la
thématique du renégat. Cela a permis de garder avec la
majorité dentre eux des rapports cordiaux
déchanges, voire de sympathie ou damitié.
Certains, ne croyant plus à la révolution, ont
pensé contribuer à des réformes en allant au PS.
Cela ne constitue pas un péché capital en soi. Ce qui
mest pénible, cest le cynisme danciens
camarades qui tiennent des discours auxquels ils ne croient pas. Ou le
regard condescendant que certains portent sur leur propre passé
et le nôtre : « On na pas
changé le monde, mais on sest bien amusés »,
dit Ardisson sur la couverture de son livre. Tout le monde ne
sest pas amusé. On peut, sans se prendre trop au
sérieux, faire les choses sérieusement. Je ne supporte
pas le détachement cynique. La mélancolie est un peu mon
antidote intime contre cela, mais aussi contre la foi
inébranlable. Mais jimagine que chaque militant essaie de
trouver cette distance intime, de lui ou elle, à lui-même
ou elle-même, qui fait que nous ne sommes pas des monolithes
inaltérables. Il ny a pas de dédoublement de
personnalité intellectuelle et militante : je suis, je
lespère, les deux tout le temps. Mais les deux ne sont
pas homogènes et superposables. Il ne faut pas trop
dépolitiser la sphère du privé. Même si le
« tout est politique » auquel, avec
dautres, nous avons prétendu est une formule à la
limite du totalitarisme.
Gérard Noiriel, dans son dernier livre, fait de vous
lun des derniers intellectuels spécifiques investis dans
un rôle politique aussi flagrant. Vos développements, vos
écrits philosophiques ont-ils pu pâtir de cette
situation ?
Les formes dengagement intellectuel, terme que je reprends alors
que je lai critiqué, sont en train de changer. Il
était assez naturel dêtre un intellectuel de parti
au début du XXe siècle : Durkheim, Mauss, Lucien
Herr (3)… Cela allait de soi, on était intellectuel
certes, mais aussi ou dabord citoyen. Dans les années
1930, certains mouvements (les surréalistes, le groupe
Philosophie) ont eu un engagement partisan. À une époque
qui ny était pas propice, cela a abouti à des
tragédies comme celle de Nizan (4). Le thème de
lengagement tel que le développe Sartre répond
à cet échec : il conçoit un intellectuel
qui garde sa distance, un compagnon de route.
Il y a eu une sorte de Thermidor (5) dans la vie
intellectuelle des années 1980 1990. Cest en
train de changer, avec la renaissance des mouvements sociaux. Autour de
Copernic ou du conseil scientifique dAttac, des
« intellectuels organiques » associent leur
travail intellectuel à des forces sociales en mouvement. Mais le
paysage du travail intellectuel lui-même a changé pour des
raisons sociologiques. La division du travail sy est
développée, il y a des compétences
spécifiques qui sinvestissent différemment. Pour
revenir à ce que dit Noiriel, jétais un des rares
intellectuels militants reconnus comme tels. À la
différence de beaucoup dautres, qui ont choisi un mode
dintervention plus moléculaire ces dernières
années, je suis resté militant dun parti.
Cétait devenu une exception, ça lest
déjà un peu moins.
Marx polémiquait contre
« lillusion politique » qui
réduisait lémancipation aux droits
démocratiques et civiques. On a eu lillusion
symétrique dans les années 1990
« lillusion sociale », si vous voulez
avec lidée que seul le mouvement social apportait
le renouveau quand la politique était repoussante ou
décevante. On en voit aujourdhui les limites et il y aura
un retour de la question politique qui interpellera les intellectuels
dans leurs formes dengagement. Je ne dis pas quon fera la
queue pour adhérer aux partis, mais le rapport au politique va
encore se modifier.
Encore faut-il que les organisations politiques soient capables de
transcrire ces mouvements dans les champs de la lutte politique et de
leur donner une représentation. Sinon les intellectuels peuvent
rester des participants à des structures non partidaires. Il est
plus facile dêtre au conseil scientifique dAttac
quau PCF ou à la LCR.
Dans une situation politique qui offre peu de possibilités,
faire une contre-expertise sur la sécurité sociale pour
Copernic ou Attac, cest faire uvre utile. Le regain
dintérêt pour la question politique ne va pas se
traduire mécaniquement par un réinvestissement dans les
partis. Il y a des tendances durables. La structuration dun
espace politique à plusieurs acteurs, syndicaux, politiques,
associatifs, lieux de réflexion, en est une, à mon avis.
Ce qui fait symptôme à mes yeux, cest le regain
dintérêt pour des questions stratégiques,
après des années à stratégie degré
zéro, où, même sur le plan philosophique avec
Rancière, Badiou ou sous une autre forme, Negri, nous avions
surtout des rhétoriques, au demeurant nécessaires, de la
résistance.
Une lente impatience garde, sur certains sujets, un silence
assourdissant. Sur le féminisme, on comprend, en substance, que
les militantes de la Ligue se sont impliquées dans le mouvement
féministe, mais cela ne semble concerner quelles :
cela ne remet pas vraiment en cause le « logiciel
politique » de lorganisation, non plus que son
fonctionnement ou les rapports de force qui y prévalent. En
réalité, pour nombre de ces militantes, le conflit de
loyauté entre appartenance à la Ligue et engagement
féministe a été déchirant dans
certains cas, jusquau suicide. Ce nétait pas
facile à concilier. Il semble que dun côté,
la Ligue soit capable dadapter son mode dorganisation et
sa presse à des réalités nouvelles, mais que de
lautre elle conserve à peu près intacte la matrice
théorique issue du marxisme dans laquelle est analysée la
société sur laquelle on veut agir, avec une certaine
difficulté à accorder un statut à la question du
genre dans cette matrice.
Sur le féminisme, jassume mes blancs. Le livre se
présente comme une autobiographie critique (même si
jai tenu à scander le récit personnel de chapitres
plus généraux), pas comme une histoire de la Ligue. Il a
fallu un processus assez lent, en tenant compte de
lexpérience américaine, pour parvenir à
lidée dun mouvement autonome de femmes. À
partir du débat autour de deux numéros de Partisans en
1970 et 1971 (auxquels des camarades femmes de la Ligue avaient
contribué), il sest rapidement créé une
commission femmes mixte. Au début, le féminisme avait
surtout pour enjeux la contraception et légalité
des droits en termes sociaux, de classe. La Ligue a eu, dès
1971, un service dordre mixte, ce qui était
inédit. Plus tard, nous avons créé les Cahiers du
féminisme. Les débats ont pu être violents, et
vécus douloureusement en effet un numéro de
Critique Communiste, paru en 1977, en témoigne. La Ligue a
bougé sous leffet dun rapport de forces, de
lessor dun mouvement féministe en tant que tel, et
dune organisation spécifique interne des femmes qui a
développé un rapport de force. Je défendais
à lépoque une position minoritaire hostile aux
groupes femmes internes non mixtes, fondée sur la dimension
universaliste de notre héritage. Mais je suis allé
défendre la position majoritaire de la Ligue à un
congrès mondial où les Américains
sopposaient à la non-mixité sur la base de
lexpérience quils en avaient faite. [
]
Cela nous amène à un thème que nous voulions
aussi aborder : le judaïsme, qui napparaît
quen pointillés dans votre propre parcours, mais est tout
de même lobjet dune réflexion.
Jai dû minterroger sur le nombre
disproportionné de militants dorigine juive dans le
mouvement ouvrier en général, et trotskiste en
particulier. Cest une dimension refoulée au point
dêtre niée, estime Jean Birnbaum dont
lavant-dernier chapitre du livre est titré
ironiquement : « Sois juif, et
tais-toi ! ». On est nés là-dedans,
et surtout ceux qui sont nés pendant ou juste après la
guerre, cest constitutif de leur formation politique. Le
problème cest que, comme le montre Birnbaum, tous les
leaders trotskistes Barça à Lutte
ouvrière, Lambert, Pierre Frank, Mandel ont plutôt
évité la spécificité du génocide
pour le dissoudre dans un horizon démancipation
universelle. Cétait compréhensible et, dans une
certaine mesure, légitime. On avait voulu les clouer, en tant
que victimes, à une filiation, leur réponse était
universelle.
Petit à petit, les choses ont changé,
et nous avec. Le livre dEnzo Traverso sur mémoire et
histoire rappelle comment, dans les années 1970, par le biais de
linstrumentalisation dHannah Arendt, le génocide
est devenu une sorte dévénement théologique
absolu, révélateur de la destinée juive
par-delà lhistoire (6). Cette conception a des
effets sur le rapport des institutions communautaires en France. Je ne
goûte guère les références à la
généalogie, aux origines, aux racines : en bon
« deleuzien » (sur ce point du moins), je
pense que cest le devenir qui compte. Nous avons pourtant
été amenés (avec Marcel-Francis Kahn, Rony
Brauman, Vidal-Naquet (7) et bien dautres), après
beaucoup dhésitations, à nous exprimer en tant que
Juifs. Cétait, dans une certaine mesure, nous contredire,
mais je ne pouvais accepter que lon prétende parler en
mon nom pour appuyer la répression de lIntifada,
quon soutienne le mur ou la colonisation des territoires
occupés au nom de mes cousins, cousines, oncles ou tantes
gazés. Cest un hold-up de mémoire. La
première réaction visible remonte, à ma
connaissance, à 1982 : Marcel-Francis Kahn et
dautres ont alors organisé une manifestation des Juifs
contre la guerre au Liban. Cétait une démarche
politique : refuser lidentification de la totalité
du peuple juif au sionisme mettait les milieux sionistes en
difficulté. Cela sest avéré
efficace : cela a désinhibé beaucoup de gens, et
produit un effet de symétrie dans une partie des milieux arabes,
et permis de montrer que le conflit nest ni religieux ni
ethnique, mais politique. Dans la correspondance entre Ralph Miliband
et Marcel Liebmann (8) au moment de la guerre des Six Jours, qui
vient dêtre publiée, on retrouve exactement les
mêmes contradictions et les mêmes problèmes.
Mais pour obtenir ce résultat, il a fallu investir une
identité, ce qui est partiellement en contradiction avec votre
vision de luniversel.
Je vois laspect pervers de la question. Je nai jamais
effacé mes origines juives, mais je nen avais pas fait un
usage politique. En revanche, jai toujours dit que je
lassumais comme un judaïsme de négation. Face
à un antisémite, je suis juif. Trotski pensait que la
question juive séteindrait dans le socialisme. Mais
après les tribulations du Birobidjan et devant la montée
du nazisme, il a été beaucoup plus lucide en 1937,
évoquant alors explicitement la possibilité du
génocide, ce que peu de gens notamment pas les
institutions communautaires ont alors fait, et
sinterrogeant sur la place spécifique dune culture
juive, identifiée à la culture yiddish (la culture
séfarade lui était inconnue). Marx avait
déjà montré que les Juifs se sont
perpétués « dans et par
lhistoire » et non malgré elle. Le
fondamentalisme juif daujourdhui incarné par
Milner, Benny Lévy ou Finkielkraut (9), revient au
contraire à dire « Nous avons été
déçus par lhistoire et la politique, nous
retournons donc au Juif originel et éternel et aux textes
fondateurs ». Au lieu de transformer les questions
théologiques en questions profanes, ils rebroussent chemin,
transformant les questions profanes en questions théologiques,
entrant ainsi dans la logique de
« confessionnalisation » du conflit
israélo-palestinien.
Propos recueillis par IRÈNE JAMI, PATRICK SIMON et GILBERT WASSERMAN.
1 D. BENSAID, Une lente impatience, Paris, Stock, 2004.
2 J. BIRNBAUM, Leur jeunesse est la
nôtre : lespérance révolutionnaire au
fil des générations, Paris, Stock, 2005.
3 Emile Durkheim (1858-1917) : sociologue,
fondateur de la sociologie moderne, dreyfusard, fondateur de la Ligue
pour la défense des droits de lhomme et ami de Jean
Jaurès ; Marcel Mauss (1872-1950) : dreyfusard, neveu
dEmile Durkheim, également sociologue et fondateur, avec
Jaurès, du journal LHumanité ; Lucien Herr
(1864-1926) : bibliothécaire de lEcole
normale supérieure, il influencera des générations
détudiants (dont Charles Péguy et Léon
Blum), dreyfusard et membre du Parti socialiste, cofondateur de
LHumanité.
4 Paul Nizan (1905-1940) : romancier et
philosophe, auteur, entre autres dAden-Arabie
(« Javais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que
cest le plus bel âge de la vie »). Membre du
Parti communiste français, il rompt au moment du pacte
germano-soviétique (1939). Il est tué au début de
la Seconde Guerre mondiale. Il subira, de sa rupture aux années
60, une campagne de haine du PCF (« Nizan le
policier »).
5 Lors de la Révolution française, le
27 juillet 1794 (soit le 9 thermidor, an II), les robespierristes sont
renversés à la Convention. La route souvre pour la
contre-révolution, qui ira du Directoire à
lEmpire, puis à la Restauration. Le terme de Thermidor a
été régulièrement utilisé par
Trotsky pour désigner le processus de contre-révolution
stalinienne en URSS.
6 E. TRAVERSO, Le passé, modes
demploi : histoire, mémoire, politique, Paris, La
Fabrique, 2005.
7 Marcel-Francis Kahn : médecin
rhumatologue, pionnier du concept de fibromyalgie et militant
propalestinien ; Rony Brauman : médecin, ancien dirigeant
de Médecins sans frontières (MSF) ;
Pierre-Vidal Naquet (1930-2006) : historien et
hélléniste, militant anticolonialiste et contre
le négationnisme.
8 Ralph Miliband (1924-1994) : philosophe
politique marxiste britannique, dorigine juive et polonaise.
Auteur de LEtat et la société capitaliste. Marcel
Liebman (1929-1986) : historien belge dorigine juive
polonaise, auteur, de Le léninisme sous Lénine.
9 Jean-Claude Milner : philosophe et
linguiste, ancien élève de Louis Althusser, proche de
Jacques Lacan et ancien maoïste ; Benny Lévy
(1945-2003) : ancien dirigeant maoïste sous son vrai nom de
Paul Victor, puis secrétaire de Sartre ; à sa mort,
il émigrera en Israël. Alain Finkielkraut :
philosophe et essayiste, il est membre fondateur, avec Benny
Lévy et Bernard-Henri Lévy, de lInstitut
détudes lévinassiennes, à Jérusalem.