Quand le capitalisme s’empare du vivant

Quand le capitalisme s’empare du vivant



Dans la livraison de la revue
« Les autres voix de la planète »
d’octobre 2009, Hélène Baillot dresse le tableau de
la bataille silencieuse, mais centrale qui se livre autour des
changements intervenus dans la pratique du brevetage. Pendant
longtemps, l’exclusion du vivant des brevets était une
croyance incorporée, une sorte de tabou.

Mais depuis une trentaine d’années, ce tabou sur le vivant
ne cesse d’être transgressé. La mise au point des
techniques du génie génétique constitue un
tournant majeur en permettant d’identifier, de spécifier,
et de modifier la matière vivante, grâce à la
molécule d’ADN. C’est ainsi qu’en 1982, la
firme General Electric parvient à faire breveter un
micro-­organisme génétiquement modifié, la
bactérie Chakrabarty. Le brevet concerne non seulement le
procédé ayant permis d’obtenir la bactérie,
mais aussi la bactérie elle-même.

    La distinction entre choses brevetables et non
brevetables ne passe plus entre les choses vivantes et les choses
inanimées, mais entre les produits de la nature, vivants ou non,
et les inventions produites par l’activité humaine, y
compris vivantes. […]

Brevets et biopiraterie

Aujourd’hui, l’immense majorité des brevets (environ
97 %) sont accordés dans des pays industrialisés,
alors même que l’immense majorité des ressources
génétiques provient des pays intertropicaux ; on estime
que le Nord dépend du Sud jusqu’à 95 % en ce
qui concerne la matière première génétique
de ses produits les plus importants. L’essor des biotechnologies
a transformé les pays du Sud en un gigantesque terrain de
prospection. Cette appropriation du vivant est considérée
comme un acte de biopiraterie par les populations autochtones du Sud
car elle conduit au pillage de leurs ressources naturelles et de leurs
savoirs « traditionnels ». Elles se
retrouvent aussi dans l’obligation de s’acquitter de
rede­vances pour des produits qu’elles utilisent depuis des
générations.

    Le développement des brevets favorise en
outre la création de plantes OGM dont l’utilisation
constitue une menace. C’est bien la richesse de la
biodiversité du Sud qui pâtit actuellement de ce
système, ce qui nous renvoie à la question d’une
dette écologique due par le Nord – ce qui ne veut pas dire
que les États du Sud sont davantage préoccupés par
la conservation de leur biodiversité, souvent mise en balance
avec le « développement ».

    Les cas de biopiraterie sont nombreux. En 2006,
l’Institut Edmonds, aux États-Unis en a
répertorié 36 000 touchant des pays africains ; et
les Nations Unies calculent que celle-ci rapporte quelque 12 000
millions d’euros par an aux firmes pharmaceutiques. Un
exemple : en 1995, l’université du Wisconsin a
déposé quatre brevets sur la brazzein, une
protéine au pouvoir sucrant deux mille fois supérieur au
saccha­rose. Elle provient de la baie d’une plante poussant
au Gabon. Depuis, plusieurs licences ont été
accordées à des sociétés biotechnologiques
dont l’objectif est d’introduire dans des fruits et des
légumes un gène produisant la brazzein afin
d’obtenir des aliments au goût sucré, mais moins
riches en calories.

    De gros bénéfices sont à la
clé pour les entreprises du Nord, mais pas pour les paysans
gabonais. Pourtant, ceux-ci connaissent les propriétés de
cette baie de longue date et ont contribué à
l’entretenir de génération en
génération. Ce cas n’a rien
d’exceptionnel : l’aya­huasca, le quinoa et le
sangre de drago, qui poussent dans les forêts
d’Amérique du Sud ; le kava, dans le Pacifique ; le
curcuma et le melon amer, en Asie, ont d’ores et
déjà été brevetés.

Contre le brevetage du vivant

Théoriquement, les brevets peuvent être contestés
et annulés. Mais dans la pratique, cela n’a rien
d’évident. Il appartient en effet à celui qui
s’oppose au brevet de prouver l’antériorité
de son utilisation, c’est l’inversion de la charge de la
preuve. De plus, la contestation des brevets coûte cher
(200 000 dollars aux États-Unis) et nécessite de
longues années de procédures et d’expertise
juridique. Certains brevets ont certes été
rejetés : par exemple, celui de Ricetec sur le riz
Basmati, un brevet sur une variété de quinoa, un autre
sur la poudre du curcuma (turmeric), une plante médicinale
indienne. Une autre affaire remonte à 1994, lorsque Larry
Proctor, dirigeant d’une entreprise semencière aux
Etats-Unis, en va­cances au Mexique, découvre une
variété de haricots jaunes très prisée des
Mexicains. Il en rapporte alors un sac aux États-Unis,
prétend en avoir fait une sélection, et dès 1999
obtient un brevet sur tout haricot de couleur jaune, bloquant alors les
exportations mexicaines. Ce brevet lui a été
retiré l’an passé.

    Malgré ces quelques victoires, les pays du
Sud restent les grands perdants de ce système ; certains, comme
Vandana Shiva, voient alors dans les brevets un instrument de
conquête néocoloniale, « prolongeant les
privilèges accordés à Christophe
Colomb ». Mais plus que « le
Nord », ce sont surtout les grandes firmes appartenant aux
domaines de la biotechnologie et de la pharmacie qui en sont les
principales bénéficiaires.

    Les risques de voir émerger des monopoles
dans des secteurs tels que la santé et l’alimentation sont
alarmants d’autant plus que l’on constate une forte
augmentation des demandes de brevet touchant à des plantes
conventionnelles.

    En 2008, ce sont près de 500 candidatures qui
ont été déposées, représentant
25 % de la totalité des dossiers déposés
cette année-là, contre 5 % seulement en 2002. La
question des brevets renvoie ainsi à des enjeux
fondamentaux : biodiversité, développement,
santé et alimentation. Plus que la gestion des brevets à
l’échelle internationale, ce sont les brevets
eux-mêmes qui sont aujourd’hui à remettre en cause
lorsqu’ils touchent au vivant.


Hélène Baillot
(coupures et intertitres de la rédaction; article original et
notes : www.cadtm.org/Les-autres-voix-de-la-planete-no44)