À Wassyla Tamzali: pour un dialogue avec une femme en colère
À Wassyla Tamzali: pour un dialogue avec une femme en colère
En réponse à
larticle publié dans
« solidaritéS » (1) sur la
« Lettre dAlger dune femme en
colère » de Wassyla Tamzali (Gallimard, 2009)
Nous ne faisons pas partie des « Européens
désabusés » auxquels sadresse Wassyla
Tamzali dans sa « Lettre dAlger »
et cest pour cela que nous cherchons le dialogue avec
elle. Mais nous regrettons et contestons ses erreurs de jugements et
amalgames ou glissements de pensée qui favorisent des visions
binaires piégées. Nous proposons de rechercher et
défendre ensemble un cheminement vers une dynamique
universaliste qui soit effective et se construise à partir de
toutes les luttes démancipation aux multiples composantes.
Nous partageons votre colère, Wassyla, contre
tous ceux et toutes celles qui sopposent à la
liberté de conscience, tout en prétextant défendre
de nobles causes ; nous rejetons comme vous le relativisme culturel qui
au nom du combat contre les comportements (néo)colonisateurs
imposent aux femmes la soumission à des systèmes
culturels dits traditionnels violents et autres rapports de
domination ; nous sommes révulsées par lhypocrisie
de nos gouvernants et de tous ceux qui pour ne pas
paraître islamophobes sélectionnent des
« islamistes modérés » promus
au « mérite » dans le cadre de
rapports « clientélistes », ou pire
encore, couvrent des dictatures du monde musulman dès lors
quelles sont riches en pétrole et prêtes à
sinscrire dans les jeux politiques des grandes
puissances
Nous sommes en colère contre ceux qui
transforment les révoltes et les luttes des jeunes des banlieues
populaires ou celles des populations du Sud, notamment de Palestine, en
guerres de religions, au lieu den souligner les dimensions
sociales et politiques. Et surtout, parce que nous sommes des femmes et
féministes convaincues, nous sommes en colère contre les
féministes qui oublient la solidarité de base envers les
femmes victimes de toutes les discriminations et qui enferment
certaines catégories de femmes musulmanes dans
un monde à part où des critères communs à
tous les combats émancipateurs (lautonomie de choix) ne
sappliqueraient pas…
Malheureusement, chacun de ces motifs de
colère, apparemment partagés, se retournent en
désaccords avec vous, Wassyla, lorsque votre
« grille » de lecture des enjeux français
vous aveugle sur les enjeux et vous fait perdre la cohérence des
critères
La cause en est simple : le port du voile
nest nulle part et jamais univoque, jamais indépendant de
la personne qui le porte, du contexte et bien des
révolutions et combats féministes se développent
aujourdhui « sous le voile » ou sans
voiles, au nom de lislam contre les dictatures se revendiquant
de « la sharia » (2). Au-delà, Marjane
Satrapi a fort bien exprimé lenjeu du libre choix des
femmes (3), elle qui a si magnifiquement dessiné sa
révolte contre le basculement de la révolution iranienne
vers une dictature imposant notamment aux femmes le port du voile en
Iran. Combien ont raconté, dailleurs, le renversement
dattitude des mêmes femmes qui hier contre le Shah
« occidentalisé » – décidaient de
porter le voile et qui en combattent limposition
aujourdhui (4)
Que nous soyons de « culture musulmane »
comme vous, ou pas, croyantes ou athées, nous refusons
lenfermement dans un communautarisme relativiste qui
malheureusement est effectivement prôné par des courants
dits « salafistes », en France comme
ailleurs : notre défense de la laïcité (5)
na pas besoin de qualificatif
« ouvert » ou autres. Nikola Sarkozy
sest réclamé dune laïcité
« ouverte » en cherchant à
instrumentaliser des imams pour rétablir
« lordre » dans les banlieues en
évitant, ce faisant, de désigner sa politique sociale
combinée au racisme comme cause des révoltes. Notre
conception de la laïcité vise lapplication à
lislam de ce que la loi française de 1905 [sur la
séparation des Eglises et de lEtat, réd.]
préconise, dune part ; et surtout, compte sur
lécole publique pour dépasser les replis
communautaristes et impulser lesprit critique source de toute
émancipation. Vous faites donc un contre-sens. La
laïcité en France signifie la neutralité des
appareils dEtat en matière religieuse,
cest-à-dire leur séparation de tout pouvoir
religieux, de toute Eglise, comme condition dune liberté
de conscience et de pratiques religieuses diverses que lEtat
doit protéger
La nouvelle loi de 2004 en France (6)
nest pas lapplication de ces principes : les
usagers sont légalement libres, en France, dexprimer
leurs croyances dans lespace public, sociétal, tant
quils ne troublent pas lordre public ; la
neutralité sapplique aux fonctionnaires de lEtat
et aux bâtiments
Et cest pourquoi, en toute
conscience et liberté, beaucoup de partisans de la
laïcité ont discuté et contesté le
bien-fondé de la Loi de 2004 notamment la Ligue de
lenseignement et la Ligue des Droits de lhomme, comme
notre Collectif des féministes pour
légalité… Il faut dailleurs toujours
(comme pour toute loi) en tirer le bilan : cette loi de 2004 a
« libéré » non pas les femmes
musulmanes, ni même atténué dailleurs le
port du foulard : elle a polarisé les attitudes, à
la fois plus de foulards portés et un racisme anti-musulman
notamment et violemment exprimé contre les femmes
voilées
Vous ne pouvez pas être insensible
à cela, au nom du fait quailleurs des femmes non
voilées sont agressées par des intégristes. Ce
sont toutes les violences et les systèmes
patriarcaux qui les portent que nous devons ensemble combattre.
Et que des femmes voilées soient partie prenante de ce combat
à part entière au cur de lislam est
essentiel pour lavenir
Vous dites et là, votre
« grille » de lecture nous laisse
pantoises ! que cette Loi a été
adoptée sans prendre en compte les enjeux du
féminisme (7)
Cest linverse qui a
dominé toute la campagne médiatique autour de cette loi
et cest là un fait général en
Europe : la « politisation du voile »
a instrumentalisé la cause des femmes
Et vous devriez
être, comme nous, ou comme Judith Butler, en colère contre
ceux qui se découvrent soudainement
« féministes » (ou défenseur
des homosexuels…) quand il sagit de lislam.
Sil était démontré que
tout musulman se voulant fidèle à sa foi est
condamné à sopposer à la liberté de
conscience et à légalité des hommes et des
femmes alors nous pourrions partager votre point de vue. Mais ce point
de vue est bien pessimiste et réducteur : lislam
est, comme toutes les religions, à la fois complexe et
traversé de courants de pensée contradictoires. Il est
sûrement profondément marqué par des violences
subies et par le constat que des courants dominants dans le monde
musulmans prennent le contre-pied de tout ce qui peut paraître
« occidental » (donc colonisateur) :
le « féminisme », la
« démocratie », la
« laïcité », la
« liberté de conscience » et donc
toutes critiques des religions sont donc rejetées au nom de
« lislam »
Mais, en Iran dans
lopposition au régime actuel, comme partout dans le monde
musulman et « occidental » ce dualisme faux
et piégé (« Occident/Islam »)
doit être rejeté. Pas plus
« lOccident » que
« lislam » ne recouvrent des mondes
homogènes, des « civilisations » sans
conflit majeur
des résistances porteuses
démancipation individuelle et collective :
cest de ce cheminement multiple vers des valeurs universelles
démancipation de libertés et de justice sociale
que nous réclamons.
Marie-Laure Bousquet, Ismahane
Chouder, Monique Crinon, Catherine Samary, membres du Collectif des
Féministes pour lEgalité (CFPE), France
1
SolidaritéS, Suisse, nº 161, 18.01.2010, p. 12.
Article de Anna et Urs Spillmann
www.solidarites.ch/journal/index.php3?action= 4&id=4162&aut=689
2 Il faut lire Fariba Adelkhah « La
révolution sous le voile femmes islamiques
dIran » Karthala ; mais aussi suivre la campagne
« un million de signatures » en Iran, qui
unit des femmes athées et des croyantes. Lire aussi
« Musulmanes et modernes voile et civilisation en
Turquie » de Nilüfer Göle. Mais aussi,
concernant la diversité des combats féministes
parmi les musulmanes françaises, « lune
voilée, lautre pas » Dounia Bouzar et
Saüda Kada, Albin Michel ; cf. aussi « les
filles voilées parlent », Ismahane Chouder, Malika
Latrèche, Pierre Tévanian, La Fabrique, 2008
3 http ://mapage.noos.fr/marjane.persepolis/frameparoles.html
4 Lavocate féministe iranienne, et prix
nobel de la paix, persécutée par les intégristes a
pris la même position que Marjane Satrapi dès novemlbre
2003 contre les projets de loi interdisant le port du foulard dans les
écoles en France et autres pays dEurope.
5 Nous partageons linterprétation
quen donne la Ligue des Droits de lHomme ou la Ligue de
lEnseignement en France ; cf. leurs sites et publications
respectifs. Cf. également « 1905-2005 les
enjeux de la laïcité », lHarmattan et
le site « islam & laïcité ».
6 La loi du 15 mars 2004 interdit en France le port
de tout signe religieux « ostensible » dans
les écoles, collèges et lycées publics, ce qui
inclut le voile islamique mais aussi la kippa, et le port de grandes
croix (note de la rédaction).
7 Sur le « climat »
idéologique derrière la Loi de 2004, cf. notamment
« Le foulard islamique en questions », Ed.
Amsterdam, 2004. Voir aussi le site de Pierre Tévanian, Les mots
sont importants (lmsi)