Mourir debout au soleil

Mourir debout au soleil

Le poète et chanteur français Jean Ferrat est mort le 13
mars dernier. Il avait mis en musique les poèmes d’Aragon,
chanté les « mômes » qui
travaillent à l’usine, les
résistant·e·s, les
déporté·e·s. Compagnon de route du Parti
communiste français, il avait su toucher le cœur de toutes
et de tous parce que, comme l’a si bien dit Daniel Mermet, il
était sincère. Loin de « mettre la
clé sous la porte », il n’a jamais
cessé de s’engager. Ses chansons continueront à
scander grèves et manifestations ; on ne saurait trop
recommander aussi d’écouter les chanteurs qu’il
aimait, parmi lesquels Allain Leprest. Nous reproduisons ci-dessous les
extraits d’une interview accordée à
« Rouge » , hebdomadaire de la LCR, en mai
2001.

Vous constituez une exception, en conjuguant succès populaire et engagement. Comment l’expliquez-vous ?

Jean Ferrat : J’ai
cheminé, par mes chansons et mes sujets, sur une voie
particulièrement étroite. Et j’ai réussi
à devenir un chanteur populaire en faisant des choses qui en
principe ne l’étaient pas. […] J’ai
été marqué, à la Libération, par les
chansons de Prévert et Kosma, celles de Lemarque, le
répertoire de Montand. Il y avait une équipe qui arrivait
à faire de la chanson populaire avec de grands textes. Cela a
constitué un exemple à suivre, et j’y suis parfois
arrivé. […]

Le contexte politique, la force du Parti communiste, expliquent aussi ce succès…

JF : Peut-être,
mais les chansons qui sont devenues des succès populaires, ce
sont des chansons d’amour ou des textes d’Aragon, pas les
chansons politiques. « Que serais-je sans
toi », « Nous dormirons
ensemble », « Heureux celui qui meurt
d’aimer »… A côté de ça, il y
avait des chansons que des gens appréciaient, mais qui
n’ont pas rencontré le même succès.
[…] puis, pavé dans la mare, « Nuit et
Brouillard ». C’est le genre de chanson sur lequel
personne n’aurait misé un centime.

Et vous ?

JF : Moi non
plus ! J’avais commencé ce texte des années
auparavant, parce que cela tenait à ma vie. Mon père
avait été arrêté, déporté et
il n’est jamais revenu. Je pensais aussi qu’elle ne
marcherait pas, mais j’avais besoin de faire cette chanson. Le
succès de « Nuit et Brouillard »
m’ a énormément surpris, et il m’a
encouragé à écrire ce dont j’avais envie.
[…]

D’où vient votre engagement ? De votre enfance, de la déportation de votre père ?

JF : Oui, j’ai
ressenti un sentiment d’exclusion, pendant l’enfance. Cela
m’a paru tellement incroyable, à dix ans quand on
m’a dit que mon père devait aller se faire inscrire. Je ne
savais même pas ce que ça voulait dire, être juif,
je n’en entendais jamais parler. Ma famille était
totalement athée, mon père n’était pas
religieux, on ne recevait pas d’amis juifs, ou alors ils ne se
manifestaient pas comme tels. Mon père ne faisait pas de
politique. Il avait vécu en Russie jusqu’à ses
dix-huit ans, avant de venir en France. Je pense qu’il fuyait les
pogroms qui ont eu lieu après la révolution de 1905, mais
il n’en a jamais dit un mot, même à ma mère.
Moi j’étais un petit garçon totalement
français et, tout d’un coup, je me suis retrouvé
exclu, on devait mettre des étoiles jaunes… Comme ma
mère était une auvergnate catholique, on ne les a pas
mises, en espérant que ça passerait. On était
marqués, comme au fer rouge. Cela, c’est sans doute une
motivation importante dans mon engagement. […]

Vous avez aussi écrit deux célèbres chansons sur les « gauchistes »…

JF : Il y a là
une erreur totale d’interprétation que je
n’arrête pas de corriger, tout comme mon appartenance au
PCF. « Hou-Hou Méfions-nous, les flics sont
partout », c’était une chanson sur les
provocations policières, contre les flics, c’était
pas contre les gauchistes. Si on relit le texte, il n’y a pas
d’équivoque possible. Quant à
« Pauvres Petits Cons », c’est une
chanson que j’ai écrite et chantée en 1967, avant
Mai 68, et c’est une chanson sur la jeunesse dorée. Mais
les chansons sont reçues différemment selon
l’époque. Quand je chantais « Pauvres Petits
Cons » en 1967, les gens prenaient cette chanson pour ce
qu’elle était, une chanson contre les jeunes bourgeois
à la mode, et d’ailleurs elle ne les emballait pas.
C’est une chanson qui allait dans le sens de « Ma
môme ». Les petits jeunes bourgeois, ils nous
jetaient de la poudre aux yeux et voilà, c’était de
pauvres petits cons. Puis quand je l’ai chantée en 1969,
je n’avais pas du tout les mêmes réactions, des gens
applaudissaient, d’autres sifflaient. Il faut relire ces textes
en s’extrayant du contexte, et on comprend que c’est une
erreur.

Aujourd’hui, qu’est-ce qui vous met en colère ?

JF : […]
L’augmentation des inégalités dans le monde. On
arrive à un monde qui veut tout englober, et où les
peuples se referment sur eux-mêmes. […] autoriser,
aujourd’hui, des Israéliens à aller fonder des
colonies dans les territoires palestiniens me semble une aberration
extrême, une provocation […]

Et la vie à la campagne ?

JF : Je ne suis pas
coupé du monde. Je me demande souvent pourquoi les Parisiens ont
cette fatuité de croire que la pensée
s’arrête aux boulevards des Maréchaux… […]
Je reçois énormément de courrier, et je suis
content parce que ce sont essentiellement des jeunes, à partir
de 15 ans. Cela me fait vraiment plaisir… 

Propos recueillis par Naoufel, Joël F. Volson et Laure
Favières pour « Rouge » (n°1921, 3
mai 2001). Le texte intégral de l’interview se trouve
également sur
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article16761.