Elargir le champ de nos luttes: le droit à la ville

Elargir le champ de nos luttes: le droit à la ville

[…] Le droit à la ville ne se
réduit pas à un droit d’accès individuel aux
ressources incarnées par la ville : c’est un droit
à nous changer nous-mêmes en changeant la ville de
façon à la rendre plus conforme à notre
désir le plus cher. Mais c’est en outre un droit collectif
plus qu’individuel, puisque, pour changer la ville, il faut
nécessairement exercer un pouvoir collectif sur les processus
d’urbanisation. La liberté de nous faire et de nous
refaire en façonnant nos villes est à mon sens l’un
de nos droits humains les plus précieux, mais aussi les plus
négligés.

[…] À notre époque, il n’est pas difficile
d’énumérer les formes de mécontentement et
d’angoisse suscitées par des transformations urbaines dont
la rapidité n’a cessé de croître. Et
pourtant, il semble que nous n’ayons nulle envie de
procéder à une critique systématique de ces
phénomènes. Que faire, par exemple, de l’immense
concentration de richesses, de privilèges et de consommation
dans presque toutes les villes du monde, au beau milieu d’un
« bidonville global » en pleine
explosion ? […]

Capitalisme et urbanisation

Examinons de plus près l’action des capitalistes. Ils
commencent la journée avec une certaine somme d’argent et
la finissent avec une somme plus grande. […] [Ceux] qui
réussissent créent habituellement suffisamment de surplus
à la fois pour réinvestir dans l’expansion et
à la fois pour satisfaire leur appétit de jouissance. De
ce réinvestissement perpétuel résulte une
expansion de la production excédentaire à un taux
composé – d’où l’accroissement de
toutes les courbes de croissance logistique (argent, capital,
production, population), processus auquel correspond la croissance
logistique de l’urbanisation sous le capitalisme.

    Les politiques du capitalisme sont affectées
par le besoin perpétuel de trouver des terrains profitables
à la production et à l’absorption des surplus de
capital. Le capitaliste se heurte donc à un certain nombre de
barrières qui font obstacle à une expansion tranquille et
continue. S’il existe une pénurie de force de travail et
que les salaires sont trop élevés, alors il faut soit
discipliner la force de travail (la création de chômage
par l’innovation technologique ou l’attaque contre le
pouvoir d’une classe ouvrière organisée constituent
deux des principales méthodes pour discipliner la force de
travail), soit trouver de nouveaux travailleurs·euses (en jouant
sur l’immigration, l’exportation de capitaux ou la
prolétarisation d’éléments de la population
jusqu’alors indépendants). Il faut également
trouver de nouveaux moyens de production en général et de
nouvelles ressources naturelles en particulier. De fortes pressions
s’exercent sur l’environnement naturel qui doit fournir les
matières premières nécessaires tout en absorbant
les déchets inévitablement produits. Il est
également nécessaire d’ouvrir des terrains
d’extraction de matières premières (c’est
souvent l’objectif des entreprises impérialistes et
néocoloniales).

    Les lois de la concurrence obligent les capitalistes
à constamment développer de nouvelles technologies et de
nouvelles formes d’organisation, car plus la productivité
sera élevée, et plus il leur sera possible
d’éliminer les concurrents qui emploient des
méthodes moins efficaces. Les innovations suscitent de nouveaux
désirs et de nouveaux besoins, réduisent le taux de
rotation du capital en l’accélérant et
élargissent l’horizon géographique dans lequel le
capitaliste peut librement chercher de la main-d’œuvre
supplémentaire, une plus grande quantité de
matières premières, et ainsi de suite. Si le pouvoir
d’achat disponible sur un marché ne suffit pas, alors il
faut trouver de nouveaux marchés, en développant le
commerce extérieur, en promouvant de nouveaux produits et styles
de vie, en créant de nouveaux instruments de crédit ou en
recourant à la dette pour développer les dépenses
publiques et privées. Si, au final, le taux de profit demeure
trop bas, la régulation étatique de
l’« intolérable concurrence »,
la monopolisation (fusions et acquisitions) et l’exportation de
capitaux vers de nouvelles contrées permettront de trouver des
solutions.

Si une seule de ces barrières à la circulation et
à l’expansion continues du capital devient impossible
à contourner, l’accumulation de capital se trouve
bloquée : les capitalistes sont confrontés
à une crise, car ils ne peuvent plus trouver de biais
profitables pour réinvestir le capital. L’accumulation de
capital stagne ou s’arrête, le capital est
dévalué (perdu) et parfois physiquement détruit.
Les surplus de marchandises peuvent être de la même
manière dévalués ou détruits, la
capacité productive et les actifs peuvent perdre de leur valeur
et demeurer inutilisés et, en cas d’inflation,
l’argent lui-même peut subir une dévaluation. Et
bien évidemment, lorsqu’une crise survient, le travail se
trouve aussi dévalué, en raison du chômage de
masse. Comment la nécessité de contourner ces
barrières et d’étendre le champ des
activités capitalistes profitables a-t-elle pu constituer le
moteur de l’urbanisation capitaliste ? Je poserai que,
à l’instar d’autres phénomènes comme
les dépenses militaires, l’urbanisation a joué un
rôle particulièrement actif dans l’absorption du
surproduit que, dans leur quête de plus-value, les capitalistes
n’ont de cesse de créer. […]

Vers une urbanisation mondiale

Le capitalisme international […] a jusqu’ici
évité un effondrement mondial, alors même
qu’il souffre d’un problème chronique
d’écoulement des surplus de capital. Quel rôle a
joué l’urbanisation dans la stabilisation de cette
situation? Aux États-Unis, il est évident que le
marché immobilier a considérablement contribué
à stabiliser l’économie, particulièrement
depuis l’an 2000 (après l’éclatement de la
bulle des nouvelles technologies de la fin des années 1990),
bien qu’il ait aussi été une composante active de
l’expansion des années 1990.

    Le marché immobilier a absorbé
directement une grande part des surplus de capital dans de nouvelles
constructions (logements bâtis dans les centres-ville comme dans
les banlieues, constructions de nouveaux bureaux), tandis que
l’inflation rapide des prix de l’immobilier, soutenue par
une vague délirante de refinancement hypothécaire
à des taux d’intérêt historiquement bas,
stimulait le marché états-unien des biens de consommation
et des services. C’est en partie l’expansion urbaine des
États-Unis qui a permis de stabiliser le marché mondial
[…].

Mais le processus urbain […] est devenu mondial. On ne peut donc
pas se concentrer uniquement sur les États-Unis. Des booms
immobiliers similaires, en Grande-Bretagne, en Espagne et dans de
nombreux autres pays, ont permis d’alimenter la dynamique
capitaliste. L’urbanisation de la Chine au cours des vingt
dernières années a été de nature
différente (très fortement focalisée sur la
construction d’infrastructures), mais bien plus importante que
celle des États-Unis. Son rythme s’est
énormément accéléré après la
courte récession de 1997, à tel point que, depuis 2000,
la Chine absorbe près de la moitié de la production
mondiale de ciment. Depuis une vingtaine d’années, la
Chine compte plus d’une centaine de villes dépassant le
million d’habitants, et de petits villages comme Shenzhen sont
devenus d’énormes métropoles de 6 à 10
millions d’habitants.

    De gigantesques programmes de construction
d’infrastructures, comme des projets de barrages et
d’autoroutes – là encore, financés par la
dette –, sont en train de transformer le paysage le fond en
comble. Tout cela a eu des conséquences importantes sur
l’économie mondiale et l’absorption des surplus de
capital : le Chili est en plein boom du fait de la demande en
cuivre, l’Australie prospère, et même le
Brésil et l’Argentine commencent à se refaire une
santé économique, en partie grâce à la forte
demande chinoise en matières premières.

L’urbanisation de la Chine est-elle dès lors
principalement responsable de la stabilité du capitalisme
mondial ? Dans une certaine mesure, car la Chine n’est que
l’épicentre d’un processus d’urbanisation
devenu aujourd’hui mondial, en partie grâce à
l’incroyable intégration globale des marchés
financiers qui jouent de leur flexibilité pour financer
grâce à la dette des mégaprojets urbains, de
Dubaï à São Paulo, de Mumbai à Hong Kong, en
passant par Londres. La banque centrale chinoise, par exemple,
possède une part active sur le marché secondaire du
prêt hypothécaire aux États-Unis, tandis que
Goldman Sachs est fortement impliquée sur le marché
immobilier en plein essor de Mumbai, et que des capitaux de Hong Kong
sont investis à Baltimore.

Innovations financières et bidonville global

Il n’est pas une seule zone urbaine du monde qui ne connaisse un
boom de la construction, alors qu’arrive un afflux massif
d’immigré-e-s pauvres qui crée, dans le même
temps, un bidonville global. Le boom dans le secteur de la construction
est particulièrement visible à Mexico, Santiago du Chili,
Mumbai, Johannesburg, Séoul, Taipei, Moscou et dans toute
l’Europe […]. On a aussi vu apparaître, au
Moyen-Orient, à Dubaï ou Abou Dhabi, des projets de
méga-urbanisation ahurissants, et à certains
égards criminels et absurdes, qui permettent
d’éponger les surplus engendrés par la richesse
pétrolière de la façon la plus
tape-à-l’œil, socialement injuste et
environnementalement irresponsable […].

Comme tous ceux qui l’ont précédé, ce boom
mondial de l’urbanisation repose sur la construction de nouvelles
institutions financières et de nouveaux dispositifs
destinés à organiser le crédit nécessaire
pour le soutenir. Les innovations financières mises en place au
cours des années 1980, en particulier la titrisation et la vente
de prêts hypothécaires locaux à des investisseurs
du monde entier […], ont joué un rôle essentiel. Ce
système présentait quantité
d’avantages : il étalait les risques et permettait
aux surplus de fonds d’épargne d’accéder plus
facilement aux surplus de demande immobilière, mais en outre, en
vertu de ses interconnexions, il faisait baisser les taux
d’intérêt globaux (tout en générant un
considérable pactole pour les intermédiaires financiers
responsables de ces merveilles). Mais étaler les risques, ce
n’est pas les éliminer. […] À défaut
d’instances adéquates d’évaluation des
risques, le marché du prêt hypothécaire est devenu
incontrôlable et […] prend aujourd’hui la forme
d’une crise dite des « subprimes » et
du marché immobilier.

    La crise se concentre pour commencer dans et autour
des villes états-uniennes, et frappe très lourdement les
Afro-Américain·e·s à bas revenus et les
mères célibataires vivant en centre-ville. Elle affecte
aussi celles et ceux qui, incapables de payer les prix exorbitants du
logement dans les centres urbains, surtout dans le Sud-Ouest du pays,
ont été forcés de migrer vers la
semi-périphérie des zones métropolitaines pour
acheter à des taux d’abord bas des maisons dans des
lotissements bâtis par des spéculateurs, et qui se
trouvent aujourd’hui confrontés à
l’augmentation des coûts de transport du fait de la hausse
des prix du pétrole en même temps qu’à
l’explosion du taux de remboursement de leur prêt
consécutive à celle des taux du marché. Cette
crise […] menace également l’architecture
même du système financier mondial, car elle pourrait
déclencher une récession de grande ampleur. […]

Des villes et des vies en mutation

Comme toutes les phases qui l’ont précédée,
cette toute récente expansion du processus urbain a
suscité d’énormes mutations de style de vie. La
qualité de vie urbaine, de même que la ville
elle-même, est désormais une marchandise
réservée aux plus fortuné-e-s, dans un monde
où le consumérisme, le tourisme, les industries de la
culture et de la connaissance sont devenus des aspects majeurs de
l’économie politique urbaine. Le penchant postmoderniste
pour la formation de niches, tant dans les choix de style de vie urbain
que dans les habitudes de consommation et les formes culturelles, pare
l’expérience urbaine contemporaine de l’aura de la
liberté de choix – à condition que vous ayez de
l’argent.

    Centres commerciaux, multiplexes et grandes
chaînes prolifèrent, de même que les fast-foods, les
marchés vendant des produits artisanaux, les petites boutiques,
tout cela contribuant à ce que Sharon Zukin a joliment
appelé la « pacification par le
capucino ». Les lotissements les plus incohérents,
les plus monotones, les plus fades, trouvent à présent
leur antidote dans un mouvement de « nouvel
urbanisme » qui nous vend de la communauté et du
style de vie, produits grâce auxquels les promoteurs
prétendent réaliser les rêves urbains. Dans ce
monde, l’éthique néolibérale de
l’individualisme possessif et son corrélat, la fin du
soutien politique à toute forme d’action collective,
pourraient devenir le modèle de socialisation de la
personnalité humaine. La défense des valeurs de la
propriété revêt un si grand intérêt
politique que, comme le note Mike Davis, les associations de
propriétaires dans l’État de Californie sont
devenues des bastions de la réaction, sinon même des
fascismes de quartier.

Mais les villes où nous vivons sont aussi de plus en plus
divisées, fragmentées et conflictuelles. Notre vision du
monde et des possibles varie selon le côté de la
barrière où nous nous trouvons et selon le type de
consommation auquel nous avons accès. Au cours des
dernières décennies, le tournant néolibéral
a rendu aux élites riches leur pouvoir de classe. Par exemple,
depuis la conversion du Mexique au néolibéralisme,
quatorze milliardaires sont apparus dans le pays, qui peut même
se prévaloir de compter parmi ses habitant-e-s l’homme le
plus riche du monde, Carlos Slim, alors qu’au cours de la
même période, les revenus des pauvres ont soit
stagné, soit diminué.
   
Ces processus sont irrémédiablement gravés dans
les formes spatiales de nos villes, qui ont toujours plus tendance
à se muer en agrégats de fragments fortifiés, de
ghettos dorés et d’espaces publics privatisés
constamment maintenus sous surveillance. […] Dans ces
conditions, les idéaux d’identité, de
citoyenneté et d’appartenance urbaines […] sont
encore plus difficiles à soutenir. […] Pourtant, il
existe des mouvements sociaux urbains qui cherchent à vaincre
cet isolement et à refaçonner la ville selon une image
sociale différente de celle donnée par les forces des
promoteurs soutenus par la finance, du grand capital et d’un
appareil d’État local de plus en plus gagné
à l’esprit d’entreprise.

L’accumulation par dépossession

L’absorption de surplus par la transformation urbaine
possède un aspect plus sombre encore : les brutales
phases de restructuration urbaine par « destruction
créative », qui présente toujours une
dimension de classe puisque ce sont habituellement les pauvres, les
défavorisé-e-s, tenus en marge du pouvoir politique, qui
pâtissent le plus de ce type de processus. […]

Prenons le cas de Mumbai, où, selon les chiffres officiels, six
millions de personnes habitent des taudis installés sur des
terrains pour lesquels ils ne possèdent aucun titre de
propriété (ces lieux sont représentés par
des blancs sur toutes les cartes de la ville). Avec la tentative de
faire de Mumbai un centre financier susceptible de rivaliser avec
Shanghaï, le boom immobilier s’est
accéléré, conférant aux yeux des
spéculateurs une valeur croissante aux terrains occupés
par les habitants des bidonvilles. La valeur du terrain sur lequel est
implanté l’un des plus grands bidonvilles de Mumbai,
Dharavi, a atteint deux milliards de dollars, et les pressions pour le
vider (au nom de prétextes environnementaux et sociaux
destinés à dissimuler cette entreprise
d’appropriation sauvage) se font chaque jour plus fortes.

    Avec le soutien de l’État, les
puissances financières entendent utiliser la force pour faire
place nette, prenant dans certains cas possession d’un terrain
occupé par ses habitant·e·s depuis plus
d’une génération. L’accumulation de capital
[…] grâce à l’activité
immobilière connaît un boom et les terrains sont acquis
pour une bouchée de pain. Les populations
déplacées obtiendront-elles une quelconque
compensation ? Les plus chanceux-euses auront un petit quelque
chose. Mais alors que la Constitution indienne précise que
l’État doit protéger la vie et le bien-être
de l’ensemble de ses citoyen·ne·s, quelle que soit
leur caste ou leur classe, et garantir leur droit à un toit, la
Cour suprême a émis des jugements qui font fi de cette
exigence constitutionnelle. […] Les habitant-e-s des bidonvilles
n’ont donc d’autre choix que de résister et se
battre, ou de prendre leurs maigres possessions et de
déménager en bordure d’autoroute ou partout
où ils pourront trouver un peu d’espace. […]

    Il en va de même de la proposition apparemment
progressiste d’accorder des droits de propriété aux
populations qui occupent illégalement des terrains afin de leur
permettre de sortir de la pauvreté. Ce genre de proposition a
été fait aux habitants des favelas de Rio : il
n’est que trop facile de convaincre les pauvres, vivant de
revenus incertains et accablés de difficultés
financières, d’échanger ce qu’ils
possèdent contre une modeste rémunération
[…]. Si cette tendance se poursuit, d’ici quinze ans,
toutes les collines aujourd’hui occupées par les favelas
seront couvertes de gratte-ciel dotés d’une vue imprenable
sur la mythique baie de Rio, tandis que leurs actuels habitant-e-s
seront partis vivre dans quelque lointaine périphérie.

    Sur le long terme, la politique de privatisation des
logements sociaux du centre de Londres décidée par
Margaret Thatcher a eu pour effet de créer, dans
l’ensemble de la zone métropolitaine, une structure de
prix immobiliers empêchant les revenus les plus bas, et
désormais les classes moyennes, d’accéder à
la propriété à proximité du centre urbain.

Vers des explosions sociales ?

L’urbanisation a donc joué un rôle crucial dans
l’absorption des surplus de capital sur des échelles
géographiques toujours plus larges; mais elle est passée
par des processus de destruction créative qui ont
dépossédé les masses urbaines de tout droit
à la ville. Le bidonville global entre en collision avec le
chantier de construction global. Ce qui, périodiquement, suscite
des révoltes […] Si, comme c’est vraisemblable, les
actuelles difficultés de la finance continuent de
s’accroître, si la phase néolibérale,
postmoderniste et consumériste d’absorption capitaliste
des surplus par l’urbanisation, qui est jusqu’à
présent parvenue à ses fins, touche à son terme,
et s’il en résulte une crise de plus grande ampleur, la
question se pose alors : où est notre 68 ? Ou,
plus spectaculaire, où est notre Commune ? […]

    Les signes de révolte sont
omniprésents : l’agitation est chronique en Chine
ou en Inde, les guerres civiles font rage en Afrique,
l’Amérique latine est en ébullition, les mouvements
autonomistes émergent de partout et, même aux
États-Unis, des indices politiques montrent que la population
n’en peut plus des inégalités délirantes.
[Pourtant], les nombreux mouvements d’opposition urbains et
périurbains sont loin d’être étroitement
coordonnés. Mais […] s’ils parvenaient à
s’unir, que devraient-ils donc exiger ?

    […] Le droit à la ville passe par
l’établissement d’un contrôle
démocratique sur l’emploi des surplus dans
l’urbanisation. […] [Celui-ci] tombe de plus en plus dans
les mains d’intérêts privés ou quasi
privés. À New York par exemple, un maire milliardaire,
Michael Bloomberg, refaçonne la ville conformément
à son désir le plus cher – et selon des axes
favorables aux promoteurs, à Wall Street et à la classe
capitaliste transnationale. Il vend la ville comme lieu idéal
pour les grandes entreprises et comme destination fantastique pour les
touristes, et transforme Manhattan en un gigantesque ghetto
doré. Il refuse de subventionner les entreprises pour leur
permettre de s’implanter à New York, arguant
qu’elles ont besoin de subventions pour s’installer
[…], alors New York ne veut pas d’elles. […]

    Dans la ville de New Haven, à court de fonds
à réinvestir dans le développement urbain,
c’est Yale, l’une des plus riches universités du
monde qui décide dans une large mesure des transformations du
tissu urbain afin de mieux l’adapter à ses besoins. Johns
Hopkins en fait de même à Baltimore-Est et
l’université de Columbia projette de les imiter pour
certaines parties de New York (ce qui a, dans les deux cas,
suscité des mouvements de résistance). […] Seule
une petite élite politique et économique dispose du droit
de façonner la ville conformément à son
désir le plus cher. […]

    Au milieu de l’été 2007,
la Réserve fédérale et la Banque centrale
européenne ont injecté des milliards de dollars de
crédit à court terme afin d’assurer la
stabilité du système financier (…). Pendant ce
temps, quelque deux millions de personnes, principalement des
mères célibataires et leurs familles, des
Afro-Américain-e-s vivant dans les grandes villes et des
populations blanches marginalisées de la
semi-périphérie urbaine, se sont vus saisir leur maison
et se sont retrouvés à la rue. C’est ainsi que de
nombreux quartiers des centres-villes et que des communautés
périurbaines entières ont été
dévastés […]. Et puisque la saisie signifie que la
dette est épongée et que l’État
américain considère cela comme un revenu, nombre de ceux
qui en ont fait les frais devront payer une coquette somme
d’impôts pour de l’argent dont ils n’ont jamais
disposé.

    Cette atroce dissymétrie ne peut être
interprétée que comme une forme criante de confrontation
de classe. […] Pourquoi la Réserve fédérale
ne pouvait-elle étendre son aide en liquidités à
moyen terme aux deux millions de foyers menacés
d’expulsion afin d’empêcher la plupart des saisies
jusqu’à ce que la restructuration des prêts
hypothécaires permette de résoudre une grande part du
problème ? Cela aurait eu pour effet
d’atténuer la crise du crédit et de protéger
les plus pauvres et leurs quartiers. […] Mais cela aurait
également empêché un « Katrina
financier », qui menace, tout à l’avantage
des promoteurs, de balayer […] des quartiers habités par
des populations à bas revenus implantées dans les
centres-villes sur des terrains à valeur potentiellement
élevée. […]

La révolution sera urbaine ou ne sera pas

Un mouvement oppositionnel cohérent doit encore apparaître
au 21e siècle. Bien sûr, une multitude de mouvements
sociaux se concentrent déjà sur la question urbaine
[…], mais il leur faut encore se retrouver sur un objectif
unique : acquérir un contrôle plus grand sur
l’utilisation des surplus (sans parler des conditions de leur
production). À notre époque, il doit s’agir
d’une lutte mondiale principalement dirigée contre le
capital financier, car c’est désormais à cette
échelle que s’effectuent les processus
d’urbanisation.

    L’organisation d’une telle confrontation
est certes difficile et intimidante, mais les opportunités sont
multiples, en partie parce que […] des crises liées au
processus d’urbanisation ne cessent d’éclater, que
ce soit localement (comme au Japon, en 1989, avec la crise des
marchés foncier et immobilier, ou aux États-Unis en
1987-1989, avec la crise de l’épargne) ou mondialement
(comme en 1973 ou aujourd’hui), et en partie parce que
l’urbain est désormais le point où se heurtent de
plein fouet – oserons-nous parler de lutte des classes ?
– l’accumulation par dépossession infligée
aux plus pauvres et ce mouvement qui cherche à coloniser
toujours plus d’espace pour la jouissance raffinée et
cosmopolite des plus riches.

    L’adoption du droit à la ville comme
slogan opératoire et comme idéal politique –
précisément parce qu’il s’intéresse
à ce qui gouverne les liens internes entre […]
urbanisation et production, ainsi qu’à l’utilisation
des surplus – serait un premier pas vers l’unification de
ces luttes. Il est impératif de travailler à la
démocratisation du droit à la ville et à la
construction d’un large mouvement social pour que les
dépossédé·e·s puissent reprendre le
contrôle de la ville dont ils sont exclus depuis si longtemps, et
pour que puissent s’instituer de nouveaux modes de contrôle
des surplus de capital qui façonnent les processus
d’urbanisation. Lefebvre avait raison de souligner que la
révolution serait urbaine, au sens large du terme, ou ne serait
pas.

David Harvey

Article publié le 12 octobre 2009 par la « Revue
internationale des livres et des idées (RILI) ».
Titre, intertitres et coupures de notre rédaction.  David
Harvey est géographe et professeur à
l’Université de New –York.