Mots et maux dapprenti·e·s en rupture
Mots et maux dapprenti·e·s en rupture
Près de deux tiers des jeunes
Suisses optent pour une formation professionnelle de type dual
(combinant entreprise et école professionnelle) au sortir de
lécole obligatoire. Néanmoins, tous ne
lachèvent pas.
Les décrochages qui surviennent au cours de la période de
formation ont fait lobjet dune étude universitaire
qualitative réalisée entre 2006 et 2009 auprès de
jeunes ayant arrêtés leur formation dans le canton de
Vaud. Les auteurs de cette dernière brossent le tableau
dun système de formation, largement soumis aux exigences
du marché de lemploi, qui présente des faiblesses.
Lévolution de la formation professionnelle liée à celle du marché du travail
La formation professionnelle a connu au cours des dernières
décennies des mutations profondes tant structurelles que
conjoncturelles, semblables à celles qui touchent la situation
du marché du travail. La tertiarisation massive, les innovations
technologiques ou encore les nouvelles formes managériales de
gestion sont notamment à la base de ces transformations qui ont
reconfiguré lapprentissage. En outre, « de
nouvelles professions issues du regroupement des professions
existantes, elles aussi plus exigeantes, ont remplacé certains
métiers traditionnels. Elles répondent aux besoins de
polyvalence et de flexibilité dune économie ayant
choisi de nouveaux modes de production. »
Par ailleurs, la quête dune place
dapprentissage sapparente dans de nombreux cas à
un réel parcours du combattant, qui est souvent loccasion
dune première expérience du chômage, et du
recours à des structures de transition, avec tout ce que cela
entraîne en termes de précarisation et de
découragement, à une période charnière. Fin
2005, plus de 22 500 jeunes étaient ainsi en recherche
dune place dapprentissage.
Une construction identitaire fragilisée
Lentrée dans la vie active représente un passage
important, censé mener à une plus grande autonomie. Dans
le cas des apprentissages, cette transition intervient tôt dans
le processus de construction, et joue un rôle clé, dans la
mesure où elle voit converger différents processus de
formations identitaires, « celui du professionnel, du
métier et de lapprenti·e », et que
les jeunes évoluent alors dans deux mondes différents,
celui de lécole et celui de lentreprise. En ce
sens, le décrochage représente une double rupture du
contrat, alors même que les raisons invoquées ne
concernent souvent quune des deux sphères
impliquées.
Ces différents enjeux interviennent souvent
en fin dadolescence, lieu de cristallisation de
lidentité individuelle. Et une rupture peut intervenir
dans ce processus comme un événement dont les
répercussions psychiques sont importantes.
Des nouvelles formes de pression
Les auteurs de cette étude ont été
confrontés aux diverses formes de souffrances
évoquées par les apprentis en décrochage,
quelles soient physiques, mentales ou éthiques, alors
même que ceux ci amorcent leur parcours dans la vie active.
« Ces nouvelles formes sont à mettre en
étroite relation avec les nouvelles normes et contraintes de
production, qui mettent de plus en plus les salarié·es
sous pression, augmentant ainsi le stress, les risques
daccident, mais également lépuisement
professionnel. De plus, dans un tel contexte, de nouvelles pratiques de
management (telle lévaluation
individualisée) accroissent les risques de dérapages, tel
le harcèlement moral ou mobbing. »
À cela sajoute le statut singulier du
jeune en formation, souvent isolé du reste de
léquipe et sans accès aux moyens de défense
collectifs. À ce titre, les auteurs observent que « les
solidarités et les stratégies collectives ont
été affaiblies par les nouvelles normes de travail et de
management, les personnes ont peur, souffrent et ce dautant plus
quelles sont isolées. »
Les raisons du décrochage
Les raisons invoquées par les jeunes au cours de cette
étude sont de différents ordres et peuvent concerner
« des problèmes rencontrés au niveau des
interactions et des relations au travail, des difficultés
liées à lapprentissage du métier, des
difficultés dans la transition entre école obligatoire et
formation professionnelle, des problèmes rattachés au
monde du travail et des raisons motivées par des contingences
externes ». Les mauvaises conditions de travail et les
souffrances qui en découlent font partie des raisons
citées par les jeunes.
Ces derniers, lors de larrêt de
lapprentissage considèrent celui-ci comme un soulagement
ou comme un échec. Si les projets à courts et moyens
termes sont régulièrement formulés, il semble
quil leur est difficile de se projeter à long terme dans
une nouvelle activité professionnelle. La tendance peut alors
être de se diriger vers des activités ponctuelles, mais
non qualifiantes.
Quelles améliorations ?
Si la rupture dun contrat dapprentissage est le fait de
facteurs multiples, psychologiques, familiaux, individuels, sociaux,
économiques, il convient de souligner que ces décrochages
sont symptomatiques dun durcissement du marché du
travail, qui placent les salariés, même les plus jeunes,
en proie à des angoisses inédites et des formes de
souffrance qui, si elles ne sont pas complètement nouvelles,
semblent aujourdhui exacerbées. Or, si les
difficultés mises en lumières par cette étude
favorisent la marginalisation, le découragement et
labsence de toute sécurité chez les jeunes
dès leur entrée dans la vie professionnelle, cela est un
signe alarmant.
Aussi est-il nécessaire de renforcer la
collectivisation des expériences lencadrement et le suivi
des jeunes en formation, le système de bourses pour les
apprentis ainsi quun aménagement des conditions de
travail et de formation. Enfin, il sagit de lutter activement
contre lexistence de toute forme de souffrance au
travail : à cet égard, le renforcement de la
présence syndicale sur les lieux dapprentissage
apparaît décisive.
Maïla Kocher
Nadia Lamamra, Jonas Masdonati, « Arrêter une formation professionnelle, mots et maux dapprenti·e·s », Lausanne, Editions Antipodes, 2009, 311 p.