Politique monétaire helvétique: les salarié·e·s vont payer la facture
Politique monétaire helvétique: les salarié·e·s vont payer la facture
LUnion européenne est
secouée par la plus grave crise économique de son
histoire. Tout au long de lannée 2010, lexplosion
des dettes souveraines et des déficits publics a servi de
justification à la mise en uvre de plans
daustérité dune ampleur inouïe. La
Suisse fait figure ici dexception ; elle est un des seuls pays
à respecter les « critères de
Maastricht », (endettement des Etats membres
inférieur à 60 % du PIB et déficits annuels
à 3 %). Pour comprendre les raisons de cette
« exception » helvétique ainsi que
linfluence de la crise économique sur la politique
financière et monétaire du pays, notre rédaction
sest entretenue avec Sébastien Guex, professeur
dhistoire contemporaine à lUniversité de
Lausanne et spécialiste de la place financière et des
finances publiques suisses.
La crise économique actuelle se traduit par
lexplosion des déficits des Etats. Comment expliquer que
la Suisse sen sorte aussi bien du point de vue de ses finances
publiques par rapport au reste de lEurope ?
Cette question est très complexe puisquelle renvoie
à la manière dont sest restructuré le
capitalisme suisse ces 20 dernières années. Ces
restructurations ont en effet permis au capitalisme helvétique
de se sortir de cette crise avec brio et de saffirmer
aujourdhui comme lun des vainqueurs de la
compétition internationale. Ce phénomène est
dautant plus significatif quil nen avait pas
été de même dans les années 90. La crise
avait alors affecté le pays jusque vers 1998, avec un taux de
chômage relativement élevé et persistant durant 6
ou 7 ans, alors que dans la plupart des autres pays européens,
la reprise était intervenue vers 1993 ou 1994
déjà. Un indice important de lactuelle
réussite de léconomie suisse réside dans le
fait que ces dernières années, la balance commerciale,
cest-à-dire le solde des relations commerciales de la
Suisse avec létranger, a été
positive : ce phénomène témoigne
dautant mieux de la très forte
compétitivité du pays que, depuis la fondation de la
Suisse moderne en 1848 et jusquaux débuts des
années 2000, cette balance a toujours été
négative !
Comment expliquer la réussite du capitalisme suisse de ces
dernières années ? Quels en sont les facteurs principaux ?
On pourrait en mentionner au moins quatre. Premièrement, la
persistance du taux de chômage dans les années 90,
couplée à la faiblesse structurelle du mouvement syndical
en Suisse par comparaison avec les autres pays européens, a
permis aux employeurs, durant ces 15 dernières années,
dobtenir que les salaires de la grande majorité des
travailleurs·euses naugmentent
guère, stagnent, voire dans certains secteurs, quils
baissent en dépit de la forte croissance de la
productivité : cela a contribué à
accroître la compétitivité de
léconomie aux dépens du pouvoir dachat des
salarié·e·s. De plus, la part socialisée du
salaire qui va aux assurances sociales a été
considérablement réduite en comparaison internationale au
gré des différents démantèlements, par
exemple de lassurance invalidité ou de lassurance
chômage auxquels la gauche syndicale et politique na pas
réussi à faire obstacle.
Deuxièmement, le dumping fiscal mis en
uvre avec la vague néolibérale initiée dans
les années 80 a été particulièrement
marqué en Suisse, accroissant encore les avantages fiscaux dont
bénéficient les entreprises. Ce dumping fiscal a
favorisé limplantation en Suisse du siège de
nombreuses sociétés étrangères et
lexpansion impressionnante de certains secteurs
économiques. Par exemple, Genève sest
hissée au rang dune des villes les plus importantes au
monde du point de vue du grand commerce international, du trading, au
point de rivaliser avec Londres ! Près dun tiers
des transactions de certaines matières premières aussi
importantes que le pétrole, le coton, le café ou le cacao
passent par Genève. Cela a conduit à la création
demplois de nature souvent parasitaires, certes, mais
très bien rémunérés, qui ont à leur
tour stimulé des secteurs comme la construction et tiré
ainsi la croissance. Au prix dailleurs de la formation
dune bulle immobilière qui pourrait bientôt
exploser
Troisièmement, lAllemagne, qui est le
principal partenaire économique de la Suisse apparaît
aussi en Europe comme un des grands vainqueurs du point de vue de la
compétition internationale. Cela contribue évidemment
à doper léconomie helvétique.
Enfin, lors de la mise en place de leuro en
2000, le franc suisse a été sous-évalué
avec linstauration dun taux de change à 1,60 fr.
pour 1 euro. Cela est particulièrement manifeste
aujourdhui, vu le rééquilibrage monétaire
qui seffectue dans ce contexte de crise. Reste quune
telle sous-évaluation a été positive pour le
tourisme et surtout pour les exportations suisses, sans toutefois
enlever au franc son statut de monnaie refuge.
Justement, lactuelle plongée de leuro semble
inquiéter les milieux dirigeants en Suisse. La Banque nationale
suisse (BNS) a ainsi massivement acheté des devises pour lutter
contre la dépréciation de leuro et du dollar par
rapport au franc. Quest-ce qui motive une telle politique
monétaire ?
Au printemps 2010, la BNS a acheté des euros et des dollars pour
un volume de lordre de 200 milliards de francs, un montant
dune ampleur extraordinaire ! Lobjectif
affiché était denrayer la hausse du franc pour
défendre le tourisme et les exportations suisses. Mais
derrière cet objectif mis en avant par les dirigeants de la BNS,
se cachent sans doute deux autres motivations importantes, quoique les
dirigeants helvétiques restent beaucoup plus discrets à
leur sujet.
Premièrement, ces achats de devises
représentent un soutien indirect aux banques suisses, notamment
parce que des pays de lEst de lEurope, comme la Hongrie
les ménages hongrois aussi bien que les entreprises du
pays se sont endettés de manière massive
auprès des banques suisses ; lessentiel des
hypothèques hongroises sont ainsi émises en francs
suisses. Si le franc devient trop élevé, les Hongrois
risqueraient de ne plus pouvoir rembourser, ce qui mettrait en
difficulté les banques helvétiques.
Deuxièmement, il faut se rappeler quau
printemps dernier, lorsque la BNS a acheté massivement des
euros, les négociations autour des conventions de double
imposition ou de léchange automatique
dinformations étaient particulièrement difficiles
pour les milieux bancaires suisses. Il sagissait donc pour les
autorités de faire des gestes en direction de lUnion
européenne, de créer du
« goodwill ». Cet achat massif deuros
ny est sans doute pas étranger : cela explique
probablement en partie pourquoi la mise en uvre du projet
« Rubik » porté par
lAssociation suisse des banquiers (ASB), qui, il y a une
année encore, paraissait inacceptable pour lUE, semble
aujourdhui en bonne voie. Avec le projet Rubik, lASB
cherche à contrer la demande déchange automatique
dinformations en matière fiscale réclamée
par lUE en leur substituant un impôt libératoire
à la source.
En quoi un tel système serait-il plus avantageux pour les banques suisses ?
Limpôt serait prélevé en conservant
lanonymat des clients ayant des comptes en Suisse. Or, il est
connu que pour lutter de manière conséquente contre la
fraude fiscale, le plus important est de parvenir à
connaître la source qui génère les revenus
fraudés.
Prenons un exemple : admettons quun
riche Allemand aie un compte de 50 millions dans une banque suisse qui
échappe au fisc de son pays dorigine. Mettons que ces 50
millions rapportent un intérêt annuel de 5 %. Sur
ces 5 % soit 2,5 millions
limpôt libératoire que cherchent à
promouvoir les autorités suisses conduirait à un
prélèvement denviron 25 % (le taux exact
na pas encore été arrêté), soit
625 000 francs qui seraient rétrocédés au
fisc allemand, mais en conservant lanonymat du
propriétaire, ce qui empêcherait les autorités
allemandes de savoir quelle est la source de revenu permettant à
ce dernier daccumuler les 50 millions déposés en
Suisse.
Admettons que ce revenu non connu du fisc allemand
sélève à léquivalent de 5
millions de francs par an. En Allemagne, un tel revenu serait
imposé à un taux de lordre de 40 %, ce qui
produirait une recette fiscale denviron 2 millions. Grâce
au système promu par les banquiers helvétiques, le
bénéficiaire dun tel revenu continuerait donc
à faire une opération juteuse.
Pour en revenir à la politique monétaire menée
par la BNS, on imagine bien que lachat massif de devises dont la
baisse se poursuit néanmoins risque dentraîner de
lourdes pertes pour la banque centrale helvétique ?
Quen penses-tu ?
Cest effectivement une probabilité majeure. Le
déficit de la BNS au 31 décembre 2010 risque
dêtre salé, avec peut-être une perte de 10 ou
15 milliards. Or, la BNS est liée par une convention aux
collectivités publiques suisses : cette convention
stipule quelle doit reverser chaque années 2,5 milliards
de francs issus de son bénéfice à la
Confédération et aux cantons. Des secteurs significatifs
au sein des milieux dirigeants helvétiques prennent
prétexte de cette perte de la BNS pour déjà
préparer « lopinion publique »
à la réduction, voire à la suppression de ce
versement de la Banque centrale aux collectivités publiques.
Cela impliquerait de nouveaux plans daustérité et
serait une manière de faire payer aux
salarié·e·s la facture de la politique
monétaire helvétique et plus largement de la crise
bancaire internationale
Car malgré les excédents
financiers de la Confédération qui sont
dailleurs chaque année sous-estimés, pour des
motifs purement politiques, à un point tel quon peut se
demander comment certains peuvent encore prendre au sérieux les
prévisions budgétaires présentées par le
Conseil fédéral les plans
daustérité continuent inlassablement. En
témoignent les deux volets en cours de la 6e révision de
lAssurance invalidité qui représentent un nouveau
démantèlement particulièrement brutal.
Propos recueillis par Hadrien Buclin