Ingrid

Ingrid : Les vrais mensonges d'une fausse béate

Le théâtre de Saint Gervais à Genève a présenté, le 6 décembre dernier, « Patria Grande (Sainte Ungrud des abattoirs) », l’ultime création de l’auteur genevois Dominique Ziegler. Un spectacle où cynisme et absurde se mélangent pour le plus grand bonheur d’un public venu nombreux. Entretien.

Pourquoi t’es-tu intéressé à la réalité colombienne ?

Je suis allé en Amérique latine quand j’avais 20 ans, dans le cadre des communautés Emmaüs, parce que je ne voulais pas faire l’armée. Ce voyage « initiatique » m’a conduit au Chili, en Bolivie, en Argentine, en Uruguay et enfin au Brésil. J’ai une dette envers ce continent.

J’ai aussi adoré la Colombie. Politiquement, ce pays cristallise un certain archaïsme dont la plupart des pays d’Amérique Latine se sont débarrassés depuis la chute de Pinochet au Chili ou de Videla en Argentine. Mais la Colombie représente un cas à part, tout aussi violent aujourd’hui que le Guatemala des années 80. Il y a là-bas comme un anachronisme que j’ai voulu creuser davantage, pour comprendre comment éviter que « l’exemple colombien » ne s’étende. La démocratie en Amérique latine est encore fragile. Ce que j’ai découvert sur ce pays m’a absolument terrifié.

Pourquoi le cas d’Ingrid Betancourt est-il le fil conducteur de Patria Grande ?

La Colombie a atteint le sommet de la scène médiatique avec la figure d’Ingrid. Le traitement médiatique était complètement faussé, ça puait la manipulation. Cette affaire a été le révélateur des contradictions et des complicités entre certaines mafias capitalistes?; l’opposition entre la France et la Colombie d’Alvaro Uribe, alors que les deux pays appartiennent au même camp capitaliste, en a été le point culminant.

Avec cette affaire, Uribe est devenu la figure emblématique des pressions exercées par la classe dominante sur le pouvoir politique en Amérique Latine. Cet homme est aussi la caricature d’un président fascisant, lié aux narcos et aux exactions militaires/paramilitaires, tout en présentant un visage d’homme droit, austère, dur?; une image qui a fonctionné tant sur la scène internationale qu’à l’intérieur du pays. Pour dévoiler cette politique répressive, il fallait prendre le même prétexte, mais en faisant le chemin complètement à l’envers.

D’où vient le nom composé de la pièce ?

Sainte Ungrud des abattoirs fait référence à Sainte Jeanne des abattoirs, pièce de Bertold Brecht, dans laquelle une femme très naïve va aider les pauvres tout en entretenant des relations étroites avec des patrons. Je me suis dit qu’on pouvait établir un parallèle entre cette Ingrid/Ungrud se jetant à bras ouvert dans un conflit qu’elle ne maîtrisait pas. Finalement, elle n’était qu’une bourgeoise en quête d’un sens à donner à sa vie. L’histoire « des abattoirs » tombait bien, parce que c’est une véritable boucherie que vivent les gens en Colombie. La pièce dénonce ces exactions et la chaîne de responsabilités dans un contexte de lutte de classes.

En outre, Patria Grande était le cri de Bolivar. Il voulait faire la Grande Colombie, puis la Grande Amérique Latine, mais cet idéal a échoué à cause de la trahison des caciques locaux. Si Bolivar avait réussi, le système latino-américain aurait peut-être été un modèle de fraternité et de liberté pour tout le continent. Au lieu de cela, les peuples sont toujours soumis à ces caciques. C’est pourquoi j’ai inclus dans la pièce des flashes historiques sur Bolivar, sur le conflit entre les partis oligarchiques et même sur le contexte dans lequel ont été créées les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), parce qu’il ne fait aucun doute qu’elles ne sont pas nées pour rien.

Comment définirais-tu le lien entre esthétique et fonction du théâtre ? Comment se manifeste-t-il dans la pièce ?

Le théâtre est une cérémonie collective où le public sait qu’on va lui mentir pour lui raconter une histoire. C’est donc une sorte de catharsis du mensonge, de la problématique du pouvoir, de la manipulation etc. Il est là pour commenter la société et interroger, avec le public, les phénomènes qui la concernent. Si le théâtre ne répond pas à cet objectif, il passe à côté de sa mission, de sa fonction. Mes pièces s’inscrivent dans cette tradition. L’esthétique théâtrale, c’est cela : on avoue la manipulation, donc on démontre la manipulation. Dans Patria Grande, en parlant de la petite manipulation Ingrid, on arrive à la grande manipulation globale.

Selon toi, la lutte armée est-elle quelque chose de désuet ou de décadent ?

En fait, lorsque la guérilla s’éternise, il n’est pas impossible que, dans un territoire aussi grand que celui de la Colombie, des cellules agissent de manière autonome. Cette question concerne l’exercice concret du pouvoir sur le terrain. Ainsi, certain·e·s peuvent profiter de leur statut dans la lutte armée pour « arrondir leurs fins de mois ». Heureusement, ils ne sont pas emblématiques de la guérilla, mais ce sont des choses qui arrivent, comme je le montre dans la pxièce. Selon moi, le théâtre doit traquer la contradiction. Je ne jette pour autant pas le discrédit sur ces mouvements, qui me paraissent légitimes et courageux.

Penses-tu monter cette pièce en Colombie ?

Je n’en aurai pas le courage; aucune troupe ne l’aurait car, à mon avis, on se ferait tuer. C’est d’ailleurs bien cette situation que décrit la pièce. Le public de Patria Grande s’aperçoit que, derrière la farce, se cache une réalité sordide. La fausse démocratie colombienne est une réalité. Le fait que tous les candidat·e·s (aux corporations publiques), qui ne sont pas liés à l’oligarchie, se font tuer depuis les années 1930 est emblématique de l’énorme mensonge que représente la « démocratie » colombienne.

Propos recueillis pour solidaritéS par Septimus et Octavia