Débat sur le revenu de base inconditionnel

 Nous recevons et publions la réaction d’Albert Jörimann de BIEN-CH (réseau suisse pour un revenu de base) à l’article de Daniel Süri publié dans le n°210 de notre journal. Le débat continue…

 

Daniel Süri écrit dans sa réponse à Maryelle Budry que l’augmentation du salaire minimum au Brésil aurait contribué beaucoup plus à la lutte contre la pauvreté que la « Bolsa Familhal », cette forme pas encore complètement développée du revenu de base qui figure dans la constitution brésilienne. Les 40 millions de bénéficiaires de cette « bourse familiale » ne partageront probablement pas cet avis. D’ailleurs, la comparaison ou même la compétition entre les deux mesures nous paraît complètement académique, puisque dans les faits, le salaire minimum ne s’oppose pas au revenu de base inconditionnel, ni au Brésil, ni en Suisse. Les deux vont très bien ensemble, parce qu’il s’agit de niveaux bien différents.

 

     Le revenu de base inconditionnel est un concept extérieur, voir « supérieur » à l’économie : c’est un droit. Il se fonde sur l’axiome que chaque personne a, avec le droit à l’existence, un droit à un revenu couvrant ses besoins existentiels. Ce droit fondamental est complètement indépendant des capacités et possibilités de l’individu de gagner sa vie, d’exercer une profession, de créer une entreprise, bref, d’exercer une activité économique. Les partisans du revenu de base parlent d’un montant permettant une existence modeste, mais digne ainsi que la participation à la vie sociale, sans fixer une somme précise.

     Le salaire minimum en revanche est un objet de la lutte économique entre employés et employeurs, surtout dans les branches de faible création de valeur et pour les salariés les moins bien payés. Il est tout à fait évident que les deux choses ne s’excluent pas et ne sont pas directement liées l’une à l’autre ; ceci ressort aussi des chiffres avec lesquels nous travaillons actuellement pour la Suisse : la proposition du revenu de base tourne autour de 2500 francs par mois, le salaire minimum autour de 4000 francs, et le salaire médian brut s’élève à 6000 francs.

     Si ce n’est le fait que Charles Marx lui-même n’ait pas donné explicitement son aval, il y a 150 ans, à un revenu de base dans l’Europe du 21ème siècle, qu’est-ce qui parle contre la réalisation de cette nouvelle institution fondamentale pour la société moderne ?

     Son niveau, car il « frôle le seuil de pauvreté », comme écrit Daniel Süri ? – Mais justement il frôle ce seuil, mais ne le franchit pas. Cela signifie que le revenu de base met fin à la pauvreté.

     «Cela ne permettra pas à grand monde de quitter le marché du travail.» En effet, mais ce n’est pas le but du revenu de base; nous pensons au contraire que la grande majorité des gens voudront continuer à s’activer sur le marché du travail pour gagner si possible le salaire médian brut, et plus. D’ailleurs, nous entendons de la part du Conseiller national socialiste vaudois Schwaab exactement le contraire : tout le monde quitterait le marché du travail. Encore une fois nous n’y croyons pas, mais nous constatons qu’on peut être socialiste et d’avis divergent sur quelques questions assez importantes.

     Quant au financement, il est tout à fait évident qu’on devra prélever sur les salaires moyens et hauts une somme correspondant plus ou moins au revenu de base. Ceci n’a aucune conséquence directe sur les coûts de travail ou sur les profits des entreprises ; il est difficile de voir où résiderait le scandale. (Il peut y avoir éventuellement des conséquences indirectes, selon le modèle choisi.) Que ce prélèvement se fasse par l’imposition directe,  par l’imposition indirecte ou par d’autres taxes et prélèvements n’est pas fixé dans le texte de l’initiative populaire; ce sera la tâche du parlement, à majorité bourgeoise bien entendu, de se prononcer là-dessus après une victoire en votation populaire. Mais il est difficilement concevable que le parlement essaie de profiter de l’occasion pour baisser les prestations aux plus démunis. Ceci entraînerait immédiatement, comme c’est de  bonne coutume en Suisse, un référendum qui serait facilement gagné, et les politiciennes et politiciens bourgeois devraient calculer avec des pertes massives lors des prochaines élections.

     Pour ce qui est des assurances sociales, d’où viendrait une bonne partie du financement du revenu de base,  il faut par contre être attentif; Daniel Süri a raison quand il écrit que ce point est un élément central de la discussion sur le revenu de base et son financement. D’un coté il y a des prestations qu’on pourrait clairement remplacer par le RBI jusqu’à la hauteur de son montant (rentes AVS par exemples). D’autre part, il ne faut pas méconnaître les finesses du système  d’assurances sociales actuel : un certain nombre de dispositions au niveau de la mise en pratique permettent d’améliorer la situation de bien des personnes aux ressources modestes. C’est à ce niveau qu’il faut veiller à ce que le financement du revenu de base ne se fasse pas sur le dos des plus faibles. Ceci requiert d’une part une déclaration de principe (que nous répétons à tout moment) et d’autre part un travail de détail qui devra se faire déjà avant la mise en œuvre des projets concrets de financement. C’est tout à fait évident, et nous nous engageons à le faire.

     Daniel Süri a encore une fois raison quand il constate que les partisans de cette grande idée se recrutent plus ou moins dans tous les camps politiques. C’est déstabilisant pour pas mal de gens qui semblent ne pas supporter les contradictions inhérentes aux choses. Mais nous pouvons les rassurer : les adversaires aussi viennent de tous les horizons politiques et pour ce qui est du cas concret de Daniel Süri et du conseiller national Schwaab, on peut même être socialiste, d’opinion diamétralement opposée et quand-même ennemi juré d’un revenu de base. Pas de raison alors de reprocher aux partisans une certaine ambiguïté politique… 

 

Albert Jörimann, août 2012