Décès d'André Steiger

Décès d'André Steiger : "Le théâtre représente le territoire où peut se vivre la provocation à la résistance des corps et de l'esprit"

Le metteur en scène, André Steiger, est décédé la nuit de lundi à mardi à Lausanne. Passeur notamment de Bertold Brecht, il aura marqué profondément la scène théâtrale francophone. Homme de théâtre engagé, il avait tenu une rubrique dans notre journal, intitulée « Coup de théâtre » (2007-2007). Pour rendre hommage à ce dramature impertinent et contestataire, nous reproduisons des extraits de l’un de ses articles sur le rapport entre théâtre et pouvoir (cf. « solidaritéS », n°115).

 

 

[…]

 Etrange logique du pouvoir! En période d’expansion nationale, de sérénité sociale, de triomphe économique, ce pouvoir tolère parfaitement les « déviations idéologiques » que le théâtre, par exemple, peut prendre à charge de véhiculer. […]

   Mais la situation se gâte singulièrement lorsque règne un climat de mécontentement, d’incertitude financière (disons salariale), d’injustice fiscale, voire judiciaire, dans un malaise généralisé de la population.

   Alors, il faut bien convenir que la circulation des idées tend à devenir parfaitement réglementée: seules ont le droit d’être diffuses celles qui n’ont aucune possibilité d’alimenter les inquiétudes légitimes, même lorsqu’elles sont simplement latentes. Ce qui était anodin, sans gravité, superficiel, devient tout à coup provocateur, subversif, pervers et contagieux. Et c’est au nom de cette contamination possible que se déploie le cordon sanitaire de la répression.

   Mais où l’argumentation pèche, où la directivité imposée bafouille, où le pouvoir se fourvoie, c’est lorsque, tout à la fois, il nie et combat le diagnostic de sa maladie, et affirme et exalte une idéologie de sa « bien-portance ». Cette attitude de « bien-portant imaginaire » est spécialement aberrante : le malade qui s’ignore, qui cherche à tout prix à désavouer sa maladie, n’a ainsi, à plus ou moins long terme, aucune chance de guérison. Toute société réellement bien-portante n’a d’autres moyens, pour le prouver, que d’accepter la libre circulation des idées et des images…

   Le théâtre ne doit pas montrer des idées, mais comment les idées arrivent…, ni montrer des actions, mais pourquoi les actions se produisent…

   Dès l’origine, et à toutes les étapes de son cheminement, le théâtre n’a, en réalité, jamais parlé que d’une chose, il n’a jamais relaté, raconté, évoqué, voire fantasmé, autre chose, autre cause, que celle de la liberté. Aussi n’a-t-il jamais posé, exposé, comme concept et comme pratique de base, sur toutes les scènes du monde, sous une forme ou sous une autre, qu’une seule question sur un seul objet : le Pouvoir.

     Toute la théâtralité proposée sur les planches (qu’elles soient, ces planches de bois, ou de marbre, de terre, de béton, bricolées ou machinées…) passe résolument par la question du Pouvoir, et sa propre théâtralité: des oppressions qu’il engendre – et même, parfois, des défaites qu’il subit…

   Donc, seul obstacle – ou presque – à l’engourdissement généralisé, à l’acceptation béate des aliénations et des conditionnements, à la quiétude insidieuse du dénominateur commun et électoraliste, le théâtre représente, parmi d’autres pratiques signifiantes, mais plus vivement, le territoire où peut se vivre la provocation à la résistance des corps et des esprits, où peut encore se manifester la force active de l’inquiétude. 

 

André Steiger