Samir Amin sur la révolution égyptienne

Samir Amin sur la révolution égyptienne : Capitalisme libéral et lumpen-développement

Nous publions ci-dessous une analyse du capitalisme égyptien actuel et des revendications des mouvements sociaux, présentée par Samir Amin. Le principal intérêt de ce document est de synthétiser les revendications des organisations populaires qui ont porté la révolution et qui continuent à lutter pour la satisfaction de leurs exigences. Amin reconnaît qu’elles n’expriment pas pleinement les besoins des travailleurs ruraux?; il faut ajouter qu’elles peinent à répondre aux préoccupations du salariat « informel ». Elles attestent cependant clairement de la dynamique sociale profonde des mobilisations en cours, démentant ceux qui ne voient plus en Egypte que les succès électoraux des Frères musulmans… Dommage que les positions de la gauche socialiste égyptienne, en particulier de la gauche révolutionnaire, qui s’est renforcée dans les luttes de ces dernières années, et défend un programme socialiste anti-impérialiste, ne soient pas mentionnées.

Samir Amin commence par montrer les formes adoptées par le capitalisme néolibéral dans la périphérie, soit celles d’un « capitaliste de connivences », voire d’un capitalisme mafieux : « (…) les principes du libéralisme ne produisent pas autre chose, relève-t-il, dans les périphéries du ‹Sud› qui acceptent de s’y soumettre, qu’un capitalisme de connivences (crony capitalism) articulé sur un Etat compradore, par opposition à l’Etat national engagé sur une voie de développement économique et social viable. Ce capitalisme de connivences (et il n’y en a pas d’autre possible) ne produit pas le développement, mais le «lumpen-développement». Sur ce point, on relèvera le rôle clé joué par la banque d’investissement EFG-Hermes, dominée par des capitaux d’Arabie Saoudite et des émirats, dans le processus de privatisation conduit en Egypte.

Là où l’analyse d’Amin mérite cependant discussion, c’est lorsqu’il appelle au retour à un capitalisme national, dont la mise en cause remonterait au début des années 1970, avec la fin de l’ère Nasser et l’arrivée au pouvoir de Sadate. Pourtant, comme il l’explique lui-même, ce sont précisément les notables de la période nassérienne, officiers supérieurs et hauts fonctionnaires, qui avaient conquis une position dominante à la faveur du capitalisme d’Etat, qui ont bénéficié au premier chef de la privatisation des actifs publics, même s’ils en ont partagé les profits avec de riches capitalistes de retour d’exil, en Arabie Saoudite et dans les pays du Golfe, souvent proches des Frères musulmans, mais aussi avec des intérêts occidentaux.

Est-ce vraiment les politiques « libérales » qui ont conduit au démantèlement du capitalisme d’Etat égyptien ? Le colonel Nasser n’avait-il pas lui-même déjà brutalement éradiqué les organisations syndicales, et ceci dès 1959 ? N’avait-il pas fait la chasse aux organisations politiques de gauche, indépendantes du pouvoir ? N’a-t-il pas précisément préparé l’essor de ce «capitalisme de connivences», que les chefs de l’armée et les Frères musulmans, quels que soient leurs désaccords politiques, défendent aujourd’hui contre la révolution populaire, avec le soutien des principales puissances occidentales ? Si c’est le cas, ne faut-il pas envisager un autre horizon pour les mouvements sociaux actuels, que le retour à un capitalisme d’Etat, en admettant même qu’une « bourgeoisie nationale » soit aujourd’hui capable de porter, même partiellement, un tel projet dans un pays de la « périphérie » ?

Ces questions relancent le débat sur la nature sociale des révolutions du 21e siècle dans les pays dominés. Elles ne sont pas indépendantes aujourd’hui de l’appréciation que l’on porte sur la mondialisation capitaliste. Est-elle le résultat de politiques néolibérales, sur lesquelles il serait possible de revenir en faisant d’autres choix, ou découle-t-elle des exigences mêmes du capitalisme, qui tente de répondre à la baisse de rendement de l’investissement productif, mais aussi, de plus en plus, à la contraction des débouchés solvables, par un recours accru à la « surexploitation » du travail (au Sud, mais aussi au Nord), par le drainage de la plus-value produite par les salarié·e·s en faveur des capitaux les plus centralisés, notamment financiers, de même que par la dépossession des petits producteurs et du bien commun ? (JB)

 

 

 

Capitalisme «libéral» ou capitalisme de connivences?

 

Le capitalisme libéral (ou néolibéral) proposé et imposé, sans alternatives, repose sur six principes considérés comme valables pour toutes les sociétés de la planète mondialisée.

 

1 L’économie doit être gérée par des entreprises privées, car elles seules se comportent naturellement comme des acteurs soumis aux exigences de la compétition transparente, au demeurant avantageuses pour la société, dont elles assurent une croissance économique fondée sur l’allocation rationnelle des ressources et la juste rémunération de tous les facteurs de production – capital, travail et ressources naturelles. En conséquence, s’il y a des actifs possédés par l’Etat, héritage malheureux du « socialisme » – entreprises productives, institutions financières, terrains urbains ou terres agricoles – ceux-ci doivent être privatisés.

 

2 Le marché du travail doit être libéralisé, les fixations « autoritaires » d’un salaire minimum (et a fortiori d’une indexation de celui-ci) doivent être supprimées. Le droit du travail doit être réduit aux règles minimales garantissant la moralité des rapports humains entre employeurs et employés?; les droits syndicaux, limités et encadrés à cet effet. La hiérarchie des salaires qui résulte des négociations individuelles et « libres » entre employé et employeur doit être acceptée, tout comme le partage du revenu national net entre les revenus du travail et ceux du capital qui en résulte.

 

3 Les services dits sociaux – l’éducation, la santé, voire la fourniture d’eau et d’électricité, le logement, les transports et les communications – lorsqu’ils ont été dans le passé assurés par des agences publiques (Etat et pouvoirs locaux) doivent être également, autant que possible, privatisés?; leur coût doit être supporté par les individus qui en sont les bénéficiaires et non couvert par l’impôt.

 

4 La ponction fiscale doit être réduite au minimum nécessaire pour couvrir les seules fonctions souveraines (ordre public, défense nationale en particulier); les taux d’imposition doivent donc demeurer relativement modérés pour ne pas décourager l’initiative privée et pour assurer la garantie de sa récompense.

 

5 La gestion du crédit doit être assumée par les intérêts privés, permettant à la rencontre libre entre offre et demande de crédits de se former sur un marché monétaire et financier rationnel.

 

6 Les budgets publics doivent être conçus pour être équilibrés sans déficit autre que circonstanciel et conjoncturel. Si un pays souffre d’un déficit structurel, hérité d’un passé dont on veut renier l’héritage, son gouvernement doit s’engager dans des réformes qui en réduisent l’ampleur aussi rapidement que possible. En attendant, le déficit ne doit être couvert que par le recours à l’emprunt sur le marché financier privé, national ou étranger.

 

Les six principes considérés doivent être mis en œuvre non seulement à l’échelle de toutes les nations de la planète mondialisée, mais encore dans les relations internationales, régionales (pour l’Union européenne. par exemple) ou mondiales. Le capital étranger privé doit être libre de ses mouvements et être traité sur pied d’égalité avec le capital privé local.

Ces principes constituent ensemble le « fondamentalisme libéral ». Je rappellerai ici l’inconsistance des hypothèses de départ et l’absence de conformité du schéma avec la réalité. Très brièvement, la preuve que le jeu libre des marchés généralisés, même dans l’hypothèse extravagante (non conforme à la réalité) de l’existence d’une compétition dite transparente, produirait un équilibre entre offre et demande (de surcroît socialement optimal) n’a jamais pu être faite. Au contraire, le raisonnement logique conduit à la conclusion que le système se déplace de déséquilibre en déséquilibre sans jamais tendre à l’équilibre. Ces déséquilibres successifs sont inévitables, parce que cette théorie (qui définit la pseudo science économique conventionnelle) exclut de son champ d’investigation le conflit des intérêts sociaux et nationaux. Par ailleurs, ces hypothèses décrivent un monde imaginaire qui n’a rien à voir avec le système contemporain réellement existant – un capitalisme de monopole généralisé, financiarisé et mondialisé. Ce système n’est pas viable, comme son implosion en cours le démontre. Je renvoie ici à mes développements sur la critique radicale du système en question et de la théorie économique qui le justifie.

Mis en œuvre à l’échelle mondiale les principes du libéralisme ne produisent pas autre chose, dans les périphéries du « Sud » qui acceptent de s’y soumettre, qu’un capitalisme de connivences (crony capitalism) articulé sur un Etat compradore, par opposition à l’Etat national engagé sur une voie de développement économique et social viable. Ce capitalisme de connivences (et il n’y en a pas d’autre possible) ne produit pas le développement, mais le « lumpen-développement ». L’exemple de l’Egypte, considéré ci-dessous, en fournit un bel exemple.

 

 

Capitalisme de connivences, Etat compradore et lumpen développement: le cas de l’Egypte (1970–2012)

 

Les gouvernements égyptiens successifs, de l’accès de Sadate à la présidence (1970) à ce jour, ont mis en œuvre avec assiduité tous les principes proposés par le fondamentalisme libéral. Ce qui en est résulté a fait l’objet d’analyses précises et sérieuses dont les conclusions indiscutables sont les suivantes :

 

Le projet nassérien de construction d’un Etat national développementaliste avait produit un modèle de capitalisme d’Etat que Sadate s’est engagé à démanteler, comme il l’a déclaré à ses interlocuteurs états-uniens («je veux renvoyer au diable le nassérisme, le socialisme et toutes ces bêtises, et j’ai besoin de votre soutien pour y parvenir»; un soutien qui lui a été évidemment apporté sans restriction). Les actifs possédés par l’Etat – les entreprises industrielles, financières et commerciales de l’Etat, les terrains agricoles et urbains, voire les terres désertiques – ont donc été « vendus ».

A qui ? A des hommes d’affaires de connivences, proches du pouvoir : officiers supérieurs, hauts fonctionnaires, commerçants riches rentrés de leur exil dans les pays du golfe munis de belles fortunes (de surcroît soutiens politiques et financiers des Frères musulmans). Mais également à des « Arabes » du Golfe et à des sociétés étrangères américaines et européennes. A quel prix ? A des prix dérisoires, sans commune mesure avec la valeur réelle des actifs en question.

C’est de cette manière que s’est construite la nouvelle classe « possédante » égyptienne et étrangère qui mérite pleinement la qualification de capitaliste de connivences (rasmalia al mahassib, terme égyptien pour la désigner, compris par tous). Quelques remarques : 

 

a La propriété octroyée à « l’armée » a transformé le caractère des responsabilités qu’elle exerçait déjà sur certains segments du système productif (« les usines de l’armée ») qu’elle gérait en tant qu’institution de l’Etat. Ces pouvoirs de gestion sont devenus ceux de propriétaires privés. De surcroît, dans la course aux privatisations, les officiers les plus puissants ont également « acquis » la propriété de nombreux autres actifs d’Etat : chaines commerciales, terrains urbains et périurbains et ensembles immobiliers en particulier. 

 

b L’opinion égyptienne qualifie toutes ces pratiques de « corruption » (fasad) en se situant sur le terrain de la morale, faisant ainsi l’hypothèse qu’une justice digne de ce nom pourrait les combattre avec succès. Une bonne partie de la gauche elle-même fait la distinction entre ce capitalisme « corrompu » condamnable et un capitalisme productif acceptable et souhaitable. Seule une petite minorité comprend que dès lors que les principes du « libéralisme » sont acceptés comme fondements de toute politique prétendue « réaliste » le capitalisme dans les périphéries du système ne peut être autre. Il n’y a pas de bourgeoisie se construisant par elle-même, de sa propre initiative, comme la Banque mondiale veut le faire croire. Il y a un Etat compradore actif, à l’origine de la constitution de toutes ces fortunes colossales.

 

c Les fortunes en question – égyptiennes et étrangères – ont été constituées par l’acquisition d’actifs déjà existants, sans adjonction autre que négligeable aux capacités productives. Les « entrées de capitaux étrangers » (arabes et autres), au demeurant modestes, s’inscrivent dans ce cadre. L’opération s’est donc soldée par la mise en place de groupes monopolistiques privés qui dominent désormais l’économie égyptienne. On est loin de la concurrence saine et transparente du discours libéral élogieux à leur encontre. D’ailleurs, la plus grande part de ces fortunes colossales est constituée par des actifs immobiliers : villages de vacances (« marinas ») sur les côtes de la Méditerranée et de la Mer Rouge, « quartiers nouveaux » fermés d’enceintes, gardés (à la mode latino-américaine – jusque là inconnue en Egypte), terrains désertiques, en principe destinés à une mise en valeur agricole. Ces terrains sont conservés par leurs propriétaires, qui spéculent sur leur revente après que l’Etat a assuré les coûts vertigineux des infrastructures qui les valorisent (et ces coûts n’ont évidemment pas été pris en compte dans le prix de cession des terrains)…

 

d Les positions monopolistiques de ce nouveau capitalisme de connivences ont été systématiquement renforcées par l’accès presque exclusif de ces nouveaux milliardaires au crédit bancaire (notamment pour « l’achat » des actifs en question), au détriment de l’octroi de crédits aux petits et moyens producteurs.

 

e Ces positions monopolistiques ont été également renforcées par des subventions colossales de l’Etat, octroyées par exemple pour la consommation de pétrole, de gaz naturel et d’électricité par les usines rachetées à l’Etat (cimenterie, métallurgie du fer et de l’aluminium, textiles et autres). Or, la « liberté des marchés » a permis à ces entreprises de relever leurs prix pour les ajuster à ceux d’importations concurrentes éventuelles. La logique de la subvention publique qui compensait des prix inférieurs pratiqués par le secteur d’Etat est rompue au bénéfice de superprofits de monopoles privés.

 

f Les salaires réels pour la grande majorité des travailleurs non qualifiés et de qualification moyenne se sont détériorés par l’effet des lois du marché du travail libre et de la répression féroce de l’action collective et syndicale. Ils sont désormais situés à des taux très inférieurs à ce qu’ils sont dans d’autres pays du Sud dont le PIB par tête est comparable. Superprofits de monopoles privés et paupérisation vont de pair et se traduisent par l’aggravation continue de l’inégalité dans la répartition du revenu.

 

g L’inégalité a été renforcée systématiquement par un système fiscal qui a refusé le principe même de l’impôt progressif. Cette fiscalité légère pour les riches et les sociétés, vantée par la Banque mondiale pour ses prétendues vertus de soutien à l’investissement, s’est soldée tout simplement par la croissance des superprofits.

 

h l’ensemble de ces politiques, mises en œuvre par l’Etat compradore au service du capitalisme de connivences, ne produit par elle-même qu’une croissance faible (inférieure à 3 %) et partant une augmentation continue du chômage. Lorsque le taux de croissance a été un peu meilleur, cela était dû intégralement à l’expansion des industries extractives (pétrole et gaz), à une conjoncture meilleure concernant leurs prix, à la croissance des redevances du canal de Suez, du tourisme et des transferts des travailleurs émigrés.

 

i Ces politiques ont également rendu impossible la réduction du déficit public et de celui de la balance commerciale extérieure. Elles ont entraîné la détérioration continue de la valeur de la livre égyptienne, et imposé un endettement interne et externe croissant. Celui-ci a donné l’occasion au FMI d’imposer toujours davantage le respect des principes du libéralisme.

 

 

Les réponses immédiates

 

Ces réponses ne sont pas l’œuvre de l’auteur de ces lignes qui s’est contenté de les collecter auprès des responsables des composantes du mouvement – partis de gauche et du centre démocratique national, syndicats, organisations diverses de jeunes et de femmes, etc. Un travail considérable et de qualité a été conduit depuis plus d’un an par ces militant·e·s, responsables de la formulation d’un programme commun répondant aux exigences immédiates. Leur mise en forme (reprise ici) a d’ailleurs déjà fait l’objet de publications, entre autres de notre collègue Ahmad El Naggar. J’en retiens les points saillants suivants :

 

• Les opérations de cession des actifs publics doivent être l’objet de remises en question systématiques. Des études précises – équivalentes à de bons audits – sont d’ailleurs disponibles pour beaucoup de ces opérations, et les prix correspondant à la valeur de ces actifs précisés. Etant donné que les «acheteurs» de ces actifs n’ont pas payé ces prix, la propriété des actifs acquis doit être transférée par la loi, après audit ordonné par la justice, à des sociétés anonymes dont l’Etat sera actionnaire à hauteur de la différence entre la valeur réelle des actifs et celle payée par les acheteurs. Le principe est applicable pour tous, que ces acheteurs soient égyptiens, arabes ou étrangers.

 

• La loi doit fixer le salaire minimum à hauteur de 1 200 livres égyptiennes par mois (soit 155 euros au taux de change en vigueur, l’équivalent en pouvoir d’achat de 400 euros). Son niveau est inférieur à ce qu’il est dans de nombreux pays dont le PIB par habitant est comparable à celui de l’Egypte. Ce salaire minimum doit être indexé et les syndicats, responsables du contrôle de sa mise en œuvre. Il s’appliquera à toutes les activités des secteurs public et privé.

 

• Etant donné que les secteurs privés qui dominent l’économie égyptienne, bénéficiaires de la liberté des prix, ont déjà choisi de fixer leurs prix au plus proche de ceux des importations concurrentes, la mesure peut être mise en œuvre et n’aura pour effet que de réduire les marges de rente des monopoles. Ce réajustement ne menace pas l’équilibre des comptes publics, compte tenu des économies et de la nouvelle législation fiscale proposées plus loin.

 

• Les propositions faites par les mouvements concernés seront renforcées par l’adoption du salaire maximal: 15 fois le salaire minimum.

 

• Les droits des travailleurs – conditions de l’emploi et de la perte d’emploi, conditions de travail, assurances-maladie/chômage/retraites – doivent faire l’objet d’une grande consultation tripartite (syndicats, employeurs, Etat). Les syndicats indépendants, constitués au fil des luttes des dix dernières années, doivent être reconnus légalement, comme le droit de grève (toujours «illégal» dans la législation en cours).

 

• Une «indemnité de survie» doit être établie pour les chômeurs et chômeuses, dont le montant, les conditions d’accès et le financement doivent être l’objet d’une négociation entre les syndicats et l’Etat.

 

• Les subventions colossales octroyées par le budget aux monopoles privés doivent être supprimées. Ici encore, les études précises conduites dans ces domaines démontrent que l’abolition de ces avantages ne remet pas en cause la rentabilité des activités concernées, mais réduisent seulement leur rente de monopoles.

 

• Une nouvelle législation fiscale doit être mise en place, fondée sur l’impôt progressif des individus et le relèvement à 25 % du taux de taxation des bénéfices des entreprises occupant plus de 20 travailleurs. Les exonérations d’impôts octroyées avec une largesse extrême aux monopoles arabes et étrangers doivent être supprimées. La taxation des petites et moyennes entreprises, actuellement souvent plus lourde (!) doit être révisée à la baisse. Le taux proposé pour les tranches supérieures des revenus des personnes – 35 % – demeure d’ailleurs léger en comparaison internationale.

 

 

Un calcul précis a été conduit qui démontre que l’ensemble des mesures proposées dans les paragraphes précédents permet non seulement de supprimer le déficit actuel (2009–2010), mais encore de dégager un excédent. Celui-ci sera affecté à l’augmentation des dépenses publiques pour l’éducation, la santé, la subvention des logements populaires. La reconstitution d’un secteur social public dans ces domaines n’impose pas de mesures discriminatoires contre les activités privées de même nature.

Le crédit doit être replacé sous le contrôle de la Banque centrale. Les facilités extravagantes octroyées aux monopoles doivent être supprimées au bénéfice de l’expansion des crédits aux entreprises de petite dimension actives ou qui pourraient être créées dans cette perspective. Des études précises ont été conduites dans les domaines concernés pour toutes ces activités artisanales, industrielles, de transport et de service. La démonstration a été faite que les candidats à la prise d’initiatives allant dans le sens de la création d’activités et d’emplois existent (en particulier parmi les diplômé·e·s chômeurs).

Les programmes proposés par les composantes du mouvement demeurent moins précis en ce qui concerne la question paysanne. La raison en est que le mouvement de résistance des petits paysans aux expropriations accélérées, en cours depuis que les politiques de «modernisation» de la Banque mondiale ont été adoptées, demeure éclaté, ne dépasse jamais le village concerné – en particulier du fait de la répression féroce auquel il est soumis et de la non-reconnaissance de sa légalité.

La revendication actuelle du mouvement – principalement urbain, il faut le reconnaître – est simplement l’adoption de lois rendant plus difficile l’éviction des fermiers incapables de payer les loyers exigés d’eux et l’expropriation des petits propriétaires endettés. En particulier, on préconise le retour à une législation fixant les loyers de fermage maximaux (ils ont été libérés par les lois successives de révision de la réforme agraire).

Mais il faudrait aller plus loin. Des organisations progressistes d’agronomes ont produit des projets concrets et argumentés, destinés à assurer l’essor de la petite paysannerie. Amélioration des méthodes d’irrigation (goutte à goutte, etc.), choix de cultures riches et intensives (légumes et fruits), libération en amont par le contrôle par l’Etat des fournisseurs d’intrants et de crédits, libération en aval par la création de coopératives de commercialisation des produits, associées à des coopératives de consommateurs. Mais il reste à établir une communication renforcée entre ces organisations d’agronomes et les petits paysan·ne·s concernés. La légalisation des organisations de fait des paysan·ne·s, leur fédération aux niveaux provincial et national devrait faciliter l’évolution dans ce sens.

Le programme d’actions immédiates repris dans les paragraphes précédents amorcerait certainement une reprise d’une croissance économique saine et viable. L’argument avancé par ses détracteurs libéraux – qu’il ruinerait tout espoir d’entrées nouvelles de capitaux d’origine extérieure – ne tient pas la route. L’expérience de l’Egypte et des autres pays, notamment africains, qui ont accepté de se soumettre intégralement aux prescriptions du libéralisme, et ont renoncé à élaborer par eux-mêmes un projet de développement autonome, «n’attirent» pas les capitaux extérieurs en dépit de leur ouverture incontrôlée (précisément à cause de celle-ci). Les capitaux extérieurs se contentent alors d’y conduire des opérations de razzia sur les ressources des pays concernés, soutenues par l’Etat compradore et le capitalisme de connivences. En contrepoint, les pays émergents qui mettent en œuvre activement des projets nationaux de développement offrent des possibilités réelles aux investissements étrangers qui acceptent alors de s’inscrire dans ces projets nationaux, comme ils acceptent les contraintes qui leur sont imposées par l’Etat national et l’ajustement de leurs profits à des taux raisonnables.

Le gouvernement en place au Caire, composé exclusivement de Frères musulmans choisis par le président Morsi a d’emblée proclamé son adhésion inconditionnelle à tous les principes du libéralisme, pris des mesures pour en accélérer la mise en œuvre, et déployé à cette fin tous les moyens de répression hérités du régime déchu. L’Etat compradore et le capitalisme de connivences continuent ! La conscience populaire qu’il n’y a pas de changement en vue grandit comme en témoigne le succès des manifestations populaires des 12 et 19 octobre. Le mouvement continue !

Le programme des revendications immédiates dont j’ai retracé ici les lignes dominantes ne concerne que le volet économique et social du défi. Bien entendu, le mouvement discute également de son versant politique : le projet de Constitution, les droits démocratiques et sociaux, l’affirmation nécessaire de «l’Etat des citoyens» (dawla al muwatana), qui contraste avec le projet de théocratie d’Etat (dawla al gamaa al islamiya) des Frères musulmans. Ces questions n’ont pas été abordées ici.

 

Samir Amin

Octobre 2012