Migration
Migration : Des-exil: un espace de résistance et de solidarité
Marie-Claire Caloz-Tschopp est chercheuse, enseignante en philosophie et théorie politique au Collège International de Philosophie (CIPh) à Paris. Elle y dirige un Programme international de recherche sur la thématique exil/des-exil, intitulé Exil, création philosophique et politique dans la citoyenneté contemporaine. Le concept de des-exil (desexilio) se dégage du travail de formation et recherche pour construire un espace de résistance et de solidarité. Délocalisé en Suisse, au Chili, en Turquie, le travail a commencé en Suisse
en 2010–2011, s’est poursuivi en Amérique latine en 2011–2012, à Genève et Lausanne en 2013. Il continuera à Istanbul puis en Suisse romande. Dans ce cadre, suite au colloque international qui s’est tenu à Concepcion (Chili) en novembre 2012,
nous proposons à nos lecteurs et lectrices une rencontre avec M.-C. Caloz-Tschopp.
Qu’est-ce qui t’a amenée à choisir le Chili pour la recherche sur l’exil ?
En Amérique latine, le Chili a été/est un « laboratoire » des méthodes ultra-libérales de l’Ecole de Chicago. Le 11 septembre 1973 – jour du coup d’Etat de Pinochet – marque la mémoire chilienne. La dictature a mis fin à l’expérience de l’Unité populaire d’Allende. Exportées, internationalisées dans d’autres lieux de la planète, les méthodes brutales de Pinochet n’ont pas « servi » qu’au Chili.
Le système d’éducation et le mouvement des étudiants de Concepcion (ville du Chili de 217 322 habitants, structurée en 10 communes métropolitaines) et du Chili, mais aussi les autres acteurs de la société chilienne (petits pêcheurs, chauffeurs de bus, personnel de la santé, de l’enseignement, malades, retraités, etc.) qui manifestent dans l’espace public nous le rappellent au quotidien : l’ultra-libéralisme domine au Chili. A propos du « laboratoire » chilien, je suis repartie en me disant : ce n’est pas un laboratoire d’essai, c’est un paradigme de l’ultra-libéralisme exporté à large échelle par l’Ecole de Chicago, que nous observons dans un moindre degré en Suisse aussi, même si nous avons beaucoup de peine à voir de manière concrète tout ce qu’il implique comme destruction, changement de civilisation. Ce modèle articule une transformation drastique de l’Etat, une destruction de l’espace public, des services, des droits sociaux (éducation, santé, retraite, service public, droit du travail, libertés publiques, etc.), de l’espace politique construits par les générations précédentes dans les luttes sociales, pour les remplacer par la violence institutionalisée et souterraine, des habitus de légitimation de la soumission, de consommation dans des hyper-marchés avec des prix inabordables, la généralisation du crédit et une distance abyssale entre les classes sociales.
A Concepcion, j’ai vu une femme retraitée découvrant que sa retraite passait à 30 % de la prévision, des assistants sociaux mis à la retraite ou forcés à appliquer des mesures inapplicables, la prolifération des pharmacies, des trous dans les rues, des bus privatisés chaotiques, les coûts d’études qui sont des dettes non seulement pour les étudiants, mais pour leur famille, des logements sociaux pour les classes populaires parquées sans service public, avec le muselage de la presse contrôlée par des grands groupes, de l’édition indépendante erradiquée par de lourds impôts, la violence à l’encontre des femmes, des Mapuches, des étudiants, etc. Climat lourd. Vie quotidienne difficile. Sans horizon. Face à cet étrange cocktail entre violence, consommation, endettement, on reste ébahi. L’illusion de la richesse n’est pas un horizon qui donne sens à la vie. Pas étonnant que la société soit très polarisée, très critique vis-à-vis du gouvernement actuel. En attente d’élections l’an prochain, à la recherche d’une alternative qui est complexe.
Dans ta propre expérience, pourquoi as-tu choisi ce pays du bout du monde ?
Mes liens avec le Chili sont très anciens. Pour des motifs professionnels, par envie de découverte, par intérêt, je suis allée à Santiago pour la première fois en janvier 1973, depuis la Colombie où je vivais et travaillais à l’époque. J’ai été enthousiasmée par l’expérience de l’Unité populaire, l’espoir, l’atmosphère, les débats dans les bistrots, les conflits, l’invention politique, les difficultés aussi. J’ai un souvenir très vif d’un grand meeting au stade de Santiago, et du climat de tension, de haine dans la rue, des manifestations des camionneurs, ce qui laissait présager le coup d’état qui a eu lieu en septembre 1973. Quelques mois plus tard El Estadio, lieu mythique, est devenu tristement célèbre : un lieu de détention et de torture parmi d’autres. En 1986, j’ai accompagné des exilés qui demandaient le droit au retour à la frontière argentine, puis j’ai passé à Santiago au CODEPU. Il me reste le souvenir du gaz lacrymogène lors d’une manifestation lourdement réprimée.
Il faut dire qu’à la base de la plupart de mes engagements toutes ces années, il y a eu quelqu’un, une rencontre. Hannah Arendt, dirait un QUI, quelqu’un qu’on connaît, qu’on rencontre dans le partage, des débats, des discussions, des actions communes. Qui marque profondément l’existence. Je suis retournée au Chili en 2010 lors d’un voyage dans le cône sud d’Amérique latine où j’ai rencontré des femmes qui faisaient un travail extraordinaire sur le terrain dans l’ambiance ultra-libérale, de violence sourde au quotidien. Les violences, le viol, l’interdiction de l’avortement, l’autoritarisme, le conservatisme sont une réalité quotidienne pour les femmes. Parmi ces femmes, j’ai retrouvé Teresa Veloso une ancienne réfugiée chilienne devenue une amie dès son arrivée à Lausanne en 1977. Après 14 ans de refuge en Suisse, elle est retournée à Concepcion, où son père était syndicaliste des chemins de fer, où elle travaille aujourd’hui comme sociologue. Teresa a fait partie des réfugiés chiliens qui ont bénéficié des réseaux de solidarité tissés en Suisse (citons l’Action Place Gratuite pour les Chilien·ne·s, le juge cantonal Rolland Bersier, d’autres personnalités suisses aussi). Comme beaucoup de Chilien·ne·s, elle a subi une répression terrible. L’idéologie de la Seguridad nacional, les caravanes de la mort, les escadrons de la mort, la répression systématique, ce n’était pas une plaisanterie au Chili, en Argentine, en Uruguay, au Brésil, au Guatemala, au Pérou, en Bolivie, etc. Comme des centaines de réfugiés chiliens que nous avons connus autour de nous, elle a vécu l’horreur, a pu sortir de prison pour partir en exil en Suisse grâce à une action de solidarité à Bienne. C’est une histoire exemplaire de milliers de réfugiés chiliens et aussi d’une Suisse souterraine, déjà mobilisée contre la guerre du Vietnam, qui s’est engagée dans la solidarité pour accueillir des réfugiés à l’encontre d’une politique du Conseil fédéral très frileuse. Nuno Pereira, doctorant en histoire, a fait un exposé très intéressant sur le sujet. Son texte fait partie des Actes du colloque (annoncés sur le site exil-ciph.com). Pour mémoire, le 17.10.1973, alors que des milliers de chiliens sont en danger de mort, le Conseil fédéral fixe un contingent de 200 personnes, pour le nombre de réfugiés Chiliens acceptés en Suisse. Finalement, grâce à la solidarité, ils seront 1116 à bénéficier du droit d’asile entre 1973 et 1981. 30 000 chilien·ne·s ont dû quitter le pays immédiatement après le coup d’Etat de 1973.
Pourquoi ce type de colloque à Concepcion et pour qui ?
Cette ville à 500 km de Santiago a été choisie pour plusieurs raisons. C’est une ville emblématique dans la lutte des mineurs, travailleurs, étudiants. Actuellement, c’est une ville universitaire (13 universités la plupart privatisées, environ 100 000 étudiants universitaires). Concepcion et l’Université de Concepcion ont un rôle fondamental dans la mémoire historique collective. Le travail de mémoire est très peu développé. Il n’y a pas de maison de la mémoire. Le colloque s’adressait à toute personnes et groupes s’intéressant au travail commun dans l’espace public de réflexion créative et critique sur la résistance, la mémoire, les droits de l’homme. Nous avons accordé beaucoup d’importance à intéresser les femmes, les étudiants, les Mapuches, l’ensemble de la populations de diverses générations de Concepcion et du Chili. La lecture du programme en donne une idée concrète (voir site exil-ciph.com).
Un colloque a visé à faire réfléchir ensemble le milieu académique et diverses composantes de la « société civile » sur la violence. La politique doit s’éloigner des mondanités des grandes capitales – Paris, Genève, Santiago ou n’importe quelle métropole du monde – pour s’approcher de la réalité locale, quotidienne des gens. «?Les savoirs doivent être décentralisés pour rendre visibles les processus historiques qui se déroulent dans les lieux loin des grandes capitales. Il faut reconnaître les savoirs décentralisés pour l’histoire des mouvements sociaux et des femmes », écrivent deux féministes de Concepcion (1). Comme en Grèce, en Espagne, au Portugal, en Tunisie, les femmes migrantes montrent l’autre face de la médaille. Comme dans de nombreux pays, les populations indigènes sont un révélateur de la qualité politique d’un pays. Comme au Canada et ailleurs, le mouvement étudiant exprime des revendications de base de l’existence. Ils obligent à repenser radicalement les projets de société. Nous avons voulu tisser des liens de solidarité dans un travail de réflexion et la construction d’un savoir commun entre le milieu académique et la « société civile », la diversité du mouvement social. Il est important de créer des réseaux de solidarité basés sur les conditions matérielles d’existence des femmes, des hommes, des enfants, des populations marginalisées, criminalisées dans divers endroits de la planète. C’est ainsi qu’on peut connaître concrètement ce que veut dire la « globalisation » actuelle.
Des milliers de travailleuses et de travailleurs sont morts au Chili, à Concepcion. D’autres ont survécu avec des séquelles terribles. A Concepcion, la répression a aussi visé les opposants intellectuels. Par exemple, la Faculté de philosophie a passé de 16 à 4 professeurs, les recteurs étant désignés par la dictature pour réorganiser les universités. L’université de Concepcion, créée en 1919 par un groupe d’intellectuels de la région, reste, avec un statut spécial, un bastion de l’histoire de l’éducation publique au Chili, à la frontière du rio Bio-Bio qui séparait les colonisateurs et le peuple Mapuche. J’ai constaté parmi les participant·e·s au colloque, la précarisation des chercheurs jeunes et moins jeunes qui partageaient la dénonciation de la qualité de la formation par les mouvements étudiants. Il est très difficile de reconstruire un espace de pensée collective critique presque totalement détruit par la violence de la dictature et la violence structurelle de l’ultra-libéralisme. L’espace est vital pour imaginer, construire une alternative. La reconstruction prend des années. Sans recherche critique, pensée active et partagée, la résistance au jour le jour est un acte de courage énorme, épuisant, démesuré. En partant du Chili, je me suis engagée à trouver les moyens pour monter un projet d’appui et de solidarité au travail d’édition indépendante, de l’éditeur Escarapate, autour de laquelle se reconstruit à Concepcion un collectif précieux.
Une semaine avant le colloque 2012, l’Université de Concepcion était occupée (tomada, prise) par les étudiants. Ce qui m’a fait plonger dans l’ambiance de tension, de colère et aussi le besoin d’évaluation de ce qui se passe. J’ai pu observer de près les revendications des étudiants dans plusieurs Universités du Chili. Prochainement, nous allons accueillir en Suisse Recaredo Galvez, président de la Fédération des étudiants de l’Université de Concepcion qui expliquera la situation.
Dans l’esprit du CIPh et du travail de résistance pour la généralité de la politique et des droits, comme je dis souvent, à partir du terrain de la vie quotidienne de chacun·e, de la migration, du droit d’asile, et de la violence qui accompagne la globalisation dans l’ensemble du monde et ici en Suisse, je ne voulais en aucun cas organiser un colloque de spécialistes, d’experts parlant entre eux, mais articuler un travail académique et un travail de la « société civile », qui intègre des chercheurs, les acteurs des mouvements sociaux (femmes, Mapuches, mouvement étudiant, exilé·e·s en priorité). Le savoir dont nous avons besoin vient de là. Ce modèle de colloque avait déjà été mis à l’épreuve dans le travail de recherche du CIPh dans les universités de Genève et Lausanne ces 30 dernières années. Sans l’apport direct de groupes de la « société civile », des réseaux, le colloque de Concepcion n’aurait tout simplement pas eu lieu.
Le des-exil, une lutte de liberté et de solidarité
Quels thèmes ont été abordés, comment le public s’est-il impliqué dans les débats ?
Le thème général du colloque – Exil/ Des-exil, mémoire et Droits de l’homme – visait à décrire les transformations de la violence, de la guerre et de la politique, à articuler les expériences historiques du XXe siècle en Europe et en Amérique latine, en mettant l’accent sur l’apport de travaux concernant l’exil et le des-exil, les rapports sociaux de sexe, la place des Mapuches dans la société chilienne, l’intergénérationnel, les populations exploitées sans protection et sans droits dans la globalisation. Par exemple, nous nous sommes demandés quelle continuité/discontinuité historique existe entre les théories racistes, sexistes, de la Seguridad national, les Chicago boys, les théories ultralibérales et les nouvelles modalités des politiques appelées « anti-terroristes », dans la reconfiguration des empires passés et de l’émergence de nouveaux empires. Nous nous sommes demandés comment résister aujourd’hui. Nous avons constaté combien la répression avait été dévastatrice et combien le travail de mémoire rencontre de multiples résistances. Nous avons constaté la violence autoritariste, la peur des gens face à des structures de répression de « l’Etat profond » pas démantelées, 40 ans après le coup d’Etat. Au Chili, un tel travail est moins développé qu’en Argentine par exemple.
Le travail de mémoire est douloureux, difficile, conflictuel. Il est indispensable pour faire le bilan, pouvoir se projeter dans le futur. Le colloque a été un espace public limité où le débat a pu avoir lieu. Les participant·e·s se sont fortement impliqué·e·s, créant un climat d’échanges dont on n’a pas l’habitude en Suisse. Une des impressions forte, vécue, a été de mesurer l’importance de la reconstruction d’espace public d’émotion et de débat. Il faut beaucoup de courage pour continuer pas à pas. Un tel travail implique une reconstruction de pôles de réflexion, de recherche, d’action qui puisse intégrer une évaluation de la période de la dictature, de ses suites. Durant le colloque, il a été très intéressant d’observer les échanges très intenses entre les Chiliens qui ont vécu un exil intérieur au jour le jour durant des années, dans une sorte de désert installé par la répression, et un exil à l’étranger lui aussi rempli de larmes et de douleurs. Dans les deux cas, le des-exil a été la lutte pour s’en libérer et construire des expériences de solidarité. J’ai été frappée de l’importance du mot – des-exil – pour les participant·e·s (beaucoup plus d’écho qu’en Suisse), qui a permis d’intégrer la souffrance, les multiples inventions de la résistance, de la solidarité, de la création, des découvertes. Regard critique sur l’histoire, sa propre histoire. Inventaire de la puissance de la résistance et aussi de l’impuissance, de la complexité du changement. Le retour au Chili pour certains est un pas difficile. Les échanges d’expériences sont fondamentaux. Pour les Suisses qui avons été solidaires, on a pu comprendre combien compte notre capacité à inscrire la solidarité d’aujourd’hui dans des réseaux à (re)construire au travers d’actions bien ciblées. Avec une édition collective de reconstruction, j’en propose une très concrète.
La dimension des rapports sociaux de sexe a fait partie du colloque. Quel éclairage a-t-il apporté ?
A Concepcion, un groupe de femmes chiliennes auquel participe Teresa Veloso a décidé d’écrire un travail collectif de réflexion et de mémoire sur leur enfance, leur trajectoire, la répression vécue, la violence dans leur pays de l’époque et aujourd’hui. Il est difficile d’imaginer la souffrance qui se revit dans un travail collectif, mais leur souci a été de transmettre leur expérience à la génération suivante qui n’a pas connu ce bout de l’histoire chilienne. En ce moment, elles préparent la suite de leur récit sur le retour et la solidarité.
Grâce à l’appui du Service culturel de la Ville de Genève, le Programme du CIPh a d’ailleurs pu prendre en charge les frais des deux livres en espagnol et en français, et les frais d’édition, de traduction, d’édition de deux volumes sur un collectif de féministes matérialistes (Colette Guillaumin, Nicole-Claude Mathieu, Paola Tabet). Un livre en français sur ces féministes est sous presse. C’est un très gros travail où se sont engagées plusieurs personnes en Suisse, au Chili. Lors d’un débat, des femmes se sont exclamés : « enfin ! » Ces livres servent de matériau de formation et de recherche pour les étudiant·e·s et des groupes de la « société civile » au Chili, en Amérique latine, dans la diaspora, dont des groupes de femmes.
L’axe rapports sociaux de sexe a été un des axes d’éclairage fondamental du travail. Pour le rendre possible, nous avons donc édité trois livres. Ce sont des matériaux indispensables au travail, à ses suites. Le livre du collectif des femmes chiliennes nous montre combien le travail de réflexion et d’écriture commun est un outil d’émancipation extraordinaire. Les travaux sur le collectif des trois féministes matérialistes permettent de montrer l’apport radical, précieux pour la théorie politique d’émancipation. Comme nous l’avons écrit dans les prologues des deux volumes avec Teresa Veloso, l’intérêt est de faire connaître « une révolution invisible en marche et d’intégrer les relations sociales de sexe pour (re)penser le pouvoir, la guerre et la généralité de la politique et des droits ». Les textes des trois féministes matérialistes ont le même statut que des textes d’Aristote, Spinoza, Marx, Bakounine, Gandhi, etc. Il nous faut intégrer dans la théorie politique les textes minoritaires, trop souvent invisibilisés pour repenser avec d’autres outils la généralité de la politique et des droits. Le terrain des rapports sociaux de sexe rend visible ce que signifie l’appropriation, concept-clé des travaux de Colette Guillaumin dont il faut reprendre une lecture radicale quand nous nous heurtons à la prédation généralisée. Il rend visible la continuité de la violence à la guerre d’aujourd’hui dans ses multiples formes, ce qui est lisible à partir des travaux de Paola Tabet. Il rend visible que la plupart des théories sur l’obéissance dans la société présupposent le consentement à la base des rapports humains, ce qui est loin d’être le cas. C’est ce que nous montrent les travaux de Nicole-Claude Mathieu. Nous ne sommes pas « naturellement » consentant·e·s. Quand nous « cédons », c’est parce que nous sommes acculées dans les rapports de force à nous replier un instant, mais nous ne consentons pas à la violence. Ce n’est pas notre « nature ». Ce point est essentiel pour la résistance, une philosophie de l’action positive à la recherche d’alternatives. Un des points importants de ce colloque a été l’impact qu’a eu l’exposé de Marianne Ebel sur la campagne de la marche mondiale des femmes pour le droit à l’avortement dans un pays où le catholicisme conservateur et l’autoritarisme de l’armée ont un poids très important. Gisèle Toledo et Emile Ouedraogo, ont aussi montré que le viol, pourtant intégré aux crimes contre l’humanité, était encore banalisé et sousestimé dans le droit international, les lois et les outils d’application dans les droits nationaux (2).
Après trois ans de travail, quel bilan peux-tu tirer du choix de repenser l’exil dans la citoyenneté ?
Les travaux s’inscrivent dans le lieu symbolique du CIPh. Il a été créé par Jacques Derrida, François Chatelet, Dominique Lecourt avec l’appui du président Mitterrand pour interroger le centralisme de l’Etat français, au moment de la décolonisation (Algérie). Il s’agissait de ramener la philosophie auprès des gens, d’internationaliser la philosophie prisonnière de l’Etat-nation français, d’inciter à la création philosophique. 50 directeurs de Programme, élus sur concours pour six ans, y participent. Dans le programme du CIPh, intitulé Exil, Création philosophique et politique. Philosophie et Citoyenneté contemporaine, que je dirige, j’ai choisi de partir d’un cadre à la fois millénaire, actuel, ample – l’exil – pour réfléchir à la globalisation, à l’élargissement d’une citoyenneté concernant chaque individu là où il vit, travaille, a ses enfants, meurt, etc. En ciblant les questions politiques, comme le fait avec habileté l’UDC, sur les étrangers présentés comme un « problème », une division s’installe de fait entre les Suisses (ici) et les étrangers. La logique de différence, dont parle Colette Guillaumin, renforce la xénophobie, installe une fragmentation des luttes, une concurrence entre les travailleurs. Il induit une perte de vision de l’exigence du « droit d’avoir des droits » (Hannah Arendt) pour chaque individu sur la planète et donc en Suisse. L’exil est un cadre conceptuel dynamique qui permet d’imaginer, d’analyser des situations dans leur globalité, de rendre visibles les liens, le commun. Aujourd’hui, l’exil est universel, nous sommes tous exilés, mais il faut voir comment. Le des-exil, c’est la résistance.
Quelles sont les prochaines étapes ? Acceptez-vous, pour la suite, de nouveaux participant·e·s, ou faut-il avoir suivi les travaux depuis le début ?
La prochaine étape est Istanbul. Puis en 2015 et 2016, il y aura un retour à Genève, en Suisse romande en tissant les liens construits à chaque étape pour les deux dernières années, avec une synthèse au printemps 2016, dont je dévoilerai le projet plus tard. Une étape importante aura lieu à Istanbul en Turquie, les 8-9-10 mai 2014. Pour préparer l’étape d’Istanbul, un travail de lecture d’un livre d’Etienne Balibar, Violence et Civilité (Paris, Galilée, 2010), par toute personne intéressée est aussi prévu depuis la Suisse et d’autres pays, pour faire se rencontrer à Istanbul des membres de « sociétés civiles » de divers endroits du monde. Chaque personne intéressée peut s’associer au projet d’Istanbul (3), venir ou travailler à distance. Il suffit de prendre contact, de s’inscrire pour la préparation sur le site : exil-ciph.com. Il y a aussi la possibilité de venir à l’une ou à l’ensemble des séances du Séminaire 2013 – Exil/des-exil et vie quotidienne, co-organisé entre le CIPh et l’école syndicale de UNIA-Genève les mardis 18 h 15 – 21 h 45, 19 mars, 16 avril, 14 mai, 28 mai, 25 juin et le samedi 27 avril à Uni-mail. Le programme se trouve sur le site.
L’espace du Programme CIPh est ouvert à tout public. Nous construisons un espace d’échange, de solidarité à la fois local et international. Il est gratuit. Nous travaillons avec peu de moyens, en tentant de dégager un temps, un espace de plaisir, de réflexion libre qui accompagne les actions diverses. La globalisation n’a pas seulement attaqué le cadre politique, les droits, l’égaliberté (Balibar), mais aussi la pensée elle-même comme l’ont bien montré Spinoza, Marx, Hannah Arendt, Castoriadis, etc. Nous voulons nous réapproprier notre corps, pensée, conscience sociale en vue d’un commun qui nous appartienne. Il n’y a pas de résistance, de création politique possible sans imagination, sans rêve, sans une pensée active, collective.
Propos recueillis par
Marianne Ebel
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1 Inostroza Retamal Gina, Rivas Labbe Lily Ester, « Trois féministes matérialistes à Concepcion (Chile) : Ordre immuable ébranlé, brèches ouvertes », Revue en ligne Repenser l’exil, nº 3, exil-ciph.com (septembre 2012).
2 Ces deux derniers textes sont en voie d’édition pour les Actes. Ils seront repris en français dans la revue en ligne nº 3.
3 Le descriptif nº 1 du projet Istanbul et la proposition de lecture par des individus et groupes sont disponibles sur le site : exil-ciph.com