Surexploitation et précarité «sociales et solidaires»

Actuellement, 746 personnes ayant épuisé leur droit aux indemnités-chômage sont en Emploi de Solidarité (EdS) dans le canton 1. Elles travaillent pour un revenu entre 3225 et 4225 francs par mois, selon leur niveau de qualification.

L’étendard des promoteurs des EdS, porte des mots rassurants : « solidarité », « ré­insertion », « utilité sociale », « service à la population ». Mais derrière ce drapeau, solidement arrimé à de nouvelles lois (Loi en matière de chômage LMC, Loi sur l’insertion et l’aide sociale individuelle LIASI), se cache un mécanisme problématique de remise au travail de chômeur-euses et de bénéficiaires de l’aide sociale doublé d’une transformation rampante de secteurs du marché de l’emploi dans lesquels les emplois au rabais deviennent la règle.

 

Ni formation, ni requalification

Rappelons le système : des personnes en fin de droit de chômage et à l’aide sociale sont envoyées dans le « marché complémentaire de l’emploi » par le biais de contrats de travail à durée indéterminée que le travailleur signe avec des institutions privées ou associatives, des fondations de droit privé ou des collectivités. Un pourcentage important du salaire des EdS (jusqu’à 80 %) est pris en charge par l’Etat. Et l’affaire est entendue : le travailleur travaille, l’employeur a des travailleurs très bon marché, et l’Office cantonal de l’emploi (OCE) fait fondre les statistiques du chômage. Et l’affaire est entendue pour longtemps, car la grande majorité de ces travailleurs reste enfermée dans le marché complémentaire, les tâches qu’ils effectuent n’étant ni qualifiées et ni qualifiantes. On est loin d’une requalification par le biais d’emplois « tremplin », les travailleurs ne bénéficiant d’aucune mesure de formation (en emploi, validation des acquis) en vue d’une sortie du marché complémentaire.

 

Dumping salarial orchestré…

Deux virages ont été pris ces derniers mois, attestant de la perméabilité du marché de l’emploi dit « complémentaire » et du marché de l’emploi dit « ordinaire ». En novembre 2012, la RTS relayait un partenariat «innovant» entre la police genevoise et une association prônant l’économie sociale et solidaire 2. Alors que jusqu’alors, les objets trouvés collectés dans les différents postes de police étaient acheminés au Service des objets trouvés par des policiers, cette tâche est désormais confiée à des EdS employés par l’association sociale et solidaire.

On imagine bien que la différence de salaire entre un employé de la police genevoise et un EdS non-qualifié (à 3225 francs par mois, donc)

est conséquente et que cette sous-traitance est bienvenue pour les caisses de l’Etat, s’agissant de milliers d’heures de travail. Et c’est ainsi que des policiers circulant au volant de leur voiture chauffée, payés un salaire correct et bénéficiant d’un statut public sont remplacés par des EdS payés au lance-pierre parcourant le canton en vélo-triporteur (c’est écologique, donc innovant) par tous les temps.

Deuxième virage, dont la presse s’est fait l’écho ces dernières semaines?3, l’engagement d’as­sis­tant·e·s à la vie scolaire (AIS) en EdS par le Département de l’instruction publique via une autre sous-traitance. De par la loi, le DIP est désormais tenu de proposer des mesures aux enfants nécessitant une intégration spécifique – ça coûte cher ? Pas de problème, il y a les EdS ! Et c’est ainsi qu’un emploi nécessitant a priori une formation spécifique est confiée à des travailleurs formés à la va-vite et sous-payés.

Il convient de se souvenir que la loi (LMC) stipule que les Emplois de solidarité ne doivent pas entrer en concurrence avec des secteurs du marché de l’emploi ordinaire, en particulier ceux régis par une convention collective de travail. Et, selon la définition donnée par l’OCE : «?Le marché complémentaire de l’emploi rassemble toutes les activités de production de biens ou de services jugées insuffisamment rentables par les entreprises privées qui les ont délaissées»?4. Il nous semble que ni l’acheminement des objets trouvés ni le soutien à l’intégration scolaire ne répondent à cette définition. Il en est de même pour les travaux de voirie sous-traités par diverses communes genevoises, pour les services de garde d’enfants, etc. La liste est longue.

 

Et extension programmée de la précarité

Soyons clairs, ce n’est pas la qualité intrinsèque de certains emplois spécifiques dans le secteur des biens et services qui fonde leur rattachement au marché complémentaire de l’emploi, mais le fait que ces emplois sont subventionnés par l’OCE, en maintenant les travailleurs-euses qui sont contraints de s’y employer dans le manque de qualification et la précarité. Et si nous n’y prêtons pas garde, demain ce sont des nouveaux postes, avec une petite pirouette de nouvelle dénomination (assistant, auxiliaire) qui apparaîtront dans l’animation socioculturelle, les crèches (le PDC en rêve depuis longtemps), dans les EMS, etc. A l’horizon, on entrevoit la transformation des secteurs de voirie tout comme les secteurs du social et de la santé en main des collectivités publiques ou subventionnés par l’Etat en grand marché complémentaire de l’emploi. Les emplois ordinaires à faible qualification se raréfieront, mais ce n’est pas grave puisqu’au terme de leur chômage inévitable, les travailleurs-euses à faible qualification finiront quand même par travailler dans ces secteurs – en EdS.

Alors posons la question : en quoi les Emplois de solidarité sont-ils solidaires ? Ladite solidarité est exercée par qui envers qui ? Par l’Etat en direction de ladite « Economie sociale et solidaire » ? N’assistons-nous pas, à l’usurpation d’un mot qui, a pour solidaritéS en particulier, une portée idéologique et politique, voire morale.

 

Cornelia Hummel & Jean-Marc Richard