Crise en Europe

Crise en Europe : Que faire de la dette et de l'euro? - Un manifeste

Un manifeste

Nous publions ci-après un Manifeste signé par des économistes et militants de la gauche radicale issus de différents pays européens touchés par la crise de la dette et de l’euro. Quoique la Suisse ne soit pas membre de l’Union européenne, cette initiative importante ne devrait pas laisser indifférents nos lectrices et lecteurs, dans la mesure où le capitalisme helvétique est une pièce importante du système économique qui a conduit à la grande dépression ébranlant une grande partie du monde depuis 2008.

 

Daniel Albarracín, Nacho Álvarez, Bibiana Medialdea, Manolo Garí, Antonio Sanabria, Jorge Fonseca, Teresa Pérez del Río, Lidia Rekagorri Villar (Espagne). Francisco Louçã, Mariana Mortagua (Portugal).Stavros Tombazos (Chypre). Giorgos Galanis, Özlem Onaran (Grande-Bretagne). Michel Husson (France)

30 avril 2013

La crise

 

L'Europe s’enfonce dans la crise et la régression sociale sous le poids de l’austérité, de la récession et de la stratégie de « réformes structurelles ». Cette pression est étroitement coordonnée au niveau européen, sous la direction du gouvernement allemand, de la Banque centrale européenne et de la Commission européenne. Il y a un large consensus pour dire que ces politiques sont absurdes et même qu’elles sont menées par des « analphabètes » : l’austérité budgétaire ne réduit pas la charge de la dette, elle engendre une spirale récessive, toujours plus de chômage, et sème la désespoir parmi les peuples européens.

Ces politiques sont pourtant rationnelles du point de vue de la bourgeoisie. Elles sont un moyen brutal – une thérapie de choc – de restaurer les profits, de garantir les revenus financiers, et de mettre en œuvre les contre-réformes néolibérales. Ce qui se passe est au fond la validation par les États des droits de tirage de la finance sur la richesse produite. C’est pourquoi la crise prend la forme d’une crise des dettes souveraines.

Le faux dilemme

Cette crise est un révélateur : elle montre que le projet néolibéral pour l’Europe n’était pas viable. Ce dernier présupposait que les économies européennes étaient plus homogènes que ce n’est le cas en réalité. Les différences entre pays se sont creusées en fonction de leur insertion dans le marché mondial et de leur sensibilité au taux de change de l’euro. Les taux d’inflation n’ont pas convergé, et les faibles taux d’intérêt réels ont favorisé les bulles financière et immobilière et intensifié les flux de capitaux entre pays. Toutes ces contradictions, exacerbées par la mise en place de l’union monétaire, existaient avant la crise, mais elles ont explosé avec les attaques spéculatives contre les dettes souveraines des pays les plus exposés.

Les alternatives progressistes à cette crise passent par une profonde refondation de l’Europe : la coopération est nécessaire au niveau européen mais aussi international pour la restructuration de l’industrie, la soutenabilité écologique et le développement de l’emploi. Mais comme une telle refondation globale semble hors de portée compte tenu du rapport de forces actuel, la sortie de l’euro est présentée dans différents pays comme une solution immédiate. Le dilemme semble donc être entre une sortie risquée de la zone euro et une hypothétique harmonisation européenne qui devrait émerger des luttes sociales. Il s’agit à notre avis d’une fausse opposition : il est au contraire décisif d’élaborer une stratégie politique viable de confrontation immédiate.

Toute transformation sociale implique la remise en cause des intérêts sociaux dominants, de leurs privilèges et de leur pouvoir, et il est vrai que cette confrontation se déroule principalement dans un cadre national. Mais la résistance des classes dominantes et les mesures de rétorsion qu’elles peuvent exercer dépassent le cadre national. La stratégie de sortie de l’euro n’intègre pas suffisamment la nécessité d’une alternative européenne et c’est pourquoi il faut disposer d’une stratégie de rupture avec l’« eurolibéralisme » qui permette de dégager les moyens d’une autre politique. Ce texte ne porte pas sur le programme, mais sur les moyens de le mettre en œuvre.

 

Que devrait faire un gouvernement de gauche?

 

Nous sommes plongés dans ce que l’on peut techniquement appeler une « crise de bilan ». Cette crise qui s’installe dans la durée par le jeu combiné du désendettement du secteur privé et des politiques d’austérité budgétaire trouve son origine dans l’accumulation passée d’une énorme quantité d’actifs fictifs, qui ne correspondaient à aucune base réelle. En termes pratiques, cela signifie que les citoyens doivent aujourd’hui payer pour la dette, autrement dit valider les droits de tirage de la finance sur la production et sur les recettes fiscales actuelles ou à venir. Les États européens, par une action strictement coordonnée au niveau européen – et même au niveau mondial – ont décidé de nationaliser les dettes privées en les transformant en dette souveraine et d’imposer des politiques d’austérité et de transferts afin de payer ces dettes. C’est le prétexte pour mettre en œuvre des « réformes structurelles » dont les objectifs sont classiquement néo­libéraux : réduction des services publics et de l’État-providence, coupes dans les dépenses sociales et flexibilisation des marchés du travail, afin de baisser les salaires directs et indirects.

Une stratégie politique de gauche devrait selon nous être centrée sur la conquête d’une majorité en faveur d’un gouvernement de gauche, capable de se débarrasser de ce carcan.

 

Se libérer de l’emprise des marchés financiers et contrôler le déficit. À court terme, l’une des premières mesures d’un gouvernement de gauche devrait être de trouver les moyens de financer le déficit public indépendamment des marchés financiers. C’est interdit par les règles européennes et c’est la première rupture à opérer. Il existe un large éventail de mesures possibles qui ne sont pas nouvelles et qui ont été utilisées dans le passé dans différents pays européens : un emprunt forcé sur les ménages les plus riches?; l’interdiction d’emprunter auprès de non-résidents?; l’obligation pour les banques d’un quota d’obligations publiques?; une taxe sur les transferts internationaux de dividendes et sur les opérations en capital, etc. et bien sûr une réforme fiscale radicale.

Le moyen le plus simple serait que la banque centrale nationale finance le déficit public, comme c’est le cas au États-Unis, en Grande-Bretagne, au Japon, etc. Il serait possible de créer une banque spéciale autorisée à se refinancer auprès de la banque centrale, mais qui aurait comme principale fonction d’acheter des obligations publiques (c’est d’ailleurs une chose que la BCE a déjà faite en pratique).

Bien sûr, le problème n’est pas vraiment technique. Il s’agit d’une rupture politique avec l’ordre européen. Sans une telle rupture, toute politique susceptible de ne pas « rassurer les marchés financiers » serait immédiatement contrecarrée par une augmentation du coût du financement de la dette publique.

 

Se libérer de l’emprise des marchés financiers et restructurer la dette. Cette première série de mesures immédiates ne suffit pas pour réduire le fardeau de la dette accumulée et des intérêts sur cette dette. L’alternative est alors la suivante : soit une austérité budgétaire éternelle soit un moratoire immédiat sur la dette publique suivi de mesures d’annulation de la dette. Un gouvernement de gauche devrait dire : «Nous ne pouvons pas payer la dette en ponctionnant les salaires et les pensions, et nous refusons de le faire.?» Après la mise en place du moratoire, il devrait organiser un audit citoyen afin d’identifier la dette illégitime, qui correspond en général à quatre éléments :

 

  • les « cadeaux fiscaux » passés accordés aux ménages les plus riches, aux entreprises et aux « rentiers »?;
  • les privilèges fiscaux « illégaux » : évasion fiscale, optimisation fiscale, paradis fiscaux et amnisties?;
  • les plans de sauvetage des banques depuis l’éclatement de la crise?;
  • la dette créée par la dette elle-même, par l’effet boule de neige créé par la différence entre les taux d’intérêt et les taux de croissance du PIB rognés par les politiques d’austérité et de chômage.

 

Cet audit ouvre la voie à l’imposition d’un échange de titres de la dette permettant d’en annuler une grande partie. C’est la deuxième rupture.

Mais les dettes souveraines sont également totalement entre­mêlées avec le bilan des banques privées. C’est pourquoi le plan de sauvetage d’un pays est en général un plan de sauvetage des banques. Une troisième rupture par rapport à l’ordre néolibéral est nécessaire, qui passe par le contrôle des mouvements internationaux de capitaux, le contrôle du crédit et la socialisation des banques. C’est le seul moyen rationnel de démêler l’écheveau de dettes. Après tout, cela a été l’option retenue en Suède dans les années 1990 (même si les banques ont été ensuite reprivatisées).

 

Pour résumer, l’ouverture d’une voie alternative nécessite un ensemble cohérent de trois ruptures :

 

  • le financement de ces émissions de dette souveraine, passées et à venir ;
  • l’annulation de la dette illégitime ;
  • la socialisation de banques pour le contrôle de crédit.

 

Ce sont les moyens d’une véritable transformation sociale. Comment s’y prendre ?

 

Pour un gouvernement de gauche

 

Ces trois grandes ruptures nécessaires pour résister au chantage financier ne peuvent être menées à bien que par un gouvernement de gauche. Bien que les conditions sociales et politiques d’une stratégie de convergence et de lutte pour un tel gouvernement varient largement d’un pays à l’autre, toute l’Europe s’est concentrée à l’été 2012 sur la possibilité pour Syriza de gagner les élections et de constituer l’axe d’un tel gouvernement en Grèce. Depuis cette période, Syriza mène une campagne sur les thèmes essentiels que nous défendons dans ce manifeste : un gouvernement de gauche est une alliance pour dénoncer le mémorandum de la Troïka et de restructurer la dette afin de préserver les salaires, les pensions, les services publics de santé et d’éducation et la sécurité sociale. Notre approche est en phase avec celle de Syriza : « pas de sacrifice pour l’euro.?»

 

Une sortie de l’euro n’est pas une garantie de rupture avec l’euro­libéralisme

 

Il est évident qu’un gouvernement de gauche qui prendrait de telles mesures doit être décidé à appliquer un programme socialiste et disposer d’un large soutien populaire. Ce dernier ne peut être obtenu que si ce programme se fixe clairement comme objectifs prioritaires la lutte contre les intérêts de la finance, la reconstruction d’une économie de plein emploi et la gestion collective des biens communs. Il ne faut pas dévier de cette stratégie : si l’annulation de la dette est le but, on ne doit pas s’écarter de cet objectif. La cohérence et la clarté politiques sont les conditions pour gagner – et mériter de gagner. La première mesure d’un gouvernement de gauche doit donc être la lutte contre la dette et l’austérité.

Pour que cette politique contre soit efficace, un gouvernement de gauche doit s’appuyer sur un large soutien populaire et être prêt à utiliser tous les moyens démocratiques nécessaires pour faire face à la pression des intérêts financiers, y compris des mesures de nationalisation des secteurs stratégiques et une confrontation directe avec le gouvernement Merkel, la BCE et la Commission européenne. La bataille pour la défense de la démocratie et des acquis sociaux doit être élargie au niveau supranational. Mais si la politique de Bruxelles s’y oppose, cette bataille devra finalement être menée à partir des cadres nationaux déjà existants. Dans cette confrontation, il ne devrait pas y avoir de tabou sur l’euro, et toutes les options devraient rester ouvertes, y compris la sortie de l’euro si aucune autre solution n’est possible dans le cadre européen, ou si les autorités européennes y contraignent un pays. Mais cela ne devrait pas être le point de départ.

Les implications d’une sortie de la zone euro pour un gouvernement de gauche doivent être explicitées. Premièrement, elle ne permettrait pas forcément de restaurer la souveraineté démocratique : certes le financement du déficit public échapperait au contrôle des marchés financiers, mais ce contrôle pourrait être exercé par la spéculation contre la nouvelle/ancienne monnaie d’un pays qui aurait un déficit extérieur.

Par ailleurs, la charge de la dette ne serait pas réduite. Elle serait au contraire augmentée en proportion du taux de dévaluation, puisque la dette est libellée en euros. Dans ces conditions, le gouvernement serait conduit à convertir la dette publique dans la nouvelle monnaie, ce qui équivaudrait à une annulation partielle : il est du pouvoir d’un État de prendre une telle décision, même si un conflit judiciaire international est à prévoir. Mais les entreprises privées et les banques ne disposent pas de ce même pouvoir souverain et par conséquent, la valeur des dettes privées et financières augmenterait dans la monnaie nationale. Dans ce cadre, une nationalisation des banques serait en fin de compte nécessaire tout simplement pour éviter la faillite de tout le secteur du crédit, ce qui impliquerait une nouvelle augmentation de la dette publique vis-à-vis de la finance internationale.

Ensuite, la dévaluation de la nouvelle monnaie déclencherait un processus inflationniste qui conduirait à une hausse des taux d’intérêt et à une aggravation de la charge de la dette et des inégalités de revenus.

Enfin, la sortie de l’euro est généralement présentée comme une stratégie visant à gagner des parts de marché grâce à une dévaluation compétitive. Ce type d’approche ne rompt pas avec la logique de la concurrence de tous contre tous et tourne le dos à une stratégie de lutte commune européenne contre l’austérité.

Au total, en menant la lutte sans faire de la sortie de l’euro et de l’Union européenne un préalable, un gouvernement de gauche pourrait augmenter ses marges de manœuvre et renforcer son pouvoir de négociation, en s’appuyant sur la possible extension des résistances à d’autres pays de l’UE. Il s’agit donc d’une stratégie progressiste et internationaliste, qui s’oppose à une stratégie isolationniste et nationale.

 

Pour une stratégie de rupture et d’extension unilatérale

 

Les solutions progressistes s’opposent au projet néolibéral de concurrence généralisée. Elles sont fondamentalement coopératives et fonctionneront d’autant mieux qu’elles seront étendues à un plus grand nombre de pays. Par exemple, si tous les pays européens réduisaient le temps de travail et instauraient un impôt uniforme sur les revenus du capital, cette coordination permettrait d’éviter le retour de bâton que cette même politique subirait si elle était adoptée dans un seul pays. Pour ouvrir cette voie coopérative, un gouvernement de gauche devrait suivre une stratégie unilatérale :

 

  • Les « bonnes » mesures sont unilatéralement mises en place comme, par exemple, le rejet de l’austérité ou la taxation des transactions financières.
  • Elles sont accompagnées de mesures de protection comme par exemple un contrôle des capitaux.
  • Cette mise en oeuvre au niveau national de politiques en contradiction avec les règles européennes représente un risque politique qu’il faut prendre en compte. La réponse se trouve dans une logique d’extension, afin que ces mesures – par exemple la relance budgétaire ou la taxe sur les transactions financières – soient adoptées par d’autres États membres.?Cependant la confrontation politique avec l’UE et les classes dirigeantes d’autres Etats européens, en particulier le gouvernement allemand, ne peut être évitée et la menace de sortie de l’euro ne doit pas être exclue a priori des options possibles.

 

 

Ce schéma stratégique reconnaît que la refondation de l’Europe ne peut pas être une condition préalable à la mise en œuvre d’une politique alternative. Les éventuelles mesures de rétorsion contre un gouvernement de gauche doivent être neutralisés par des contre-mesures qui impliquent effectivement un recours à des dispositifs protectionnistes. Mais cette orientation n’est pas protectionniste au sens habituel du terme, car elle protège un processus de transformation sociale portée par le peuple et non les intérêts des capitaux nationaux dans leur concurrence avec d’autres capitaux. C’est donc un « protectionnisme d’extension » appelé à disparaître une fois que les mesures sociales pour l’emploi et contre l’austérité auront été généralisées à travers l’Europe.

La rupture avec les règles de l’Union européenne ne repose pas sur une pétition de principe, mais sur la légitimité de mesures justes et efficaces qui correspondent aux intérêts de la majorité et qui sont également proposées aux pays voisins. Cette orientation stratégique peut alors être renforcée par la mobilisation sociale dans les autres pays et donc s’appuyer sur un rapport de forces capable de remettre en cause les institutions de l’UE. L’expérience récente des plans de sauvetage néolibéraux mis en oeuvre par la BCE et la Commission européenne montre qu’il est tout à fait possible de contourner un certain nombre de dispositions des traités de l’UE, et que les autorités européennes n’ont pas hésité à le faire, pour le pire. C’est pourquoi nous revendiquons le droit de prendre des mesures allant dans le bon sens, y compris l’instauration d’un contrôle des capitaux et de tout dispositif permettant de préserver les salaires et les pensions. Dans ce schéma, la sortie de l’euro, encore une fois, est une menace ou une arme de dernier recours.

Cette stratégie s’appuie sur la légitimité des solutions progressistes qui découlent de leur nature de classe. Il s’agit d’une stratégie coopérative de rupture avec le cadre actuel de l’UE, au nom d’un autre modèle de développement fondé sur une nouvelle architecture pour l’Europe : un budget européen élargi alimenté par une taxe commune sur le capital qui finance des fonds d’harmoni­sation et des investissements socialement et écologiquement utiles. Mais nous n’attendons pas que ce changement vienne tout seul et nous mettons à l’ordre du jour la lutte immédiate contre la dette et l’austérité et les justes mesures de défense des salaires et des pensions, de la protection sociale et des services publics. Telle est notre orientation stratégique pour un gouvernement de gauche.

 

Signataires

Cyprus : Stavros Tombazos Britain : Giorgos Galanis, Özlem Onaran Estado español : Daniel Albarracín, Nacho Álvarez, Bibiana Medialdea, Manolo Garí, Antonio Sanabria, Jorge Fonseca, Teresa Pérez del Río, Lidia Rekagorri Villar (Euskal Herria), Jérôme Duval, Andreu Tobarra Portugal : Francisco Louçã, Mariana Mortagua France : Gilles Orzoni, Jacques Rigaudiat, Philippe Zarifian, Gilles Raveaud, Jacques Cossart, Nicolas Béniès, Marc Bousseyrol, Mathieu Montalban, Samy Johsua, Catherine Samary, Dany Lang, Bruno Théret, Claude Calame, Jean-Marie Harribey, Ozgur Gun, Patrick Saurin, Antoine Math, Pierre Khalfa, Marc Mangenot, Jean Gadrey, Mireille Bruyère, Henri Philipson, Pierre Bitoun, Pierre Khalfa, Bernard Guibert, Robert Kissous, Guillaume Etievant, Jean-Marie Roux, Jakes Bortayrou (Pays Basque), Thomas Coutrot, Philippe Légé, Olivier Lorillu, Boris Bilia, Christiane Marty, Bertrand Rothé, Philippe Enclos, Xavier Girard, Gérard Streletski, Christophe Pébarthe, Pierre Cours-Salies, Yvette Krolikowski

Belgique : Eric Toussaint, Pierre Vermeire Sverige : Rodolfo Garcia Nederland : Willem Bos Suisse : Jean Batou


Crise de la dette et profits helvétiques : le cas de la Grèce

 

Il existe un lien direct entre la crise des dettes publiques dans les pays du Sud de l’Europe et les intérêts centraux du capitalisme suisse. Les relations économiques entre la Suisse et la Grèce, le pays européen le plus touché par la crise, en offrent une illustration probante.

 

Contrairement à une idée sans cesse ressassée par les milieux bourgeois à l’échelle internationale, le déficit gouvernemental hellénique n’est pas dû à des dépenses excessives, en particulier dans le secteur social. Il résulte avant tout du manque de recettes, provoqué par la défiscalisation des revenus du capital et des grandes fortunes. Or, la place financière suisse joue un rôle important dans ce processus d’assèchement des recettes publiques grecques.

Fraudes

Prenons le cas d’un des secteurs les plus importants du capitalisme hellène, celui des armateurs. Ceux-ci détiennent la plus grande flotte marchande du monde : ils contrôlent 3225 navires, dont 2014 arborent le pavillon grec. Cela représente 39,5 % des capacités de l’Union européenne, et quelque 16% de la flotte mondiale. En 2010, les profits déclarés du secteur – il faut insister sur cet épithète – s’élevaient à 15,4 milliards d’euros, soit quelque 15 % du PIB grec. Or, ce commerce des plus florissants ne rapporte quasiment rien à l’Etat : non seulement parce que les armateurs jouissent d’un statut fiscal privilégié (en vertu de l’article 107 de la Constitution grecque, ils sont exemptés d’impôt sur les bénéfices et ne sont soumis qu’à une taxe forfaitaire basée sur le tonnage et l’âge du bateau), mais aussi parce que les hommes d’affaires du secteur installent le siège de leurs sociétés, de même que leur fortune personnelle, dans des paradis fiscaux, notamment en Suisse.

Comme la presse s’en est faite l’écho il y a quelques mois, ce sont pas moins de 1991 Grecs qui disposent de comptes dans la seule filiale genevoise de la grande banque HSBC. Quant au plus riche armateur grec, Spiros Latsis, qui détient une fortune de quelque 6 milliards de francs, et figure à la 65e place du classement des individus les plus riches du monde selon le magazine états-unien Forbes, il réside à Genève dans une villa entouré de cinq hectares de terrain. Latsis possède en outre sa propre banque à Genève, spécialisée dans la gestion de fortune?; enfin, la holding de sa famille, EFG International, cotée à la bourse de Zurich, possède quelque 12 milliards de titres de la dette grecque, une affaire rentable vu les taux d’intérêts exorbitants perçus par les créanciers de l’Etat hellénique. Les bénéfices ainsi dégagés échappent encore une fois à l’Etat grec, au profit d’actionnaires spéculant sur la bourse helvétique.

 

 

Gauche suisse complice

 

C'est qu’au-delà des fortunes privées, de nombreuses entreprises prennent domicile en Suisse, attirées par l’une des fiscalités les plus attractives au monde pour l’imposition des personnes morales, ce qui contribue aussi à tarir les recettes de l’Etat grec. C’est le cas, parmi d’autres, de Coca-Cola Hellenic, une firme de mise en bouteille installée dans 28 pays, la plus grosse capitalisation boursière de Grèce, qui a déplacé son siège social à Zoug, en octobre 2012. Quant aux plans d’austérité imposés à la population grecque, ils s’accompagnent d’une privatisation des entreprises publiques du pays : ici aussi, le capital suisse tire son épingle du jeu. Par exemple, la cession de la compagnie grecque de gaz a été confiée à la banque UBS, et la mise à l’enchère de la compagnie d’électricité publique est pilotée par le Crédit Suisse.

Face à cette implication des intérêts de la finance helvétique dans la crise des dettes souveraines, qui se traduit en Grèce par des attaques brutales au niveau de vie de la population, sans précédent depuis l’occupation du pays par l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie (1941-1944), les actions de solidarité internationale initiées par les principales forces de gauche en Suisse restent très au-dessous des enjeux : ainsi, depuis le début de la crise, la principale revendication de la plus grande faîtière syndicale du pays, l’Union syndicale suisse, a été d’exiger un taux plancher pour le franc suisse à 1,40 fr. pour 1 €, dans le but de garantir les «emplois en Suisse», par le biais d’une défense de la «place industrielle suisse» et de ses exportations. Cette revendication s’inscrit à rebours d’une démarche internationaliste. En effet, elle ne peut que renforcer l’idée selon laquelle, face à la crise, les sa­la­rié·e·s doivent serrer les rangs derrière les autorités pour défendre les intérêts de ce que les grands médias et la «classe politique» alémaniques appellent le Standort Schweiz – la place économique suisse.

 

 

Solidarité internationale

 

Or, le capitalisme suisse n’apparaît-il pas précisément, avec son principal partenaire allemand, comme l’un des principaux gagnants de la reconfiguration en cours en Europe ? Une telle orientation syndicale ne peut que conforter d’autre part les revendications du patronat suisse, qui exige un maximum de «flexibilité» afin de sauvegarder des emplois dits de qualité. Quant au principal parti de gauche, le Parti socialiste suisse, il a notamment renoncé à exiger la levée du secret bancaire. Ainsi, en 2009, la candidate présentée par le PSS au Conseil fédéral, Simonetta Sommaruga, se positionnait même en faveur d’une amnistie fiscale générale pour les fraudeurs, en contrepartie des concessions accordées aux fiscs étrangers qui affaiblissaient le secret bancaire suisse (Le Temps, 29 sept. 2009) !

Une campagne vigoureuse de la gauche en faveur de la levée du secret bancaire suisse serait une aide précieuse pour les travailleurs-euses et les forces progressistes de Grèce. Ainsi, Syriza, la coalition de la gauche radicale qui a obtenu 26,9 % des suffrages aux élections législatives de juin 2012, affirme qu’une partie des ressources budgétaires destinée à financer son programme pourrait venir d’une imposition des armateurs. Pourquoi la gauche helvétique n’exigerait-elles pas que les autorités suisses livrent les noms des armateurs et autres grandes fortunes grecques ayant des comptes en Suisse ? Puisque les banquiers suisses (UBS, entre autres) ont fourni aux services fiscaux états-uniens 4000 noms de citoyen·ne·s américains qui ont dissimulé une partie de leur fortune dans les banques helvétiques, il serait possible d’exiger, à plus forte raison, une démarche analogue en faveur des autorités fiscales grecques.

 

Hadrien Buclin