Le mythe de «l'armée du peuple»

Le service militaire obligatoire a encore quelques défenseurs à gauche, notamment en Suisse romande. Pourtant, la croyance au rôle du citoyen-soldat comme garant contre l’utilisation abusive de la force militaire se fonde largement sur des légendes, voire des falsifications historiques et, surtout, ignore le contrôle qu’exerce le pouvoir dominant (bourgeois et patriarcal, dans le cas de la Suisse) sur l’armée et les hommes qui la composent.

 

On peut espérer qu’à gauche le débat sur l’initiative aura servi un tant soit peu à fissurer le mythe de la « garantie démocratique » que constituerait l’armée de conscription.

Il faut pourtant admettre une certaine surprise à la lecture de propos acritiques voire lénifiants, venant de Benito Perez, éditorialiste du Courrier (31.08.13) : «Ce qui irrite le plus avec cette initiative est que le GSsA a pris pour seule cible une des rares facettes à peu près défendables de l’armée suisse: sa diversité sociale et son caractère populaire.» ou encore de Jérôme Béguin, rédacteur en chef de Gauchebdo (7.09.13), selon lequel l’initiative du GSsA «s’attaque au seul aspect positif de l’armée: qu’on le veuille ou non, l’obligation de servir est une institution qui participe à l’unité de la Suisse en mêlant des jeunes de tous les cantons».

Ces arguments, effaçant tout point de vue de classe, pouvant servir à légitimer n’importe quelle armée de conscription – fut-ce la Wehrmacht du IIIe Reich – recouvrent en l’occurrence largement ceux du comité des adversaires de l’initiative, issu des milieux pro-­armée de la droite : «Les citoyens issus de toutes les couches sociales et professionnelles sont tous les acteurs solidaires de la sécurité et de la prospérité du Pays» (argumentaire du comité « NON à l’initiative contre la sécurité »).

Une mystification encore plus grossière se trouve dans un communiqué sur l’initiative, signé par Frédéric Charpié, secrétaire national de La Gauche : «Dans l’histoire, les armées de milice ne se retournent pas contre leurs peuples». Et la grève générale de 1918 matée par l’armée suisse ? Et le massacre du 9 novembre 1932 ?

«?La répression, la quantité de victimes aurait été beaucoup plus grave si c’était une armée de pros» a répondu Charpié lors d’un débat à Forum. Ça se discute, mais la question principale n’est pas là. Ce qui importe est de savoir si l’intervention de l’armée de conscrits au service de l’« ordre intérieur » a atteint ou non ses objectifs. Force est de constater que c’est le cas : la grève générale a été matée et les antifascistes genevois n’ont pu empêcher la tenue d’un meeting fasciste.

 

Une garantie démocratique?

L’ancien conseiller national socialiste Jean-Claude Rennwald, dans les colonnes du Temps (29.08.13) soutient qu’une armée de conscrits constituerait en elle-même un moindre mal, une sorte de garantie démocratique qui contribuerait à éviter que l’armée ne soit utilisée à des tâches de répression intérieure ou de guerre civile.

Les exemples de Rennwald ne résistent pas à l’examen historique. En Amérique Latine les armées des dictatures militaires chilienne, argentine, brésilienne, paraguayenne n’étaient pas des armées de pros mais bien de conscription, de même que l’armée du Guatemala qui a tué plus de 200 000 indigènes au cours des années 80.

Le rôle central des appelés du contingent français dans l’échec du putsch d’Alger en 1961 est une légende entretenue. Ce qui a fait échouer le complot du quarteron de généraux ce n’était «Ni le mouvement d’opposition spontané des conscrits, ni la grève largement suivie, le 25 avril, en métropole. Mais la fermeté du pouvoir politique. Et, surtout le poids de l’obéissance, du conformisme […]. C’est lui qui brisera le putsch» (Michel Auvray, L’Âge des Casernes, histoire du service militaire, éd. de l’Aube, 1998, p. 213).

Cette même obéissance et ce même conformisme ont fait que les appelés ont exécuté la sale besogne de la répression policière en Algérie, y compris par la torture à grande échelle. La gauche parlementaire (PS et PCF) a entretenu la légende du rôle décisif des appelés dans l’échec du putsch parce que cela permettait de couvrir sa compromission dans la guerre et de justifier son opposition au « Manifeste des 121 », l’appel des intellectuels français soutenant le refus de prendre les armes contre le peuple algérien.

 

L’école d’obéissance et de conformisme

Les armées ne forment pas les soldats à exercer leurs droits démocratiques, mais à obéir aux ordres et à s’exercer dans la pratique de la violence. A l’armée, l’obéissance et le conformisme sont obtenus par les dynamiques de groupe soumis à une hiérarchie. Par l’acceptation de se retrouver dans un univers militaire, masculin, aux règles, au langage, aux rythmes différents de ceux prévalant dans la vie civile, par la répétition d’exercices dépourvus de sens on arrive rapidement à ne plus vouloir réfléchir. « Il faut laisser la tête à la maison » est une expression courante parmi les recrues et les soldats dans l’armée suisse.

On apprend à exécuter des ordres, les tâches ou les exercices demandés sont toujours assorties de chantages et de punitions, souvent collectives. Le film Full Metal Jacket de Kubrick montre bien les procédés qu’appliquent toutes les armées du monde pour obtenir des soldats obéissants, capables et prêts à tuer.

Malheureusement le service militaire obligatoire en Suisse n’offre aucune garantie qu’aujourd’hui les unités de grenadiers ainsi que les quatre nouveaux bataillons de police militaire, annoncés par Maurer en 2012, ne pourront être utilisés à des fins de répression intérieure face à des mouvements sociaux ou syndicaux.

 

Tobia Schnebli