Pourquoi une «réforme» des retraites?

Nous publions ci-dessous une contribution de notre camarade Claude Calame, qui revient sur les propositions de réforme de la prévoyance vieillesse faites par le conseiller fédéral « socialiste » Alain Berset, qui viennent de recevoir l’approbation publique des assureurs privés (réd.)

Dans une enquête prospective commandée à l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS) et produite à l’occasion de la 10e révision de l’AVS en 1995, le Département fédéral de l’intérieur prévoyait que les dépenses de l’AVS augmenteraient de 35 % jusqu’en 2010. Dans l’hypothèse d’une « croissance modérée », la projection laissait envisager une perte de près de 4 milliards de francs sur des dépenses estimées à un peu plus de 35 milliards en 2010. Or le dernier rapport statistique du même OFAS nous apprend qu’en 2012, l’AVS a clos ses comptes sur un « solde globalement positif », après avoir géré un volume de prestations de pas moins de 39 milliards de francs. Ce résultat positif est de deux milliards, en forte hausse si on le compare avec le solde de l’année précédente. Par ailleurs, la fortune de l’AVS s’élevant à 42,2 milliards, cela signifie qu’actuellement le taux de couverture est de 108,7 % des dépenses annuelles. Le moins qu’on puisse dire, c’est que contrairement aux menaces constamment proférées par actuaires et politiciens, la situation financière de l’AVS est parfaitement saine.

Ajoutons quelques chiffres. Depuis sa création en 1948, les recettes de l’AVS ont été régulièrement supérieures aux dépenses?; le seul déficit plus important coïncide avec la crise financière de 2008. De plus, les rentes AVS ont pu être régulièrement adaptées : elles sont passées de 1000 francs en 1975  à 2340 francs en 2013 pour la rente simple, sans que les cotisations ne subissent la moindre augmentation (4,2 % à la charge de l’employé·e, 4,2 % à celle de l’employeur). Pourtant le rapport démographique de la population est passé de quatre actifs pour un retraité en 1960 à trois actifs pour un retraité en 2010?; de plus, l’espérance de vie pour les hommes a augmenté de moins de 70 ans en 1948 à environ 80 ans en 2010 (l’évolution est semblable pour les femmes, mais avec une espérance de vie d’environ quatre ans supérieure à la moyenne des hommes).

 

Des «réformes» perverses

C’est donc à ce système florissant que s’attaquent les propositions formulées le conseiller fédéral socialiste Alain Berset, dans une « réforme » qui tente d’inclure aussi bien l’AVS que la prévoyance professionnelle (LPP, deuxième pilier).  On en connaît les mesures essentielles :

passage de la retraite des femmes de 64 à 65 ans (un âge présenté non plus comme « âge légal » de la retraite, mais comme « âge de référence »)?;

diminution de la contribution de la Confédération à l’AVS (sa part de couverture des dépenses annuelles devrait passer de 19,55 % à environ 10 %)?;

augmentation correspondante de la TVA (1 %)?;

passage du taux de conversion de la LPP de 6,8 % à 6 % (ce qui correspond à une diminution de 12 % des rentes LPP)?;

introduction pour l’AVS d’un « frein à l’endettement ».

 

Notons d’emblée que ces mesures se dessinent sur fond de restrictions budgétaires et de diminution générale du montant des retraites des sa­la­rié·e·s. Elles vont par ailleurs à l’encontre de la volonté exprimée par deux fois dans les urnes : non seulement les vo­tant·e·s ont refusé la 11e révision de l’AVS qui prévoyait en 2004 de porter l’âge de la retraite des femmes de 64 à 65 ans; mais de plus, en 2010, le même « peuple » a aussi clairement refusé une diminution du taux de conversion de la LPP de 6,8 % à 6,4 %. 

À vrai dire, la perversité des « réformes » proposées par le chef du Département de l’intérieur réside dans le fait de mêler mesures d’adaptation concernant l’AVS et mesures restrictives touchant la LPP. On sait en effet qu’introduite en 1948 après avoir été proposée dès 1912 (!) l’AVS est fondée sur un système de répartition immédiate des cotisations de l’année en cours sous forme de rentes. Obéissant à un principe de solidarité, ce système assure un montant des rentes qui est relativement égal pour toutes et pour tous.

Devenu obligatoire en 1985, le 2e pilier est en revanche financé selon le système de la capitalisation des cotisations : la rente versée est individuelle puisqu’elle est fonction du capital accumulé par les prélèvements réguliers sur le salaire du cotisant singulier?; son montant dépend donc du salaire de l’individu pendant sa carrière professionnelle. 98 % des sa­la­rié·e·s du secteur privé sont par ailleurs soumis au régime de la priorité des cotisations tandis que 57 % des sa­la­rié·e·s du secteur public y échappent, bénéficiant encore de la primauté des prestations. Dans la primauté des cotisations, la rente du ou de la sa­la­rié·e dépend complètement des résultats des placements de son avoir. Si la bourse va mal, sa rente ira mal aussi. Dans la primauté des prestations, le ou la sa­la­rié·e connaît le montant de la rente qu’il ou elle touchera?; c’est cette sécurité supérieure, avec le minimum de solidarité entre co­ti­sant·e·s qu’elle suppose, que la droite veut battre en brèche en attaquant les caisses publiques. L’accumulation en capital que permet le système de la capitalisation représente pour les institutions financières une source inépuisable de placements et de gains plus ou moins risqués. À lui seul, le trust des banques cantonales « Swisscanto » gérait en 2012, pour différentes caisses de pensions du public et du privé, une fortune de 52,2 milliards, en Suisse, mais aussi à Londres, Francfort, Milan et au Luxembourg…

 

Et l’égalité salariale?

 

En dépit donc de l’augmentation de l’espérance de vie et de l’augmentation du nombre des retraitées et retraitées, la santé de l’AVS est bonne, et ceci depuis sa création. Ce sont là néanmoins les deux épouvantails brandis pour justifier les restrictions régulièrement proposées par les partis de droite et les autorités fédérales. L’évolution même des comptes de l’AVS démontre que ces deux critères sont à peine pertinents. Avant de proposer l’augmentation de l’âge de la retraite des femmes (sans tenir compte des différentes tâches familiales qu’elles continuent à assumer), ne conviendrait-il pas de s’attaquer sérieusement à la disparité salariale entre femmes et hommes ? L’égalité salariale aurait un impact décisif sur l’augmentation des cotisations reversées. Selon les chiffres publiés par l’Office fédéral de la statistique en décembre 2012, si l’écart des salaires médians entre hommes et femmes dans le secteur public (Confédération) est désormais de 14,7 %, dans le privé il s’élève encore à 23,6 % (25 % en 2008).

Par ailleurs, plusieurs études montrent que, dans les entreprises et les banques, l’écart entre la rémunération du capital et la part réservée à la rémunération du travail ne fait que se creuser. De manière plus spécifique, une enquête du syndicat UNIA auprès d’une quarantaine des plus grandes entreprises suisses montre que l’essentiel des bénéfices de 56 milliards engrangés en 2011 est allé aux dirigeants et aux actionnaires alors que l’augmentation des salaires des employés n’a été que de 0,3 %. L’écart salarial est ainsi en moyenne de 1:39, avec un record pour Novartis de 1:104 et pour UBS (malgré la crise financière) de 1:113 (Credit Suisse : 1:107). Or dans les énormes gains des entreprises et banques suisses non seulement les versements aux actionnaires, mais surtout les primes, les stock-options et les autres avantages perçus par les dirigeants échappent aux cotisations aussi bien de l’AVS que de la LPP.

Enfin, il faut compter avec les 150 000 mi­grant·e·s (et plus) qui travaillent dans le pays sans disposer d’un permis de résidence. Par définition, on ne dispose pas de statistiques pour ces « sans-papiers », qui sont plutôt des « sans statut ». Mais il est de notoriété publique qu’ils·elles sont victimes d’une importante sous-enchère salariale quand ils ne sont pas tout simplement soustraits aux cotisations sociales. Un rééquilibrage des salaires ne pourra avoir qu’un effet des plus favorables aussi bien sur les comptes de l’AVS que sur les prestations des caisses du deuxième pilier. Il permettra aussi de répondre aux craintes savamment avancées quant au problème que poserait l’augmentation de l’espérance vie (environ 0,5 % par an). Quoi qu’il en soit, l’augmentation régulière de la productivité du travail et du PIB devrait pour l’instant les apaiser tout en faisant taire ceux qui les entretiennent.

 

 

Vous avez dit «socialiste»?

En définitive, vouloir privilégier le système de la capitalisation, c’est abandonner le principe de solidarité impliqué par la redistribution immédiate effectuée par le système de répartition. C’est soumettre les cotisations de prévoyance professionnelle des salariés à la spéculation financière des grandes banques?; non seulement elles refusent l’indispensable séparation entre banques de dépôt et de crédit et banques d’affaires, mais (telle l’UBS), elles recommencent à investir dans l’immobilier états-unien qui a pourtant provoqué la crise de 2008 ou elles cherchent (tel le Credit Suisse) à attirer l’argent des très riches, privilégiant une fois encore le modèle destructeur de la banque d’affaires. C’est engager les cotisations de prévoyance prélevées sur les salaires des employés dans le « shadow banking » qui, avec ses paradis fiscaux et en dehors de toute régulation, accapare de manière croissante les investissements des grandes banques. L’administration de l’AVS elle-même le reconnaît pour sa propre et modeste fortune : «Les produits des placements (1,8 milliards en 2012) restent par nature très variables». N’oublions pas que les règles du marché, et singulièrement des marchés financiers, ne sont pas inscrites dans la nature, et encore moins dans la nature de l’homme. Elles sont l’objet de manipulations et de spéculations qui ne sont jamais au profit des épargnants.

En fait, les « réformes » proposées par le conseiller fédéral (socialiste) Alain Berset sont destinées à être essentiellement payées par les sa­la­rié·e·s et ceci de quatre manières différentes : par l’augmentation prévue de la TVA qui est un impôt frappant davantage les plus modestes?; par une diminution du montant des rentes LPP engageant à se tourner davantage – quand on le peut – vers le troisième pilier, une épargne personnelle très mal rétribuée par les banques?; par la pression accrue sur les salaires qu’impliquent la diminution du taux de conversion et l’augmentation concomitante des cotisations?; par le désengagement de la Confédération appelée à compenser les conséquences budgétaires catastrophiques de la dernière réforme de l’imposition des entreprises. Et il n’est pas exclu qu’en tant que contribuables, sa­la­rié·e·s et re­trai­té·e·s soient à nouveau mis à contribution pour un paradoxal renflouement par l’Etat des grandes banques; le refus de régulation digne de ce nom et la spéculation notamment sur les fonds de retraite les destinent à d’immanquables faillites.

Inscrit dans la constitution fédérale, le mandat de l’AVS prévoit que « les rentes doivent couvrir les besoins vitaux de manière appropriée » (art. 112, al. 2b). Dans la réalité, les rentes du premier pilier ne couvrent que 40 à 50 % du budget des ménages à la retraite. L’application de l’article constitutionnel exige en fait la fusion progressive des multiples caisses du deuxième pilier avec la caisse unique de l’AVS, en parallèle avec une limitation très forte du système par capitalisation.

C’est là le sens du projet d’initiative lancé par solidaritéS « Pour des retraites solidaires » : extension du  système par répartition et donc fusion entre l’AVS et les caisses de pensions, avec le capital de réserve que constitue l’actuel 2e pilier. En faisant prévaloir la primauté des prestations sur la primauté des cotisations, l’objectif est d’introduire une rente minimum unique (3500 francs) avec un montant maximum égal à trois fois ce montant plancher et d’obtenir pour le payement des cotisations une répartition uniforme (2/3 à la charge de l’employeur, 1/3 pour le salarié). La redistribution en gagnera en sécurité et en efficacité, autant en termes de montant des pensions que du point de vue des frais administratifs engendrés par les nombreuses caisses de pensions LPP et leur gestion par les assurances. Si la santé publique et l’assurance de base exigent une caisse unique, il en va de même de la prévoyance professionnelle.

« Protégeons les salaires et les retraites » : le 21 septembre dernier, il s’est trouvé 15 000 sa­la­rié·e·s pour l’affirmer haut et fort sur la Place fédérale à Berne, dans une manifestation colorée, scandée par un bon rap politique. La presse n’en a pas touché un mot.

 

Claude Calame