La Suisse n'est pas qu'une place financière et un paradis fiscal, c'est une puissance industrielle

On entend souvent dire que la Suisse est avant tout une place financière et un paradis fiscal. Mais on oublie souvent d’ajouter qu’elle est aussi une puissance industrielle de premier plan, dont la compétitivité n’a cessé de se renforcer au cours des dernières décennies. A ce propos, nous reproduisons l’introduction présentée par Sébastien Guex, le 18 mai dernier, dans le cadre de la dernière Université de printemps de solidaritéS.

J'aimerais insister sur un point qui est souvent négligé dans les analyses du capitalisme en Suisse et qui est pourtant extrêmement important à comprendre. Presque toujours, les analyses critiques de ce pays, comme celles produites par ATTAC ou la Déclaration de Berne, mais aussi celles émanant de nos propres rangs, mettent l’accent uniquement sur les banques, sur les sociétés de trading, sur le paradis fiscal helvétique, etc. Par exemple, à l’occasion du dernier congrès de solidaritéS, en 2013, il nous avons eu un débat avec Eric Decarro et Christian Tirefort à propos du texte que Pierre-Yves Oppikofer et moi-même avions écrit sur la situation actuelle du capitalisme en Suisse (les textes sont disponibles sur Internet). Dans ce débat, ces deux camarades, mais aussi d’autres, nous ont reproché de ne pas assez mettre l’accent sur les banques suisses, sur les grandes sociétés de commerce international et sur le paradis fiscal suisse, bref sur le rôle de prédateur que la finance suisse joue au niveau mondial.

Loin de moi l’idée de nier l’importance de cette composante du capitalisme en Suisse : elle joue un rôle décisif. Mais la Suisse n’est pas qu’une place financière et un paradis fiscal. La Suisse n’est pas le Luxembourg, les Bahamas, Jersey ou encore les îles Caïman. La Suisse est aussi une importante puissance industrielle, et c’est sur cet aspect – la force industrielle de la Suisse – que j’aimerais concentrer mon exposé d’aujourd’hui. Car si on ne comprend pas que la Suisse est à la fois une puissance financière et une puissance industrielle, on ne comprend pas véritablement la bourgeoisie suisse et la politique qu’elle mène. On ne comprend pas, par ex., pourquoi la BNS a mis des moyens fantastiques, depuis septembre 2011, pour défendre un taux plancher de l’euro par rapport au franc suisse, c’est-à-dire pour faire en sorte que l’euro, qui ne valait plus que 1 franc suisse, remonte au dessus 1,20 franc. Je voudrais montrer deux choses:

 

a La Suisse reste un pays très industrialisé en comparaison internationale.

b L’industrie suisse est extrêmement compétitive et constitue une composante tout aussi dynamique de l’impérialisme suisse que la place financière et les banques helvétiques.

 

Made in Switzerland

La Suisse reste l’un des pays les plus industrialisés du monde, plus industrialisé que des pays comme la France, la Grande-Bretagne, les Etats-Unis et à peu près au même niveau que l’Allemagne. Certes, le secteur des services, le tertiaire, le commerce, la finance, etc. ont gagné beaucoup de terrain depuis les années 1980, mais moins que dans les autres pays de vieille industrialisation, de telle sorte qu’aujourd’hui, la Suisse est l’un des pays les plus industrialisés du monde. Cela peut sonner de manière étrange à vos oreilles, mais c’est la réalité. Examinons cela sous différents angles.

 

1) En 2011, la production industrielle par habitant a atteint le montant de 12 400 dollars. C’est la valeur la plus élevée au monde et donc, sous cet angle, la Suisse est le pays le plus industrialisé au monde. Cette même valeur, pour un pays comme l’Allemagne, qui arrive en 2e position, derrière la Suisse, dépasse à peine 8000 dollars par habitant, c’est-à-dire deux tiers de celle de la Suisse.

 

2) Ce degré élevé d’industrialisation se reflète aussi au niveau de l’emploi. Le taux de la population active occupée dans l’industrie, au sens restreint du terme, c’est-à-dire uniquement dans l’industrie produisant des produits manufacturés (sans la construction, sans le secteur de l’énergie, sans les transports) est plus élevé en Suisse que dans de nombreux pays, exception faite de l’Allemagne (cf. tableau 1).

 

Tableau 1

Part de la population active dans l’industrie manufacturière

(2012 ou 2013)

Allemagne 16,6  %

Belgique 10,3  %

France 9,3   %

Royaume-Uni 7,7  %

Hollande 9,1  %

USA 11,0  %

Suisse 14,9  %

 

Source : OCDE, stats.oecd.org/index.aspx?queryid=557

 

 

3) La contribution de l’industrie manufacturière, toujours au sens restreint, au PIB, est aussi éclairante (cf. tableau 2). On constate deux choses : d’abord, elle est élevée (seule l’Allemagne présente une contribution plus élevée)?; ensuite, la différence entre la part de la main-d’œuvre et la participation au PIB est la plus élevée en Suisse; cela signifie que les 14,9 % de salarié·e·s du secteur manufacturier contribuent à 18 % du PIB, soit une différence de 3,1 points de pourcentage. En Allemagne, par exemple, cette différence est inférieure (2,9 %), et en Belgique elle n’est que de 1 %. Cela montre que l’industrie manufacturière suisse est spécialisée dans les produits à très haute valeur ajoutée, et qu’elle est aussi très productive, très compétitive.

 

Tableau 2

Part de l’industrie manufacturière au PIB (sans secteur énergie)

(2012 ou 2013)

Allemagne 19,5  %

Belgique 11,1  %

France 9,1   %

Royaume-Uni 8,7  %

Hollande 11,4  %

USA ? 

Suisse 18,0  %

 

Source : OCDE, stats.oecd.org/index.aspx?queryid=557

 

 

 

Une compétitivité extrêmement élevée

On aborde ainsi le 2e aspect sur lequel je voulais mettre l’accent dans ce bref exposé : la force, la compétitivité de l’industrie capitaliste en Suisse. Les variables suivantes permettent de mieux prendre conscience de cette force :

 

1) En 2013, parmi les pays de vieille industrialisation, la Suisse est le seul pays qui, malgré la crise qui les affecte depuis 2008, a dépassé le niveau de la production industrielle d’avant la crise, c’est-à-dire de 2007. En 2013, la production industrielle suisse est de 6,7 % plus élevée qu’en 2007, alors qu’elle a baissé de 0,3 % en Allemagne, de 0,6 % aux USA, de 13,5 % au Royaume-Uni, de 14,9 % au Japon et de 15 % en France (source : NZZ, 28 février 2014). 

 

2) De 1991 à 2013 (calculé sur la base de la progression entre 1991 et 2010?; OFS, tableau T4.7.1.2), la productivité du travail (rapport entre la valeur ajoutée et le nombre global de tra­vail­leur·e·s équivalent plein temps) dans les industries manufacturières en Suisse a augmenté, en termes réels, de 70,41 % (déflaté par l’indice des prix à la production?; OFS, Tableau cc-b-05-04.14). Autrement dit, un ou­vrier·ère de ce pays produit, plus de 70 % de marchandises, de biens, de plus qu’en 1991. (Par comparaison, la productivité dans la construction et dans la restauration-hôtellerie n’a pas crû). Durant la même période, la croissance des salaires dans l’industrie manufacturière a été d’environ 8 % en termes réels. En d’autres termes, un-e ouvrier-ère dans l’industrie manufacturière suisse produit 70 % de plus qu’en 1991 mais ne gagne que 8 % de plus. A cela, il faut ajouter que le temps de travail industriel n’a pas diminué depuis plus de 20 ans. Le temps de travail moyen – pour un salarié à plein temps – dans l’industrie manufacturière était de 41 heure et 35 minutes en 1991. Aujourd’hui, il est de 41 heures et 20 minutes. 15 minutes de travail en moins en 22 ans. Qui dit mieux ? A ce rythme, il faudrait 4 siècles pour que les ou­vriers·ères de ce pays ne travaillent plus que 36 heures, comme leurs collègues français ou allemands.

Tout cela signifie que le taux de plus-value, le taux de profit des capitalistes suisses a fortement augmenté, que leur compétitivité s’est considérablement accrue, et qu’ils ont donc pu sensiblement augmenter leurs parts de marché sur le plan international Vous comprenez mieux pourquoi il n’y a guère de désindustrialisation en Suisse, et qu’on assiste même au retour d’industries que l’on croyait définitivement condamnées, comme le textile.

Pourquoi ce changement depuis 1991 ? Il y a trois grandes causes à cela. D’abord, les effets de l’offensive néolibérale de démantèlement des droits sociaux, qui se déclenche à partir du début des années 1980 en Suisse, commencent à se faire sentir. Ensuite, le chômage – et surtout la peur du chômage – commencent à se faire sentir : la récession de 1991–1996 a vu le chômage monter à 6 % – 7 % en Suisse (200 000 – 250 000 chô­meurs·euses), et depuis lors, il est resté un socle de 100 000-150 000 chômeurs-euses, qui font pression à la baisse sur les salaires. Enfin, l’absence de réaction due à la profonde intégration des bureaucraties syndicales et au tournant néolibéral de la social-démocratie suisse, incapables, par ex. de répondre à libéralisation du marché du travail et à l’utilisation massive de l’immigration par le patronat pour faire pression à la baisse sur les salaires.

 

3) La force de l’industrie capitaliste suisse sur le marché mondial se reflète dans l’évolution de la balance commerciale de ce pays. Celle-ci mesure le différentiel des importations et exportations de marchandises. En Suisse, elle est calculée depuis les années 1880. Or, depuis cette date, et pendant plus d’un siècle, la balance commerciale de la Suisse avait toujours été négative, c’est-à-dire que la Suisse importait davantage de marchandises qu’elle n’en exportait, à l’exception de quatre années exceptionnelles (par ex. 1916 ou 1945). Le déficit de la balance commerciale suisse a d’ailleurs été à tel point systématique, depuis le 19e siècle que les économistes mainstream l’ont considéré comme une donnée structurelle, presque naturelle, de l’économie helvétique. Or, depuis le début des années 1990, on assiste à un changement radical : la balance commerciale de la Suisse dégage beaucoup plus souvent des excédents que des déficits, et ces excédents deviennent de plus en plus élevés. Entre 1992 et 2013, soit durant les 22 dernières années, la balance commerciale suisse n’a connu de déficit que durant deux ans, et le déficit le plus élevé a atteint 2 milliards de francs suisses. On peut donc dire que la balance commerciale suisse est devenue systématiquement excédentaire. Mieux encore, en dépit de la crise économique, depuis 2008, la Suisse a toujours dégagé des excédents, et ceux-ci suivent une pente croissante: ils oscillent en effet autour de 15 milliards de francs (source : BNS, Bulletin mensuel de statistiques).

 

Une puissance impérialiste de tout premier plan

La force de la bourgeoisie industrielle suisse se manifeste de façon aussi spectaculaire au travers des entreprises industrielles qu’elle possède ou contrôle à l’étranger. En 1985, les filiales ou succursales à l’étranger des entreprises industrielles suisses employaient environ 550 000 tra­vail­leurs·euses?; en 2012, elles employaient environ 1,4 million de tra­vail­leurs·euses, soit près de trois fois plus qu’il y a 30 ans. Aujourd’hui, les capitalistes suisses exploitent environ 700 000 tra­vail­leurs·euses dans leurs fabriques en Suisse, mais 1,4 million à l’étranger, soit deux fois plus. Cette proportion est unique à l’échelle mondiale. Sur ces 1,4 million, environ deux tiers sont employés dans des pays pauvres: Europe de l’Est, Amérique latine, et surtout Asie. La progression la plus spectaculaire est en Asie, où l’on passe de 30 000 emplois à plus de 400 000 aujourd’hui. Durant ces dix dernières années, les industriels suisses ont racheté des entreprises étrangères ou ont créé des filiales à l’étranger pour un montant moyen de l’ordre de 22 milliards de francs. On remarque une croissance particulièrement forte, durant ces dix dernières années, au Brésil, en Chine, en Russie qui, à eux seuls, attirent 20 % – 25 % de ces investissements. Cela vous donne une idée du caractère fortement impérialiste de l’industrie suisse. Sans compter qu’une très forte proportion des sa­la­rié·e·s exploités en Suisse même sont des im­migré·e·s, dont l’immense majorité sont dépourvus de droits politiques, ce qui constitue une autre facette de l’impérialisme suisse.

Pour mieux mesurer la compétitivité et la force de l’impérialisme suisse, il suffit de jeter un œil sur le tableau de l’évolution de la balance des transactions courantes de la Suisse. Cette balance est très intéressante, parce qu’elle mesure tous les échanges qu’une économie entretient avec l’étranger pendant une année. Autrement dit, elle prend en compte les échanges de marchandises (balance commerciale), de services (balance des services) mais aussi la balance des revenus, c’est-à-dire les revenus que les capitalistes en Suisse tirent de leurs investissements à l’étranger, déduction faite des revenus que les capitalistes étrangers tirent de leurs investissements en Suisse.

Deux choses sont frappantes. D’abord, la Suisse est le seul pays dont la balance est systématiquement excédentaire, positive, c’est-à-dire que les capitalistes de ce pays sont les seuls à tirer systématiquement plus de revenus de leurs transactions avec les capitalistes étrangers. Cela vous donne à nouveau une indication de la compétitivité de l’économie suisse à l’échelle internationale. Ensuite, ces revenus sont, dans l’absolu, très considérables. La comparaison avec les grands rivaux de la Suisse, les capitalistes allemands, est éclairante : ceux-ci, dans un Etat dix fois plus peuplé, ne dégagent que des excédents deux à deux fois et demi supérieurs à ceux de leurs homologues suisses. Cela montre bien la puissance de la bourgeoisie suisse qui, grâce à ces excédents hors pairs, peut procéder à des investissements massifs à l’étranger.