Podemos

Podemos : Un essai à transformer pour la Gauche anticapitaliste de l'État espagnol

Nous nous sommes entretenus avec Manuel Garí Ramos sur la nouvelle situation politique ouverte par le succès de PODEMOS aux élections européennes (5 élu·e·s au Parlement européen) dans l’Etat espagnol.

Pour commencer… quand et pourquoi a surgi Podemos ?

 

Avant de répondre à ta question, il faudrait présenter la situation du pays et l’ « état d’esprit » du mouvement social durant les mois qui ont précédé la sa naissance. On ne peut comprendre ce qui est arrivé sans tenir compte du contexte politique et social de ces trois dernières années. […] Il faut prendre en compte le fait que Podemos est arrivé au moment opportun : il a rempli un grand vide. Cela s’est produit il y a une année, en janvier 2014, lors de sa présentation publique.

    Depuis plusieurs années, nous vivons une situation d’authentique urgence sociale et d’augmentation accélérée des inégalités, de lassitude envers les politiques d’austérité et les reculs des droits sociaux et des services publics, d’alarme face à la corruption politique, de stagnation économique après l’explosion de la bulle immobilière et le début de la longue crise des dettes dans l’Union européenne. Il faut y ajouter la perte de crédibilité des deux grands partis qui ont soutenu le régime post-franquiste de la Constitution de 1978 (PSOE et Partido Popular). Elle s’est manifestée par la prise de distance et le manque de confiance de la population envers les institutions et par la perte croissance de légitimité du régime politique. Cela ne s’est pas traduit par une conscience anti-capitaliste qui remet fondamentalement le système en question, mais par une critique des élites économiques, financières et gouvernementales.

    Le mouvement du 15 mai 2011 (15-M) a dit « assez ! » et un cycle de mobilisations – les marées, les grèves, les marches pour la dignité – a commencé. Les gens se sont mis en mouvement, ils ont lutté, ils ont arraché des victoires concrètes, sectorielles, locales… mais ils n’ont pas réussi à arrêter les politiques d’austérité, ni à empêcher la réforme du code du travail. Des milliers d’activistes ont alors commencé à penser que la voie de la mobilisation butait sur une limite : l’absence de référence politico-électorale. Après une grande mobilisation unitaire nationale, à Madrid, le 22 mars 2014, le mouvement de masse s’est arrêté. Deux mois auparavant, le processus de création de Podemos était en cours et, deux mois plus tard, les élections européennes avaient lieu.

    Ces faits montrent que Podemos est l’enfant de la lutte sociale et, plus concrètement, du mouvement des in­digné·e·s. Plus précisément, il triomphe lorsque le cycle des mobilisations prend fin, lorsqu’il existe une sensation de défaite et que l’on ne voit pas, à l’horizon, de possibles victoires des luttes. Mais Podemos naît aussi parmi un peuple qui, hormis l’indignation, a vu grandir en son sein le désespoir. Grâce à cet ensemble de facteurs, il a pu apparaître comme une option nouvelle, non-contaminée et capable de défendre leurs intérêts au niveau des institutions. Nul ne peut représenter le mouvement social, mais on peut défendre les aspirations de ce dernier. C’est cela et pas autre chose que les gens demandaient à Podemos. Pour sortir de la paralysie, il était nécessaire et possible de transformer l’indignation en une force politique.

    Tout cela explique quel type de force est Podemos. C’est un pôle de regroupement pour des activistes de gauche; mais il attire aussi les sympathies de larges secteurs sociaux, très divers et avec des niveaux de politisation très différenciés.

 

Quels secteurs ont impulsé Podemos ?

 

Podemos est né d’un accord entre Izquierda Anticapitalista (IA) et un petit groupe de jeunes professeurs à la Faculté de sciences politiques et de sociologie de l’Université Complutense de Madrid (UCM). La première composante apportait une petite organisation à l’échelle de l’Etat espagnol, des cadres et des mi­li­tant·e·s expérimentés dans la propagande et l’agitation politique, l’activité et l’implantation dans les mouvements sociaux et un bagage politique marxiste. L’extension rapide de Podemos par la création de cercles, en un mois, ne peut se comprendre sans le travail de IA. Plusieurs de ses membres ont rédigé son Manifeste fondateur : Bouger les lignes. Transformer l’indignation en changement politique. Il défendait une orientation ouvertement anticapitaliste et démocratique et a été signé par une trentaine de personnalités de gauche, des éministes, des syndicalistes, des économistes, des in­tel­lec­tuel·le·s, des écrivains et des artistes. La moitié d’entre elles étaient membres de IA, l’autre moitié n’avaient pas encore d’affiliation politique, notamment les professeurs de l’UCM. 

    Le profil et l’apport de ceux-ci avaient d’autres caractéristiques. Certains avaient des racines euro-communistes et venaient de Izquierda Unida (IU) et tous avaient établi une relation professionnelle intense, comme politologues et sociologues, avec les gouvernements vénézuéliens de Chávez et Maduro et avec le gouvernement équatorien de Correa via une fondation (CEPS) qui conseillait ces gouvernements. Depuis quelque temps, ils travaillaient sur les sondages d’opinion, la communication politique et les stratégies de communication. Ils avaient dans leur entourage un petit groupe d’étu­diant·e·s assez fidèles et certains d’entre eux influençaient des secteurs de IU. Mais leur impact fondamental reposait sur la figure de Pablo Iglesias Turión, qui commençait à avoir une impact public par sa participation à des débats télévisés, et avait créé un programme de télévision sur internet appelé La Tuerka, diffusé par le périodique digital Público. La figure médiatique de Iglesias est donc centrale pour comprendre l’influence de Podemos.

    Je me suis étendu sur ce point, parce que le récit « officiel » de l’actuelle direction de Podemos a effacé ces faits pour s’approprier l’exclusivité de la création de Podemos. Cela rappelle une photo historique où l’un des personnages a été effacé (1)… En effet, hier comme aujourd’hui la photo et le récit peuvent être manipulés.

 

 

Le résultat des élections européennes – 7,8 % et 5 dé­pu­té·e·s – a été une surprise. A quoi attribues-tu cette victoire ?

 

La création de Podemos en janvier a suscité l’enthousiasme de milliers d’activistes qui ont recueilli 60 000 signatures en 24 heures. Des milliers de personnes ont contribué au débat sur le programme politique des élections européennes de mars. Résultat : un sympathique amalgame de propositions démocratiques, écologistes, féministes et anticapitalistes. 20 000 personnes ont participé aux primaires pour choisir la liste de candidatures dirigée par Pablo Iglesias; ma camarade Teresa Rodríguez a obtenu la seconde place. Nous avons eu de nombreux meetings, mais l’aspect le plus important de la campagne a été porté par les réseaux sociaux – twitter et facebook – qui ont été de grands outils de propagande. La campagne s’est centrée sur deux thèmes : dénoncer la « caste », c’est-à-dire les partis du régime, et les conséquences des politiques d’austérité.

    Personne n’attendait un si bon résultat. Durant la nuit des élections, on disait qu’un siège était « l’objectif », et que deux serait un « grand triomphe ». Or, Podemos a obtenu 5 sièges, avec 1 230 000 suffrages. Cela a produit un choc sur la scène politique bien plus grand que le simple constat arithmétique. L’extrême-gauche avait fait irruption dans les institutions. Les partis du régime étaient déconcertés. Ils ne comprenaient pas ce qui s’était passé, les clés du moment présent, la grammaire du nouveau langage qui circulait des rues aux urnes.

    Une partie de ce vote exprimait l’indignation portée par la gauche radicale, le désenchantement envers IU ou l’abstention. Mais une autre partie venait de secteurs populaires sans conscience politique élevée, qui avaient trouvé dans Podemos un moyen d’expression, et dans Pablo Iglesias leur leader. L’adhésion à Iglesias a été en partie impulsée par lui dans la campagne et joue actuellement un rôle assez problématique dans le renforcement de Podemos. 

    Personne n’attendait un si bon résultat, et encore moins son effet multiplicateur. Tous les sondages ont commencé à refléter une montée des intentions de vote pour Podemos.

 

 

Comment Podemos s’est-il structuré au début ? Quel type d’organisation s’est-il donné après l’Assemblée citoyenne ? Il donne l’impression d’un fonctionnement assez vertical, avec de nombreux pouvoirs concentrés par le secrétaire général et son équipe, que lui seul peut choisir…

 

Podemos est né comme une méthode pour impulser des candidatures unitaires de gauche, capables de susciter un nouvel enthousiasme électoral et de l’espoir dans le militantisme social et politique. Il fallait rendre possible une participation ouverte et massive à l’élaboration d’un programme et à l’établissement de candidatures aux élections européennes par des primaires ouvertes. L’initiative a été soumise à toute la gauche, y compris IU, mais elle est restée sans réponse : très vite, elle a donné naissance à une force autonome, décidée à appliquer cette méthode.

    Dans les premiers jours de janvier 2014, 400 cercles territoriaux ou sectoriels se sont structurés en organisations de base. A ce moment, ils étaient autonomes, ils prenaient leurs décisions en assemblée et étaient actifs dans l’élaboration du programme par la méthode dite « collaborative » : cha­cun·e pouvait ajouter à une position de base élémentaire des propositions soumises au vote. Actuellement, il existe plus de 1000 cercles dans tout le pays.

    Plus tard, en juin, s’est créée une commission technique pour préparer l’Assemblée citoyenne, sur un mode fort peu démocratique : en 48 heures, une votation par internet, sans avis préalable, a été imposée par une dite commission promotrice, composée d’un cercle des fidèles lieutenants de Pablo Iglesias. IA et les activistes du 15-M n’ont pas participé à cette votation, car elle enfreignait l’accord validé en mars, par une assemblée, en vue d’organiser une conférence de délégué·e·s à Madrid. Prétextant que « les gauchistes allaient faire un coup d’Etat », il s’est produit un véritable coup de main anti-démocratique.

    Cette commission technique a préparé l’Assemblée citoyenne d’octobre, qui a souffert de graves déficiences, du point de vue démocratique réelle, même si tout pouvait être voté par internet. En quelques jours, et sans que le débat soit organisé, il a fallu discuter de plus de 200 documents, sans possibilité de les amender, avec la participation de milliers de personnes qui ne se connaissaient pas, tout ceci par internet. L’accès aux moyens de communication de masse, pour Iglesias et ses camarades, a conduit à un vote auquel ont pris part plus de 100 000 personnes qui, dans leur majorité, n’avaient pas pu lire les documents. Il a consacré une direction reposant sur un noyau fortement personnalisé, fondant un modèle organisationnel assez hiérarchisé, où les cercles ont perdu leurs compétences au profit d’un nombre réduit d’organes exécutifs.

 

 

Podemos c’est Pablo Iglesias, mais on ne cherche plus l’auto-organisation… Peux-tu nous donner plus de détails à ce propos ?

 

La direction médiatique de masse de Pablo Iglesias a été le produit d’un effort intelligent et planifié. Je pensais qu’elle se développait au service de toute l’organisation, mais ce n’a pas été le cas. Son influence et son prestige ont été mis au service d’une partie de celle-ci et ont permis d’attaquer les autres de manière sectaire avec l’avantage d’une forte présence dans les grands médias.

    En même temps, le petit appareil de l’organisation s’est efforcé d’empêcher les médias de recueillir d’autres avis au sein de Podemos, ce qu’il n’a pas totalement réussi. Ce n’était pas le fruit du hasard, puisque certains défendaient la nécessité d’une voix unique pour gagner les élections et dénonçaient les inconvénients de ce que l’un des dirigeants qualifiait de « polyphonie ».

    Le degré d’autonomie du leader et de son équipe, en dépit de certaines formes, est total. Et paradoxalement, tout en répétant le discours selon lequel Podemos repose sur la participation des gens à la politique, on fomente l’adhésion acritique et une excessive délégation de citoyenneté à la figure charismatique qui « résoudra nos problèmes ».

    Il s’est instauré une conception populiste, de type latino-­américain, du rapport entre le leader et le peuple, fondamentalement par la télévision. Au-delà des élections, Podemos entretient un rapport avec la société, sans médiation, en ne prêtant pas attention aux organisations sociales. De fait, les dirigeant·e·s confondent la participation de milliers de personnes – « les gens » – via internet, aux décisions de Podemos, avec le peuple qui décide.

    En ce moment, le langage a changé : « les gens » se limitent à celles et ceux qui s’inscrivent pour voter, sans autre obligation. Un fait très important et nullement négligeable, car 200 000 personnes se sont inscrites et 125 000 ont voté. Et ensuite, il y a celles et ceux qui visitent la page web et participent aux débats virtuels. Cet aspect de la participation politique est important; il peut être complémentaire au militantisme; mais il permet ici de ratifier les positions de l’équipe dirigeante qui les défend par le canal des moyens de communication conventionnels; il est aussi utilisé contre les activistes qui peuvent avoir d’autres opinions. Apparemment, toutes les positions sont représentées dans les médias internes de Podemos; mais il n’existe pas d’espaces de délibération, et l’on n’accorde pas d’importance au débat d’idées pour aboutir à de nouvelles synthèses : tout se tranche par le vote virtuel, dont les options sont défendues dans les confrontations télévisées entre partis sans profondeur ni rationalité.

    Chaque jour qui passe voit les cercles perdre pouvoir et compétence. De manière croissante, le noyau dirigeant recourt à des « experts », certains externes, pour élaborer son discours et ses propositions. C’est le cas du programme économique : au lieu de faire appel aux nombreux économistes prestigieux qui militent au sein de Podemos, on a recouru à deux sociaux-­démocrates de gauche, connus pour avoir élaboré le cadre du débat. Objectivement, l’organisation n’a pas reçu de propositions sur le futur programme économique qu’il faudrait discuter : elle a hérité d’un corset qui l’empêche de débattre effectivement avec la possibilité de prendre des décisions.

 

 

Face aux sondages sur les intentions de vote – qui pronostiquent une troisième place pour Podemos à l’échelle nationale – les choses se sont-elles accélérées au sein de la direction ?

 

Nous ne pouvons pas séparer la relégation des cercles et du débat interne du projet (en cours) de social-démocratisation de Podemos. Depuis plusieurs semaines, les déclarations en faveur du modèle social du nord de l’Europe ne cessent ne se multiplier. Le tournant à droite ne s’accommode pas très bien d’une base active avec ses propres opinions et des critères de gauche. Maintenant, il s’agit d’oublier le programme des élections européennes sur des thèmes comme le non paiement de la dette illégitime ou la retraite à 60 ans, ainsi que d’autres questions, pour être en situation de former le « gouvernement des meilleurs ».

    Au début, on disait qu’il fallait présenter les thèmes centraux de manière à intéresser de larges couches de la population indépendamment de leurs options idéologiques – ce qui était présenté comme la centralité du programme; maintenant, on fait simplement la chasse à l’électorat modéré du centre. Raison pour laquelle la direction de Podemos est en train de transformer l’organisation en une sorte de « parti attrape-tout ». Une très vieille histoire.

 

 

Quel est le projet politique et organisationnel de la direction de Podemos. Qui la compose ? J’ai l’impression que Pablo Iglesias et son équipe veulent marginaliser les secteurs sociaux et les organisations les plus combatives.

 

Ce projet a commencé par des louanges au processus bolivarien et il regarde maintenant vers le nord de l’Europe. En tout cas, il mise sur la capacité de changer les choses depuis le gouvernement, par l’intervention de l’Etat. D’où la subordination de tout projet à la victoire électorale. Il confond le fait d’arriver au gouvernement avec celui d’arriver au pouvoir. Disons que, sans être ingénus, les di­ri­geant·e·s de Podemos pensent pouvoir gagner les sympathies de secteurs de l’Etat, sans tenir compte de la nature de ceux-ci, au service de la classe dominante. Ils continuent de se regarder dans le miroir du Venezuela, mais surtout dans celui de l’Equateur. Le « gouvernement des meilleurs », d’une élite, serait le facteur essentiel du changement.

    C’est un projet politique mutant, dont la continuité repose sur le fait, qu’à tout moment, il est géré par le même noyau dirigeant, connu sous le nom significatif de Patria o muerte (la patrie ou la mort). Ce noyau a fonctionné comme direction, avant même d’avoir été élu; ses membres sont apparus durant des mois dans les médias sans aucun aval des urnes, jusqu’à l’Assemblée citoyenne, et ils-elles ont été légitimés exclusivement par Pablo Iglesias qui les a nommés comme membres de son équipe.

    Le modèle organisationnel de Podemos a varié. Durant une brève période, basée sur une méthode participative, il a été présenté comme un front d’organisations sociales et politiques et d’individus; on a aussi parlé de former un Syriza espagnol. Finalement, il a débouché sur un parti classique, hyper-centralisé et sans espaces effectifs de délibération permettant d’influencer ses décisions finales.

    Le résultat, c’est une démocratie virtuelle et un caudillisme césariste effectif. La direction de Podemos estime qu’une minorité est appelée à gouverner le pays, par conséquent seule cette minorité peut assurer le succès, concrètement électoral, de Podemos. L’un de ses porte-paroles a déclaré que son objectif consiste à devenir une machine à gagner les élections et que, dans ce contexte, l’efficacité doit primer sur la démocratie.

    La dissidence est marginalisée. La direction élue, le Conseil citoyen, est monocolore (à de rares exceptions); elle est cimentée par l’attente du succès électoral et pratique un suivisme total par rapport au noyau dirigeant. Beaucoup d’entre nous constatent avec peine que, lors de l’Assemblée citoyenne, on a employé l’expression « Prendre d’assaut le ciel » (2): non pour se référer à la prise du pouvoir au sein de la société, mais au sein de Podemos, pour justifier l’impossibilité d’intégrer des re­pré­sentant·e·s de la minorité dans la direction. La candidature des euro-­député·e·s Pablo Echenique, Teresa Rodríguez et Lola Sánchez (qui a obtenu 12 % des suffrages contre 88 % à Iglesias) n’a pas un seul représentant·e au Conseil citoyen, parce qu’un système majoritaire pur a été appliqué. L’équipe dirigeante de Podemos pratique l’exclusion des autres positions. Selon des études, les positions d’Iglesias ont été majoritaires parmi les inscrit·e·s non-organisés, et celles d’Echenique l’ont été parmi les inscrit·e·s organisés dans les Cercles.

    De nombreuses normes internes permettent d’empêcher la pleine participation de IA. Il existe une ambiance de harcèlement de la part de la direction envers les mi­li­tant·e·s de IA. Des personnes étrangères à ces conflits le constatent, car le degré d’obsession pour faire taire l’anticapitalisme en arrive à des extrêmes parfois ridicules.

 

 

L’obsession de gagner les élections a pris le dessus sur celle d’organiser et de mobiliser la société. Podemos est indiscutablement une force électorale, mais n’a-t-elle pas abandonné l’ambition d’être une force d’émancipation sociale ?

 

Malheureusement oui. Il est donc important que nous réussissions à remplir d’un contenu positif l’idée de « gagner ». L’avancée de nouvelles forces électorales à gauche qui rompe le binôme classique – gauche (PSOE) contre droite (PP) – est aujourd’hui possible. Il existe un espace pour une autre gauche. Au sein de Podemos, se développe un débat sur l’opportunité de gagner les élections et de former un gouvernement. Sur ce point, ma position est claire : il faut y travailler comme si c’était possible, parce que la seule manière de gagner l’hégémonie à gauche, face au PSOE, consiste à se porter candidat au gouvernement face aux politique de la Troïka et du PP. Mais le régime et le système ne sont pas ébranlés et ils ont une grande capacité de manœuvre pour empêcher notre triomphe en cooptant des volontés ou en détruisant des projets.

    Mais il ne faut pas oublier la chose la plus importante : aujourd’hui, Podemos représente pour beaucoup de gens l’espoir de sortir de l’impasse politique et de la prostration sociale, et de faire de cet élan une force de transformation très importante, quoi que fassent ou pensent les membres de Podemos, de la direction à la base. Si nous réussissons à ce que le mouvement social reprenne la rue et devienne un sujet exigeant, cet élan électoral devra se mesurer à ses exigences et nous obligera toutes et tous, y compris Podemos, à y répondre.

    Cela ouvrirait de réelles possibilités d’impulser un processus d’unité populaire afin de rompre avec le régime de 1978, d’abroger la Constitution post-franquiste et d’ouvrir un processus constituant. Cela implique de travailler à la naissance d’un nouveau bloc historique qui affronte la vieille caste politique et la bourgeoisie. Cela peut sembler utopique, mais de fait, cette dynamique est apparue comme possible depuis deux ans.

    Parler de Podemos, avec son orientation et sa composition actuelles, comme d’une organisation œuvrant à l’émancipation sociale est aujourd’hui prématuré. Il faut prendre en compte que beaucoup de gens y sont entrés avec une faible expérience politiques, des positions social-démocrates ou eurocommunistes, voire simplement contre la corruption. Voilà la base matérielle d’un discours populiste vide et de virages successifs à droite. Mais, en même temps, sans Podemos il est aujourd’hui difficile, pour ne pas dire impossible, d’imaginer la construction d’une organisation visant l’émancipation sociale. Pour déployer toutes ses potentialités, Podemos devra seconder et stimuler les mouvements sociaux, ainsi que dialoguer avec eux. D’autant plus que, s’il doit assumer des responsabilités gouvernementales, il aura plus que jamais besoin d’une alliance avec la société pour affronter les nouveaux défis.

 

 

Quelles sont les principales nouveautés de son programme ? Est-ce un programme anticapitaliste de rupture avec le système ? En regardant le texte adopté récemment, ses aspects les plus « radicaux » ont été adoucis. Peux-tu revenir sur ce glissement ?

 

Je pense que la nouveauté du programme de Podemos tient dans son langage direct, son apparition en marge des forces politiques, et sa dénonciation de la situation. Ses propositions anticapitalistes initiales étaient une synthèse de celles des mouvements sociaux. Elles reflètaient bien les aspirations d’une nouvelle génération, étrangère aux mythes et aussi aux défaites du passé. Actuellement, Podemos propose la rupture démocratique avec le régime de 1978, ce qui est très important dans ce pays, mais il n’a pas une orientation anticapitaliste en rupture avec le système. Il est anti-­néolibéral. Sur des thèmes très importants, la direction de Podemos subordonne ses paroles (ou ses silences) à l’objectif électoral. Elle pratique l’ambiguïté calculée du discours vide en reprenant ce qu’une grande partie de la société dénonce, mais en évitant de débattre des alternatives. Pourtant, en raison d’exigences internes et de pressions externes, elle ne pourra pas maintenir une telle position. D’où son tournant social-démocrate actuel, à partir d’un discours et d’une organisation de type populiste.

    Pour gagner les élections, la direction de Podemos pense qu’il faut abandonner les propositions les plus transformatrices pour ne pas être la cible des attaques des médias et des adversaires politiques, ainsi que pour attirer le vote modéré de mécontentement. Cela explique aussi pourquoi elle aimerait biffer toute image gauchiste et n’apprécie guère la compagnie embarrassante des anticapitalistes.

 

 

Quels défis essentiels affronte actuellement Podemos et les mi­li­tant·e·s anticapitalistes qui travaillent en son sein ?

 

Podemos va participer de manière indirecte, car il ne peut le faire comme tel, aux prochaines élections municipales de mai 2015, ainsi qu’à celles des régions autonomes. Il a besoin d’un programme municipal et sur les autonomies, qui lui manque aujourd’hui. Après ces élections, il devra commencer à défendre ses propositions dans les institutions, apprendre à faire une politique intransigeante en faveur du peuple. Ensuite, il devra faire face au défi qu’il s’est imposé de gagner les élections nationales, dont le programme reste à élaborer, car aujourd’hui il ne dispose que de lignes directrices. Il devra résoudre deux questions clés à moyen terme. D’abord, quelle attitude adopter par rapport à la revendication d’autodétermination/référendum/indépendance de la Catalogne ? Ensuite, accepter en définitive la pluralité au sein de sa direction ou continuer à appliquer des critères d’exclusion ? selon les options choisies, Podemos se renforcera en tablant sur sa diversité ou se transformera en une espèce menacée par les premiers revers.

    Sur le plan électoral, les mi­li­tant·e·s anticapitalistes n’ont pas de tâches différentes de celles de l’ensemble de Podemos. Ils·elles sont les pre­mier·e·s intéressés à assurer son succès. Sur le plan interne, ils·elles devront trouver des formules de participation à sa direction et à sa vie quotidienne, en exigeant le respect de règles démocratiques. Dans tout les cas, ils·elles rencontreront beaucoup d’autres gens avec lesquels partager des propositions politiques, programmatiques et organisationnelles, comme ce fut le cas lors de l’Assemblée citoyenne. Ils·elles n’ont pas renoncé et ne renonceront pas à leurs positions politiques et programmatiques. A partir de Podemos et avec leurs propres forces, ils·elles devront contribuer à la mobilisation, au renforcement et à l’initiative des organisations populaires.

 

Propos recueillis par Juan Tortosa

traduits de l’espagnol par Hans-Peter Renk.


1    Référence à une photo montrant Léon Trotsky au bas d’une tribune où s’exprimait Lénine, le 1er mai 1919, à Moscou. Durant l’ère stalinienne, la photo avait été retouchée pour en faire disparaître Trotsky.

2    Référence à une formule de Karl Marx, dans l’adresse de la 1re Internationale, La guerre civile en France, en référence à la Commune de Paris (1871).