Les 15 ans du «Tour de Lorraine»

solidaritéS entend donner la parole dans ses colonnes à différents mouvements ou organisations contestataires en Suisse, qui y présenteront eux-mêmes leurs activités à nos lecteurs·rices. Ici c’est au tour… du « Tour de Lorraine » à Berne.

Et les vitres du McDonald se brisèrent. Leur bruit secoua l’opinion publique suisse. C’était il y a quinze ans, lorsqu’environ un millier d’activistes réussirent à se rapprocher dangereusement du rendez-vous annuel du World Economic Forum (WEF) à Davos. Le tête-à-tête des grands pontes de l’économie et des boss de la finance en fut perturbé au moins durant une demi-journée. Bourrelée de remords, la police cantonale grisonne promit ensuite de mettre en place un vaste dispositif de sécurité. Durant la réunion du WEF, Davos devint depuis un quartier de haute sécurité protégé par une interdiction de manifester. Aujourd’hui, il n’est presque plus possible de s’y promener pendant ce forum sans badge officiel.

En 2000, les militant·e·s ripostèrent en créant le Forum social mondial, la conférence « Un autre Davos » et le Public Eye on Davos. Une petite fête de solidarité, appelée « Tour de Lorraine » se tint à Berne. Mafalda ricanait méchamment, une paire de skis à la main, sur son papillon d’invitation.

La fête était organisée par la coordination bernoise contre l’OMC, Attac Berne et la commission locale « Œcuménisme, Mission et coopération au développement » en collaboration avec les bistrots où se tenaient les concerts. L’objectif était d’abord de récolter de l’argent grâce aux entrées des concerts, afin de soutenir financièrement les actions de protestations contre le WEF. A l’enseigne de « Perspectives après Davos », les organisateurs mirent aussi en place des réunions de discussion, où le néolibéralisme et ses conséquences, les possibilités d’y résister et les solutions de rechange furent débattus.

 

 

A la recherche de solutions de rechange

 

En 2005, la résistance contre le WEF prit de nouvelles formes. A Berne, où l’interdiction de manifester davosienne avait été étendue, les activistes organisèrent une désobéissance civique (No-Demo) contre cette interdiction : de manière dispersée, dans de nombreux endroits, des actions colorées et inventives eurent lieu. En même temps, le rassemblement de Davos réunissait de moins en moins de ma­ni­festant·e·s. Car si ce n’étaient pas les mi­litant·e·s qui se lassèrent, c’est au moins les médias dominants qui rendirent moins compte de l’événement. Le WEF avait réagi à la pression de la rue, créant dès 2005, parallèlement à la manifestation officielle, l’Open Forum, où les re­pré­sentant·e·s de l’économie laissaient s’exprimer des personnalités « convenables » issues des milieux des Eglises, des ONG et de la société. Cela coupa l’herbe sous les pieds de la contre-conférence Public Eye on Davos, qui se concentra surtout ensuite sur la remise de son prix de la honte Public Eye Award.

Le Tour de Lorraine évolua aussi; devenu entre-temps un événement important, il avait trouvé sa place dans le calendrier culturel de la ville de Berne. Le festival se déroulait dans plusieurs restaurants, bars et centres culturels des deux côtés du pont de la Lorraine (Lorrainebrücke), réunissant de nombreux orchestres, DJs, films, représentations théâtrales et autres performances; il regroupait chaque année jusqu’à 3500 par­ti­ci­pant·e·s. En 2006, l’association Tour de Lorraine fut très officiellement fondée, regroupant aujourd’hui encore organisations, individus et institutions culturelles. Le bénéfice du Tour sert à financer des projets et des organisations de base qui stimulent une réflexion publique sur les thèmes de la justice sociale, de la redistribution et de l’égalité des chances et qui servent à la formation et à la connexion des acteurs politiques.

Cette modification du programme du Tour de Lorraine se reflète dans l’objectif de l’association. Au lieu de s’épuiser dans la contestation du WEF et du néolibéralisme dominant, le Tour s’investit dans des solutions de rechange. Par le passé, deux principes ont fait leur preuve : chaque fois que c’est possible, des objectifs positifs sont formulés; et surtout : ce sont des projets concrets qui sont soutenus. Lors de l’édition du Tour de Lorraine 2010, consacrée au thème « Semer des solutions de rechange », l’initiative « Soliterre » pour une agriculture contractuelle fut ainsi lancée. En 2014, sous le thème « Ici le quartier construit », une autre occupation d’une friche urbaine fut non seulement proposée, mais directement réalisée sous la forme d’un module d’habitation témoin. 

 

 

La question de l’argent

 

En 2015, la question de l’argent a été posée par le Tour de Lorraine. Ne faire qu’en discuter n’aurait pas été dans l’esprit du Tour. En conséquence, un groupe de travail a émis une monnaie de rechange, le bonobo (pour Bon-ohne-Boss, « bon-sans-boss »). Des coupures de 5, 10, 25 ou 50 bonobos peuvent ainsi être utilisées comme moyen de paiement dans plusieurs bistrots et entreprises. Cette monnaie est valable dans les entreprises organisées démocratiquement et qui ne visent pas le profit. L’échange de monnaie doit permettre de soutenir et de mieux interconnecter ces entreprises. Avoir des bonobos dans son portemonnaie devient l’occasion de se positionner politiquement : quels commerces et quels produits voudrais-je soutenir par mes achats ? C’est une autre forme, complémentaire, de résistance au WEF. La protestation continue, le Tour de Lorraine aussi, qui contribue à l’édification en petit d’un monde plus juste en grandeur nature. 

 

Rebecka Domig

Membre du comité d’organisation du Tour de Lorraine