Grèce

Grèce : Un coup d'État financier contre Athènes

Un plan de déstabilisation financière et politique de la Grèce est en cours depuis quelques semaines. A vrai dire, c’est bien avant l’élection de Syriza que le processus a été mis en route, avant de connaître une brutale intensification ces derniers jours. Il s’agirait de rien de moins que d’une tentative de renverser le gouvernement de SYRIZA pour qu’il soit enfin remplacé par une coalition à la convenance des créanciers. 

Le chantage exercé sur le gouvernement grec, par une incitation ouverte au bank run, ne laisse aucun doute sur la volonté des créanciers d’en finir une fois pour toutes avec un gouvernement qui ose contester leurs diktats et refuse de faire boire au peuple grec jusqu’à la lie la potion létale que Bruxelles, la BCE et le FMI ont savamment concoctée pour lui. Doit-on rappeler ici que les programmes de « sauvetage », qui n’ont sauvé personne à l’exception notoire des banques européennes, grecques comprises, n’ont pas manqué de produire une chute telle du PIB, une baisse telle du niveau de vie, que même une guerre n’aurait pu produire. La nouveauté aujourd’hui, c’est que la Troïka a décidé de mettre délibérément en danger le système bancaire grec afin de faire tomber un gouvernement qui, malgré des pressions terrifiantes, a osé lui tenir tête pendant cinq mois. Après tout, il n’est pas interdit de mettre en danger quelques petites banques périphériques si c’est pour rafler la mise sur le plan politique et économique.    

 

Déstabilisation économique 

Le lendemain de l’Eurogroupe du 18 juin, M. Tusk a su trouver la bonne formule pour résumer la situation : la Grèce aura à choisir entre le projet proposé par les créanciers ou la faillite. Mais ces Messieurs ne se sont pas contentés de mettre un gouvernement élu devant ce choix. En effet, ils ne se limitent pas à évoquer la faillite, mais l’organisent par des rumeurs, de vraies fausses annonces aux médias, des fuites savamment orchestrées, qui toutes laissent planer depuis plusieurs jours la menace d’un scénario chypriote. Par des déclarations alarmantes, ils poussent délibérément les é­par­gnant·e·s grecs à opérer des retraits massifs qui ont conduit les banques au bord du gouffre.

    Je mentionnerai deux ex­emples : le refus de la Commission de démentir un article de la presse allemande évoquant un contrôle possible des capitaux et la rumeur lancée par les soins de M. Queré, selon laquelle les banques grecques pourraient ne pas ouvrir lundi 22 juin. Une fois cette prévision catastrophique démentie par les faits, le spectre de la clôture des banques a été reporté à… mardi ! Que fallait-il de plus pour que les épargnant·e·s se ruent vers les agences les plus proches ? La très honorable institution qui se doit d’assurer la stabilité du système financier européen, n’accorde chaque jour qu’une somme « insuffisamment suffisante », pour maintenir les banques grecques juste à flot, au bord du gouffre. Bref les responsables européens, avec l’aide du FMI, recourent à la prophétie apocalyptique qui, en semant la panique, doit finir par s’accomplir du fait de son énonciation publique. Le but de l’opération est d’obliger le gouvernement Tsipras à naviguer sous la menace imminente d’un « accident » bancaire, ce qui peut expliquer que le gouvernement grec ait accepté une hausse de la TVA et une augmentation des cotisations des re­traité·e·s. Juste avant la réunion du 24 juin, un dignitaire européen a jugé bon de rappeler l’expérience chypriote, dont la répétition peut intervenir à tout moment. 

    Mais cela n’a pas suffi. Ainsi, la nouvelle proposition des trois institutions exige de nouvelles baisses des retraites et des salaires dans le but non avoué d’enfoncer encore plus la Grèce dans la misère économique et sociale la plus totale. Prenons un exemple parmi les mesures préconisées, soit la hausse du taux d’imposition des agriculteurs de 13 % à 26 %, voire à 33 %, et la diminution de moitié de la réduction des taxes sur le pétrole destiné aux travaux agricoles. Pareilles mesures, si elles venaient à s’appliquer sur une agriculture à l’agonie, forceraient la grande majorité des paysans à brader leurs champs pour moins que rien. Sous prétexte d’augmenter les recettes publiques, on exproprierait une partie des cultivateurs. La proposition précédente, qui diffère peu de l’actuelle, aurait provoqué un recul supplémentaire de 12,6 % du PIB, avec une hausse de la dette à 200 % en 2019 (contre 120 % en 2009). A ce propos, on aimerait savoir comment M. Moscovici peut affirmer qu’un paquet de 11 milliards d’économies sur 18 mois, imposé à un pays en dépression, n’est pas un plan d’austérité. 

 

 

Des acolytes bien commodes

Les déclarations catastrophistes les plus redoutables sont venues de l’intérieur du pays. Mme Bakogianni a ainsi ouvert les feux en annonçant, le 24 mai, l’imminence d’un contrôle des capitaux à compter du week-end de la Pentecôte. Cependant, le directeur de la Banque de Grèce, M. Stournaras, a donné le coup de grâce en publiant, à la veille de l’Eurogroupe du 18 juin, un rapport prévoyant un cataclysme si un accord avec les créanciers n’était pas signé tout de suite. 

    De son côté, la BCE n’en est pas à son premier coup en matière de chantages aux liquidités et d’ultimatums. En novembre 2010, les Irlandais avaient été forcés à signer un mémorandum qu’ils s’obstinaient jusque-là à rejeter sous la menace du tarissement des liquidités. De même, Papandréou avait été démis de son poste de Premier Ministre lorsqu’il avait proposé un référendum en novembre 2011. Quant au bail in chypriote, n’oublions pas qu’il a été orchestré par la BCE, qui menaçait de couper les liquidités aux banques. Ce terrorisme financier a montré son efficacité, obligeant le Parlement à revenir sur sa décision initiale et à accepter un bail in, le 22 mars 2013, qu’il avait rejeté trois jours plus tôt.  

    L’exemple le plus instructif est celui de la fuite des capitaux, « téléguidée » entre les élections grecques de mai et juin 2012. Une étude de Peterson Institute, datée de mai 2012, intitulée « Comment un bank run peut faire partie de la solution », décrit en détail comment une panique bancaire en période électorale pourrait pousser les élec­teurs·trices à se détourner de SYRIZA. Son auteur, M. Jacob Funk Kirkegaard, ne mâche pas ses mots : « Les dirigeants [de l’Eurozone] peuvent encourager secrètement la panique bancaire, une stratégie qui révèlerait aux yeux de tous, le caractère fallacieux et trompeur du programme électoral de SYRIZA. Si les déposants des banques grecques ne peuvent pas faire confiance  aux promesses d’Alexis Tsipras concernant leur argent, pourquoi voteraient-ils pour lui ? ». Et l’excellent homme  de conseiller : « quiconque veut maintenir la Grèce dans l’Eurozone se doit de retirer de l’argent des banques ». Il ne faut surtout pas imaginer que ce scénario-là soit resté lettre morte. Tout au long de cette période électorale, on a pu constater une fuite considérable de capitaux vers l’étranger, dont une grande partie a été rapatrié juste après la formation du gouvernement Samaras. Une véritable campagne d’intimidation avait été lancée pour terroriser les élec­teurs·trices avec la perspective d’une perte de leur épargne et d’une fermeture imminente des grandes entreprises si, par malheur, SYRIZA l’emportait. Une grande banque grecque (Eurobank) avait même donné la consigne à ses em­ployé·e·s de prévenir sa clientèle de sa fermeture certaine.

 

 

Le scénario de Goldman Sachs

Au lendemain des élections du 25 janvier 2015, et de la formation du gouvernement de SYRIZA, la BCE annonçait la suppression de lignes de financement des banques grecques, qu’elle avait accepté depuis 2010. « Les responsables de la banque centrale ont annoncé que l’institut monétaire mettait un terme à la clause qui lui permettait d’accepter les titres grecs (…)  que les banques grecques placent en dépôt de garantie pour obtenir des crédits bancaires […], [un] dispositif essentiel pour assurer leur financement ». Après avoir accepté pendant plusieurs années d’acheter des titres cotés très bas dans l’échelle d’évaluation, subitement la BCE commençait à s’interroger sur la qualité de ces titres, se souvenant soudain que son règlement lui interdit d’acheter des titres qui ne sont pas dotés du fameux triple AAA. Il faut dire que les négociations avec les créanciers venaient juste de commencer.

    La BCE refuse de restituer à la Grèce les gains réalisés sur les obligations grecques achetées dans le cadre du Securities Market Program (un plan d’achat  des obligations les plus attaquées sur le marché afin de faire baisser les taux d’intérêt) – 1,9 milliard en 2014. Au même titre que n’importe quel spéculateur, elle profite des taux d’intérêt très élevés de cette catégorie de titres, et refuse de verser son dû à la Grèce, si celle-ci ne cède pas aux exigences de ses créanciers. Pourtant, dès le 1er janvier 2013, les intérêts perçus sur ces titres auraient dû être rétrocédés aux banques centrales nationales, qui auraient dû à leur tour les mettre à disposition du pays émetteur. Mais le cas grec (comme le cas portugais) autorise quelques écarts par rapport aux accords signés.   

    Un scénario assez semblable au bank run de mai 2012 est en cours aujourd’hui, avec une implication ouverte des institutions européennes. « Cette volonté de semer l’inquiétude ressemble tant au scénario de Goldman Sachs, établi dès décembre, où s’enchaînaient panique bancaire, fermeture des banques, contrôle des capitaux, capitulation politique, mise sous tutelle économique et nouvelles élections, que cela en devient troublant » (1). « Tout au long de la semaine, les créanciers et la BCE ont tout fait pour déstabiliser les déposants grecs et placer le gouvernement grec devant un choix impossible », remarquait de sa part Romaric Godin.  Faudrait-il  rappeler ici que M. Mario Draghi fut pendant de longues années le représentant attitré de Goldman Sachs en Europe ?

 

 

Déstabilisation politique 

Le site économique grec capital.gr relate que Goldman Sachs prévoit un défaut imminent de la Grèce, accompagné d’un contrôle des capitaux, et que la période chaotique qui pourrait s’ensuivre comporte « le risque d’une sortie de l’euro au lieu de conduire au changement politique qui permettrait d’arriver à un accord » (je souligne). 

    En provoquant un bank run, en ouvrant la voie vers le contrôle des capitaux qui dressera la population contre le gouvernement actuel, certains espèrent avoir raison de SYRIZA. En effet, un accord en contradiction avec le programme électoral de SYRIZA serait l’occasion de faire voler en éclat la coalition de gauche radicale. Une scission en son sein ouvrirait la voie à un nouveau gouvernement de coalition. Remarquons que la dernière proposition des créanciers comporte une coupe de 400 millions dans le budget de la défense. Certes les programmes précédents prévoyaient des coupes du budget de la défense, mais pas de cette ampleur. Alors que le programme de « sauvetage » exigeait au début que la Grèce honore ses contrats d’armements avec la France et l’Allemagne, il ne se contente plus de coupes, mais exige des baisses d’effectifs et des licenciements de militaires professionnels afin de provoquer une rupture entre SYRIZA et la droite souverainiste (ANEL), et de pousser à la formation d’un gouvernement plus docile.  

    M. Stavros Théodorakis, présentateur télé et dirigeant de Potami, très lié au cercle des créanciers, joue un rôle clé dans ces manœuvres. Il prône ouvertement des coupes dans les retraites et s’oppose à toute idée de restructuration de la dette, ainsi qu’à toute augmentation des impôts des privilégiés. Ce chef d’une formation, qui n’a pas obtenu plus de 6 % des suffrages aux dernières élections, est devenu l’interlocuteur privilégié de Bruxelles. Il multiplie les rencontres avec Junker, Sapin, Moscovici et Schulz, et participe même à des dîners avec des chefs d’Etat, affirmant que c’est avec Potami que SYRIZA aurait dû former un gouvernement de coalition… Il se présente en Grèce comme le porte-parole officieux de Bruxelles, rapportant le mécontentement de Junker face à l’« intransigeance » supposée du Premier ministre grec. 

    Si ces manœuvres ne réussissent pas à faire plier Tsipras, on compte saper sa popularité en le forçant à appliquer les mesures d’austérité dictées par les créanciers. La chose pourrait être facilitée par un bank run, qui conduirait la Grèce au défaut en en faisant porter la responsabilité à SYRIZA. Il s’en suivrait une période chaotique, propice à des manifestations dites « des casseroles », dans la veine de celles organisées au Chili d’Allende, qui contribueraient à faire tomber le gouvernement. Je dois ajouter ici que chaque fois que les négociations se trouvent à un point crucial, des groupes soi-disant anarchistes créent des incidents violents aux alentours de l’Ecole Polytechnique, brûlant des voitures, cassant des vitrines, etc. Il se peut qu’il s’agisse effectivement d’anars, mais la coïncidence avec les réunions de l’Eurogroupe et l’attitude tolérante de la police à leur égard laissent songeur.

 

 

Des amis qui vous veulent du bien

Qu’est-ce qui permet d’affirmer qu’un plan visant au renversement du gouvernement Tsipras est mis en œuvre par Bruxelles ? D’abord, Théodorakis, qui vient de déclarer au Financial Times qu’il serait disponible pour un remaniement gouvernemental, y était invité avec tous ceux qui pourraient former un gouvernement obéissant. Ils ont été reçus par Junker le même jour que le Premier ministre grec. On y a vu aussi Samaras, qui préconise un gouvernement d’unité nationale sans Tsipras, auquel il ne participerait pas. Le 24 juin, Mme Gennimata, qui vient de succéder à Vénizelos à la tête du PASOK, était aussi reçue à Bruxelles. Que pouvait faire tout ce beau monde au siège de l’UE, au moment où les négociations avec les créanciers se trouvaient à un point critique, sinon se présenter comme une alternative « sérieuse » à un gouvernement peu responsable et adulte (Lagarde dixit) ? A noter que le nom de M. Karamanlis commence aussi à circuler comme recours possible, puisqu’il n’a pas occupé de poste gouvernemental depuis septembre 2009…

    Deux scénarios se dessinent : soit obliger le gouvernement Tsipras à la capitulation totale en acceptant des mesures très dures, auxquelles il faudrait ajouter l’arme majeure du contrôle des capitaux, ce qui ne manquerait de le discréditer aux yeux de l’opinion, soit provoquer une scission de SYRIZA pour mettre en place un gouvernement de coalition avec les secteurs « raisonnables » de ce parti, dans lequel Théodorakis jouerait un rôle de premier ordre. Une combinaison des deux est aussi possible. Pour éviter tout malentendu, je précise que je suis pour une cessation de paiement, même si elle se traduit par un défaut, à condition qu’elle soit soigneusement préparée et encadrée. Sans cela, elle pourrait déboucher sur une chaîne d’évènements incontrôlables qui conduirait à la chute du gouvernement.

    Nous assistons à une tentative de coup d’Etat financier, où les banques remplacent les tanks. Voilà le vrai visage de l’Europe. Les trois compères de l’ex-Troïka, malgré leurs dissensions internes, font tout pour dresser les ci­toyen·nes européens contre les Grecs en leur faisant croire qu’ils ont payé et continueront à payer pour le sauvetage de la Grèce. Pourtant, le programme présenté en 2010 comme plan d’« aide », n’était qu’un plan de sauvetage des banques européennes, exposées à la dette grecque. A l’époque, il aurait fallu la restructurer massivement, ce qui aurait pu faire perdre 30 milliards aux banques européennes, au premier rang desquelles BNP Paribas, la Société Générale et la Deutsche Bank. Pour que celles-ci n’accusent pas une perte nécessitant leur recapitalisation par le contribuable, on a choisi de ruiner la Grèce. De leur côté, les banques ont pu se débarrasser des obligations grecques avant la restructuration de 2012, qui a permis de passer la patate chaude du secteur privé aux Etats. Comme le disait récemment Panayotis Rouméliotis (représentant de la Grèce au FMI) à la commission parlementaire « Vérité sur la dette », des représentants de grandes banques européennes ont été reçus à plusieurs reprises par le FMI à Athènes pour éviter une restructuration qui les prendrait de court.

 

 

Négociations ? 

J'espère que cette stratégie des créanciers soulèvera un vent de protestations partout dans le monde. Car si ce coup d’Etat financier des institutions européennes et du FMI réussissait, il ne resterait rien de l’idée européenne. De ses cendres émergerait non pas le visage « complaisant » du chef de Potami, mais celui de l’Aube Dorée. A qui d’autre pourrait profiter le sentiment d’impuissance totale résultant du spectacle de ces manœuvres ? C’est montrer jusqu’où les dirigeants européens sont disposés à aller pour imposer leur dogme néo­libéral. Peut-être s’agit-il d’un choix délibéré. Certes, certains d’entre eux pourraient opter pour un scénario plus soft – une prolongation de six mois du programme, sans restructuration de la dette, pendant lesquels SYRIZA serait sommé d’appliquer les contre-réformes présentées comme un remède miracle à la crise. Un tel scénario aurait l’avantage de compromettre les chances de PODEMOS et d’autres formations identiques. Mais il n’empêcherait pas la montée en force de l’Aube Dorée, qui serait en droit dans ce cas d’affirmer que les politiciens sont « tous les mêmes ». A qui d’autre pourrait profiter la conviction que les politiques sont « tous vendus » ? 

    Le durcissement récent des créanciers, qui se sont réglés sur les positions de Mme Lagarde, ne fait que confirmer l’hypothèse d’une stratégie de déstabilisation. Cette nouvelle provocation intervient deux jours après que les représentants de trois institutions ont accepté comme base de discussion les positions grecques, tandis que, deux jours après, le texte présenté par les créanciers tordait le cou à l’esprit du texte grec, qui consistait à faire porter un maximum de charges aux entreprises bien portantes et non uniquement aux plus faibles. En somme, les propositions du FMI, adoptées par les créanciers dans leur ensemble, sont si extrêmes qu’elles ne peuvent qu’être rejetées. Si, « par bonheur », Tsipras, sous la menace de la faillite, signait un accord plus dur que celui proposé à Samaras, quelle aubaine… Les peuples européens devraient ainsi comprendre que celui qui sort du droit chemin doit le payer au prix fort.

    Les institutions européennes se sont avérées de véritables maîtres ès manipulation, soutenus par des médias compatissants. Depuis cinq mois, elles n’ont eu que faire de négocier, repoussant l’échéance en juin, pour menacer la Grèce de ne pas toucher la dernière tranche « d’aide ». Pour que ses ajournements passent devant l’opinion, les créanciers n’ont pas manqué de dénoncer l’« intransigeance » du gouvernement grec, alors qu’elles l’obligeaient en tarissant ses liquidités à reculer considérablement par rapport à ses positions initiales. Dès le 16 février, Varoufakis était arrivé à l’Eurogroupe avec les propositions de Moscovici en main, pour découvrir que la discussion porterait sur le texte beaucoup plus dur sorti par Daiselboum durant la réunion. Ainsi les institutions européennes ont-elles réussi à repousser les véritables négociations vers le moment où le gouvernement grec est obligé de verser plusieurs remboursements. Fin juin, ils croyaient avoir réussi à coller Tsipras le dos au mur et escomptaient ainsi rafler la mise. C’est à ce moment que, pour gagner encore du terrain, ils ont sorti le bazooka du bank run. Mais le Premier ministre grec, tant bien que mal, continue à résister. Certes il a fait des concessions dont certaines sont inacceptables, comme les privatisations, mais il continue à refuser une capitulation totale et sans conditions. 

    Devant tant de mauvaise foi, d’arrogance et de perfidie, qui alimentent la volonté de déstabilisation d’un gouvernement qui dérange, j’aimerais inviter le Premier Ministre grec à suspendre les paiements des créanciers jusqu’à ce que la croissance revienne. Rappelons que, selon le rapport provisoire de l’audit de la dette, celle-ci a explosé de 1980 à 2010, non pas en raison de dépenses licencieuses, mais des taux d’intérêts très élevés et de la course aux armements. 

 

 

Tous égaux devant la loi ?

Mme Merkel ne cesse de demander plus d’efforts aux Grecs. Il est vrai qu’une hausse de 45 % de la mortalité infantile et de 42 % du taux de suicides, accompagné d’une baisse de trois ans de l’espérance de vie, ne lui donne pas entière satisfaction. De même, le taux de retraités vivant au-dessous du seuil de pauvreté (44,6 %) est encore trop faible… Si l’on ajoute à cela que le plus grand hôpital du pays – Evangélismos – n’a plus de quoi fonctionner que jusqu’à la fin juillet, il semble clair qu’on demande aux Grecs de se serrer la ceinture jusqu’à ce que mort s’ensuive. L’Europe actuelle fonctionne aujourd’hui comme un mécanisme thanatopolitique, que ce soit envers les mi­grant·e·s, à qui elle réserve une place dans les cimetières marins, qu’envers les populations les plus vulnérables, considérées comme superflues, que l’on invite à presser le pas vers la paix éternelle.  

    Pour ceux qui pourraient trouver ces affirmations gratuites, je voudrais rappeler la réponse du commissaire aux Affaires économiques et monétaires de l’époque à une question d’eurodéputés de SYRIZA. En septembre dernier, ceux-ci dénonçaient la violation systématique des droits sociaux, économiques et humains de la population grecque depuis quatre ans. M. Jyrki Kataïnen leur a répondu que « la validité de la Charte de Droits Fondamentaux de l’UE est suspendue en Grèce mais aussi dans tous les pays sous programme », dans la mesure où les Memoranda n’ont pas à être soumis au droit communautaire. La bévue d’un ultra ? Voyons ce qu’en décembre dernier, son successeur socialiste, M. Moscovici, répondait à son tour à une question d’eurodéputés de SYRIZA sur le non-respect du droit de travail en Grèce. Pour lui, les Memoranda sont des accords intergouvernementaux qui ne font pas partie du Droit Communautaire. 

    Bref, ce qui est affirmé sans ambages ici, c’est que le principe fondateur de la démocratie depuis Solon, à savoir l’isonomie, n’est plus valable ni pour les Grecs ni pour les autre pays sous la tutelle de la Troïka. En somme, il s’agit de l’instauration de véritables zones de non-droit au sein de l’Europe qui fonctionnent comme hauts lieux d’une exploitation extensive. Pourtant, les créanciers trouvent que les travailleurs y disposent encore de droits excessifs qu’ils entendent réduire à zéro. Ces zones économiques spéciales, régies par la seule loi du plus fort, ne servent pas uniquement à la maximalisation des profits sur place, mais visent aussi à intimider ceux-celles qui, ailleurs en Europe, essaient de résister à l’offensive néolibérale. Il est temps de se demander quel est ce régime où les droits fondamentaux des textes fondateurs de l’UE sont valables – même si ce n’est qu’en théorie – pour les uns, et non pour les autres, en fonction de leur pays de résidence ou de leur appartenance ethnique.

 

 

Nos responsabilités

De tout ce qui précède, on peut conclure que l’Europe de Junker, Schulz, Moscovici et Dijsselbloem n’est qu’une structure de pouvoir financière, dont la seule raison d’être est le sauvetage à tout prix des banques, quitte à en sacrifier quelques-unes de la périphérie pourvu que le résultat politique soit là. Car cette techno­structure européenne, dotée d’un mécanisme capable d’inspirer la terreur aux marchés et pourvue d’un dispositif thanatopolitique, a comme but de « neutraliser la démocratie », lorsque celle-ci comporte un risque de rupture. Tout moyen est bon dès lors, même la faillite du système bancaire grec, pour faire tomber un gouvernement élu qui, sans être révolutionnaire, se bat tant bien que mal pour défendre les droits du peuple dont il est le représentant.

    Plusieurs d’entre vous ont déjà entrepris des initiatives, des textes, des actions de solidarité avec les grecs, ce dont je les remercie de tout cœur. Mais aujourd’hui, un seuil a été franchi. Il ne s’agit plus ni du sort des Grecs ni de celui de l’Europe. Ce qui est en danger est cette infime marge de démocratie que nos dirigeants daignent bien nous concéder encore. Un coup d’Etat est en train de se dérouler sous nos yeux, et il n’est pas possible de se taire. Faisons entendre nos voix partout dans le monde. Il en va de notre responsabilité. 

 

Vicky Skoumbi

Athènes, le 25 juin 2015

Rédactrice en chef de la revue grecque αληthεια (Acrimed). Traduction du grec adaptée par notre rédaction.

 

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1    Martine Orange, Grèce : les créanciers instaurent la stratégie de la terreur.