Grèce

Le débat dans la gauche radicale européenne

L’approbation par le gouvernement Tsipras, puis par le parlement grec, des conditions fixées par la Troïka au renouvellement des plans « d’aide », malgré la victoire du non au référendum de début juillet, en a dérouté plus d’un·e. Au-delà, sans s’arrêter à la rhétorique dénonciatrice de la trahison – et c’est plutôt bon signe – un débat s’est ouvert dans la gauche radicale, européenne d’abord, mais aussi ailleurs dans le monde. Car les modalités d’une rupture avec les politiques d’austérité imposées par le capitalisme dans un cadre supranational sont des questions réelles que l’on n’écarte pas d’un simple revers de manche. Pour donner à nos lecteurs et lectrices une idée des éléments de ce débat, nous publions dans ce dossier deux contributions, l’une de Costas Lapavitsas et l’autre de Michel Husson. A la fois proches et divergentes, elles soulignent ce qui est en jeu actuellement [réd.].

La voie de la sagesse, c’est celle de la sortie de l’euro et du changement social

 

[…]  Alors pourquoi?  Pourquoi cette capitulation ? Pourquoi en est-on arrivé là après le grand enthousiasme d’il y a six mois, après le fort soutien que nous ont apporté les mobilisations de la base dans ce pays et en Europe ? Pourquoi ? Pour moi, la réponse est claire. Elle tient à une mauvaise stratégie, stratégie qui fut certes assez bonne pour gagner les élections, mais qui s’est révélée désastreuse une fois Syriza arrivé au pouvoir. Cette mauvaise stratégie a fait long feu. Quelle est-elle ? Elle est très simple, et elle a été explicitement formulée à maintes reprises. Nous réaliserons un changement radical en Grèce, un changement radical en Europe, et nous le ferons de l’intérieur de la zone euro. Voilà quelle était la stratégie. Eh bien, ce n’est pas possible. Un point, c’est tout. Les derniers mois ont démontré que ce n’était tout simplement pas possible.

Ce n’est pas une question d’idéologie – néolibérale ou autre. Ce n’est pas une affaire de rééquilibrage des rapports de force politiques. Combien de fois ai-je entendu parler de rééquilibrage ? Et voilà que ce débat revient sur la table, que l’on ressort cet argument : «Attendons que le rapport de force politique change en Europe, si Podemos est élu, les choses seront différentes. » Vous pourrez attendre longtemps. Très longtemps. Car ce n’est pas ainsi que la situation changera.

Pourquoi ? Parce que l’union monétaire, dont la Grèce fait partie, n’est pas de nature idéologique. Enfin elle l’est, mais il ne s’agit pas seulement d’idéologie. Ni de rééquilibrage du rapport de force. C’est un mécanisme institutionnel. Plus tôt les Grecs le comprendront, mieux ce sera pour nous tous. On a affaire à un mécanisme institutionnel, à une union monétaire, à un ensemble hiérarchique qui agit dans l’intérêt des grandes entreprises et d’un petit nombre de pays membres. Voilà la nature de l’Union économique et monétaire.

Historiquement, cette union monétaire a échoué. En Grèce, son échec est patent. Elle a ruiné le pays. Et plus la Grèce s’accroche à sa place au sein de l’union, plus elle détruit son peuple et sa société. C’est un fait que l’histoire des unions monétaires a établi depuis longtemps. Le problème est qu’à chaque fois, les gens refusent de voir la réalité en face.

 

 

La question de la monnaie

 

Permettez-moi  de faire une digression sur la question de la monnaie – après tout, je m’adresse ici à un public d’universitaires et cela fait trente ans que j’étudie l’argent. L’argent est bien sûr l’équivalent universel. La marchandise des marchandises. Je suis assez traditionaliste à cet égard.

Sous sa forme la plus simple et la plus pure, c’est une chose. La plupart des gens considèrent que l’or est de la monnaie. Dans certains cas, c’est encore vrai. Quand elle est une chose, elle fonctionne de façon aveugle et automatique, comme le font toutes les choses. Et elle est l’objet de la réification. Les rapports sociaux vont s’incarner dans cette chose. De façon aveugle et mécanique, la société se soumet à cette chose. Nous le savons depuis longtemps. Keynes parlait de l’esclavage du métal jaune.

Bien sûr, la monnaie moderne n’est pas une chose de ce type. Elle reste chose, mais pas une chose ayant la forme d’une marchandise produite. Elle est contrôlée. Elle reste de la monnaie, mais elle est contrôlée. Contrôlée par des institutions, des comités, des mécanismes, toute une hiérarchie de relations. Cette hiérarchie et ce cadre produisent de la réification. Une réification qui diffère de celle de l’or. Ce que réifie ces institutions, c’est la pratique. L’idéologie et les intérêts de classes se réifient dans la pratique, dans l’institution elle-même.

C’est ce que la gauche, en Europe et en Grèce, s’est révélée incapable de comprendre : les mécanismes de l’Union européenne et monétaire sont une pratique de classe réifiée. Un point, c’est tout. Vous ne pouvez pas les transformer parce que vous avez gagné une élection en Grèce. C’est impossible. Vous ne pourrez pas les changer parce que demain, Podemos sera au pouvoir en Espagne. Ce n’est pas possible. Donc de deux choses l’une : soit vous détruisez cet édifice, soit vous l’acceptez tel qu’il est. Nous en avons désormais la preuve irréfutable.

 

 

Un programme radical suppose un plan de sortie de l’euro

 

[…]  Alors, qu’allons-nous faire?  Nous devons revenir sur l’acceptation de cet accord. Et concevoir un programme radical compatible avec nos valeurs, nos objectifs et le discours que nous avons tenu au peuple grec depuis tout ce temps, depuis toutes ces années. Et ce programme radical est impossible sans une sortie de l’euro. La seule chose à quoi nous devions vraiment travailler, c’est au développement d’un plan de sortie de l’euro qui nous permettra de mettre en œuvre notre programme. C’est si évident que je suis stupéfait qu’on ne l’ait toujours pas compris après cinq mois d’échec des négociations.

Avons-nous les forces requises ? Oui. Oui parce que le référendum, où le non a triomphé sans appel, a démontré deux choses. Il a démontré, pour commencer, que l’euro est une affaire de classe. Ce n’est pas une forme d’argent impersonnelle. Comme je vous l’ai dit, il cristallise et contient des rapports de classe. Et les gens l’ont instinctivement compris: les riches ont voté oui, les pauvres ont voté non au référendum. Un point, c’est tout.

Deuxième chose démontrée par le référendum, et cela représente un énorme changement : pour la première fois depuis cinq ans, la jeunesse grecque s’est exprimée. Nous étions nombreux à attendre qu’elle le fasse. Et enfin, elle l’a fait. Et la jeunesse, cette jeunesse si attachée à l’Europe, si éduquée, sans doute si éloignée de tous ces dinosaures d’extrême gauche qui croient encore à Marx et consorts – cette jeunesse grecque qui bénéficie des programmes Erasmus et qui voyage partout, cette jeunesse a dit non, à 80 %. Voilà la base d’une orientation radicale, et d’une réorientation pour Syriza aujourd’hui. Si nous disons oui, si nous maintenons le oui, nous perdrons les jeunes. J’en ai la certitude absolue.

 

 

Comment organiser une sortie de l’euro ?

 

Alors,  comment initier cette nouvelle orientation ? Est-ce une chose impossible ? Ne vous imaginez pas qu’il n’existe pas de plan pour sortir de cette union monétaire désastreuse et mettre en œuvre une stratégie radicale. Il existe un plan. Seulement, on ne l’a jamais utilisé. On ne l’a jamais développé, jamais étudié de manière approfondie. Pour le mettre en œuvre, il faut le développer, et il faut, par-dessus tout, une volonté politique.

Ce plan, sous forme de feuille de route, contiendra quelques points très clairs.

Premièrement, défaut sur la dette nationale. Le défaut est l’arme des pauvres. La Grèce doit faire défaut. Il n’y a aucune autre porte de sortie. Le pays est écrasé par sa dette. Un défaut serait donc un premier pas vers un profond effacement de la dette. Deuxièmement, nationalisation des banques. Nationalisation efficace des banques. Je veux dire par là que l’on nommera un commissaire public et un groupe de fonctionnaires et de technocrates qui savent comment s’y prendre. On leur demandera de diriger les banques et de renvoyer chez eux les membres des équipes dirigeantes actuelles. Voilà ce qu’il faut faire. Sans avoir la moindre hésitation. Et nous changerons en conséquence la structure juridique de ces établissements. La chose est très facile à faire. Les banques continueront à fonctionner sous un régime de contrôle des capitaux. On aura alors fait la moitié du chemin pour sortir de cette catastrophique union monétaire. Mais il faudra mettre en place un contrôle adéquat des banques et des capitaux, pas ce contrôle lamentable que nous avons vu ces deux dernières semaines. Il faudra que cela permette aux travailleurs et aux entreprises de retrouver une activité normale. C’est tout à fait possible. On l’a vu à plusieurs reprises.

Troisièmement, conversion de tous les prix, de toutes les obligations, de l’ensemble de la masse monétaire dans la nouvelle devise. On peut convertir tout ce qui relève du droit grec. Les déposants perdront une part de leur pouvoir d’achat, mais pas sur la valeur nominale de leurs dépôts. Mais ils y gagneront, car le pouvoir d’achat de leur dette diminuera également. Donc la majorité en sortira probablement gagnante.

Quatrièmement, organisation de l’approvisionnement des marchés protégés : pétrole, produits pharmaceutiques, nourriture. C’est tout à fait possible en définissant un ordre de priorités, donc il faut s’y prendre un peu à l’avance, pas à la dernière minute. Il est évident que si vous pensez mettre tout cela en place le lundi matin et que vous commencez à y réfléchir le dimanche, l’affaire sera difficile. J’en conviens.?Enfin, déterminer comment on allégera la pression sur le taux de change. Le taux de change va probablement plonger puis remonter. C’est généralement ce qui se passe. Il se stabilisera à un niveau dévalué. J’envisage une dévaluation de 15 à 20 % au final. Il faut donc savoir comment on maîtrisera cette situation.

 

 

Quels seront les effets d’une sortie de l’euro ?

 

Que se passera-t-il donc  si nous empruntons ce chemin ? D’abord, il faut s’y préparer techniquement, et surtout, il faut y préparer le peuple. Car pareille chose est impossible sans lui. Enfin, ce n’est pas tout à fait vrai : on peut se passer du peuple, mais alors il faut envoyer les chars dans les rues. On peut aussi faire ça. Mais ce n’est pas l’orientation de la gauche. La gauche veut y parvenir avec la participation du peuple, car nous voulons le libérer de cette façon, nous voulons le faire participer.

Que se passera-t-il donc si nous empruntons ce chemin ? Il se produira un changement structurel. Donc toutes les prévisions chiffrées ne valent pas grand-chose. Le mieux que l’on puisse faire dans ces conditions, c’est de concevoir des anticipations raisonnées fondées sur les expériences antérieures et sur la structure de l’économie grecque. J’imagine que si nous empruntons cette voie en y étant préparés, nous entrerons en récession. Ce sera difficile. Cela durera probablement plusieurs mois, du moins la plongée durera plusieurs mois. Mais si je me fonde sur l’expérience monétaire, je ne crois pas que cette situation durera plus de six mois. En Argentine, elle a duré trois mois. Puis l’économie est repartie.

La contraction durera donc plusieurs mois, puis l’économie redémarrera. En revanche, il est probable qu’il faille attendre plus longtemps pour renouer avec des taux de croissance positifs, car la consommation, la confiance, et les petites et moyennes entreprises subiront sans doute un choc important. Je suppose que l’on reviendra à des taux de croissance positifs au bout de 12 à 18 mois.

Une fois le pays sorti de cette période d’ajustement, je pense que l’économie reviendra à des taux de croissance rapides et soutenus. Pour deux raisons. D’abord, la reconquête du marché intérieur. Le changement de devise permettra au secteur productif de reconquérir le marché intérieur, de recréer des opportunités et des activités, toutes choses que l’on a vues à chaque fois que se sont produits des événements monétaires de cette ampleur. Et un gouvernement de gauche favorisera la reprise, pour qu’elle soit plus rapide et plus solide. En partie parce que les exportations vont très probablement repartir; en partie parce que l’on mettra en place un programme soutenu d’investissement public qui favorisera aussi l’investissement privé et produira de la croissance pendant plusieurs années. Voilà mes prévisions, je n’ai pas le temps de les développer ici.

La voie de la sagesse…

 

Je voudrais ajouter deux choses.  Il ne s’agit pas d’une sortie de l’Europe. Personne ne défend cette idée. L’euro, l’Union européenne et monétaire, ne se confond pas avec l’Europe – cette valeur désincarnée, qui nous tourmente depuis si longtemps. Nous parlons ici de sortie de l’union monétaire. La Grèce restera membre de l’Europe et des structures européennes tant que le peuple grec le souhaitera. Cette stratégie vise au contraire à libérer la Grèce du piège que constitue l’union monétaire, à lui permettre de renouer avec une croissance soutenue et avec la justice sociale, à renverser le rapport de force au profit des travailleurs du pays. Je le regrette, mais il n’y a pas d’autre stratégie. S’imaginer le contraire, c’est poursuivre des chimères.

J’ignore si la Grèce optera pour cette stratégie. Récemment, je suis tombé sur une phrase très intéressante, attribuée à un Premier ministre israélien. Il disait que les nations prennent la voie de la sagesse, mais seulement après avoir essayé toutes les autres. Dans le cas de la Grèce, je crains que ce ne soit ce qui nous attend. La voie de la sagesse, c’est celle de la sortie de l’euro et du changement social. J’espère que Syriza le comprendra et dira non. Qu’il ne signera pas cet accord! Qu’il reviendra à ses principes radicaux et à ses valeurs radicales ! Qu’il fera une nouvelle proposition à la société grecque et s’engagera dans la voie de la sagesse !

 Costas Lapavitsas 

Traduction : Nicolas Vieillescazes

Ce texte est la transcription traduite de l’intervention de Costas Lapavitsas au colloque Democracy Rising, tenu à Athènes le 17 juillet 2015. Les intertitres sont de la revue en ligne Contretemps et les coupures de la rédaction. Costas Lapavitsas est député au Parlement grec, membre de la Plateforme de gauche de Syriza, et professeur d’économie à la School of Oriental and African Studies à Londres.

 


La «bonne drachme»

Modeste contribution au débat sur la Grèce

La reddition du gouvernement Tsipras  face aux diktats de la troïka est une défaite douloureuse pour tous les partisans d’une alternative à l’austérité néolibérale en Europe. On peut rappeler brièvement, et un peu dans le désordre, les raisons de cette défaite : sous-estimation de la violence des « institutions », ce mélange de fanatisme économique et de volonté politique de briser une alternative ; absence de préparation des éléments matériels d’une rupture passant notamment par une suspension unilatérale des paiements de la  dette ; non-construction du rapport de force idéologique interne nécessaire pour cette rupture ; incapacité à assumer le non au référendum en faisant adopter, dans une logique d’union nationale, les mesures que le gouvernement avait demandé aux citoyens de rejeter ; absence de relais politique d’autres gouvernements et faiblesse du soutien du mouvement social.

La conclusion souvent tirée de ce constat est qu’il n’existe décidément pas de politique alternative possible à l’intérieur de la zone euro. Pour Stathis Kouvelakis, «il est devenu clair que vouloir rompre avec les politiques néolibérales, ultra-austéritaires et ‹mémorandaires›, dans le cadre de la zone euro relève d’une illusion qui coûte très cher. L’idée du ‹bon euro› et de ‹faire bouger l’Europe›, le refus obstiné d’un plan B et l’enfermement dans un processus épuisant de pseudo-négociations ont conduit au plus grand désastre de la gauche de transformation sociale en Europe depuis l’effondrement de l’URSS» (1)

Jacques Sapir aboutit à la même conclusion : «en réalité, aucun changement de l’UE de l’intérieur n’est possible. La ‹Gauche Radicale› doit se fixer comme objectif premier la rupture, au moins avec les institutions dont le contenu semi-colonial est le plus grand, c’est-à-dire l’Euro, et elle doit penser ses alliances politiques à partir de cet objectif. Pour elle, l’heure des choix est arrivée; il faudra rompre ou se condamner à périr» (2)

Il est possible qu’il ne reste plus d’autre choix que le Grexit, en Grèce, aujourd’hui. Cela peut se discuter. Mais cela n’implique pas qu’il faille en déduire une nouvelle orientation stratégique pour l’ensemble de l’Europe. Ce choix binaire – ou une forme de capitulation, ou le Grexit – est un raccourci qui élimine tous les éléments intermédiaires de construction du rapport de forces.

 

Certes , le débat a souvent été porté en ces termes, et depuis longtemps. Au feu de l’expérience grecque, de nombreux intervenants se rallient aujourd’hui à la sortie de l’euro comme seule voie alternative. Mais cela revient, encore une fois, à mélanger deux débats : le premier porte sur la Grèce, aujourd’hui ; le second est plus général et porte sur la stratégie de rupture en Europe. Je partirai ici d’un commentaire à mon article, « L’économie politique du crime » (3) : «Intéressant, mais alors pourquoi vous êtes-vous toujours prononcé contre la sortie de l’euro? Vous semblez avoir mis du temps à comprendre que l’euro et les plans d’ajustement imposés à la Grèce vont de pair. Votre point de vue manque de cohérence». Il se trouve que je n’ai jamais été «contre la sortie de l’euro», comme en témoigne, entre autres contributions, cet extrait d’un article publié en 2011 : «La sortie de l’euro n’est plus, dans ce schéma, un préalable. C’est au contraire une arme à utiliser en dernier recours. La rupture devrait plutôt se faire sur deux points qui permettraient de dégager de véritables marges de manœuvre: nationalisation des banques et dénonciation de la dette» (4).

La question clé pour la Grèce, chacun en conviendra, c’est le caractère non soutenable de la dette. Les mesures prioritaires à prendre sont alors un moratoire unilatéral, puis une annulation, totale ou partielle, de la dette. Mais en quoi ces mesures nécessitent-elles une sortie de l’euro ? Je n’ai jamais réussi à comprendre comment on pouvait établir un lien logique entre ces deux types de mesures.

Supposons que la Grèce sorte de l’euro.  Premier cas : elle continue à payer la dette. C’est absurde, dira-t-on, mais beaucoup d’avocats de la sortie de l’euro, bizarrement, n’excluent pas explicitement ce cas de figure. Si la dette devait être remboursée en euros, son poids réel (en drachmes) s’alourdirait en raison de la dévaluation. Si elle était remboursée en drachmes, cela équivaudrait à une annulation partielle, de 20 % si par exemple la drachme était dévaluée de 20 %, mais ce cas de figure est exclu juridiquement : la lex monetae ne s’applique pas.

De toute manière, les créanciers n’accepteraient pas une telle décote sans réagir et sans prendre des mesures de rétorsion passant par une spéculation contre la nouvelle monnaie. Cette même remarque s’applique au second cas où la sortie de l’euro s’accompagnerait – logiquement – d’une annulation, totale ou partielle, de la dette. Comme le note John Milioss (5), il est facile d’imaginer «une situation où la Grèce, une fois sortie de l’euro, ne pourrait trouver les réserves nécessaires pour soutenir le taux de change de sa nouvelle monnaie et devrait emprunter dans la zone euro ou ailleurs. Mais tout prêt dans la phase actuelle du capitalisme conduit à un programme d’austérité. Alors, qui va financer le pays afin de soutenir le taux de change de la nouvelle ?monnaie?»

Les créanciers seraient donc toujours là, et le passage à la drachme leur donnerait une arme de poids. Cette arme ne perdrait son efficacité que si le commerce extérieur de la Grèce était équilibré. C’est le second argument en faveur de la sortie de l’euro : grâce à la dévaluation, les exportations grecques seraient dopées et les échanges extérieurs seraient durablement équilibrés.

Mais ce scénario oublie au moins deux choses. La première est la dépendance de l’économie grecque (6) : toute reprise de l’activité se traduirait par une augmentation des importations notamment de produits alimentaires, de médicaments et de pétrole (dont les prix seraient alourdis par la dévaluation). On peut et il faut évidemment imaginer des politiques industrielles et agricoles qui réduisent cette dépendance, mais leurs effets ne seraient pas immédiats.

L’autre oubli concerne le comportement des capitalistes dont la priorité est de rétablir leurs profits. L’expérience récente montre que la baisse des salaires en Grèce ne s’est pas traduite en baisse des prix, mais en augmentation des marges de profits à l’exportation, à tel point que la Commission européenne s’est interrogée sur les exportations grecques « manquantes » (7). Ce point est important : en faisant de la devise l’alpha et l’oméga de la question grecque, on fait totalement l’impasse sur les rapports de classe internes à la société grecque. Or, la sortie de l’euro, en tant que telle, ne remet pas en cause la structure oligarchique.

L’autre avantage d’une sortie de l’euro serait de rendre à nouveau possible le financement du déficit public par la banque centrale, donc indépendamment des marchés financiers. Mais, là aussi, la sortie de l’euro n’est pas la condition préalable à la recherche d’autres modes de financement. La nationalisation des banques, avec un quota imposé de titres publics, serait un autre canal de financement possible, ou encore la réquisition de la banque centrale. Ce serait une autre forme de rupture qui n’aurait rien à voir avec l’appel à un « bon euro ».

Les partisans de la sortie de l’euro ont réussi à enfermer le débat dans ce choix binaire: le «bon euro» idyllique ou la sortie de l’euro, passer sous la table ou la renverser, ne pas faire de l’euro un tabou (mais un totem ?), etc. Que le bilan de l’expérience grecque conduise à enfermer le débat stratégique dans ce choix binaire, c’est compréhensible, mais c’est une facilité.

 

Il n’y a pas d’issue tranquille  à la situation dramatique dans laquelle la Grèce est aujourd’hui enfermée. Une sortie de l’euro, aujourd’hui, pour la Grèce, serait peut-être moins coûteuse que l’application du troisième mémorandum à venir, encore plus monstrueux que les précédents. Mais ce n’est pas une voie royale, et il faut le dire, honnêtement. Ensuite, le risque est d’en faire la solution à tous les problèmes de l’économie grecque, qu’il s’agisse des structures productives ou du pouvoir de l’oligarchie.

La sortie de l’euro est presque toujours présentée comme une sorte de baguette magique permettant d’échapper à la domination du capitalisme financier, ainsi qu’aux contradictions internes entre capital et travail. Comme si la sortie de l’euro équivalait à la sortie des politiques néolibérales. Les grandes firmes et les riches Grecs vont-ils par miracle cesser leur évasion fiscale à grande échelle ? Les armateurs grecs vont-ils par miracle accepter de financer les retraites ?

Cette fixation sur la question de la monnaie est donc dangereuse dans la mesure où elle fait passer au second rang toute une série d’enjeux qui ont à voir avec des rapports de classes qui ne s’arrêtent pas aux frontières. La Grèce n’est pas une «nation prolétaire» soumise au joug de l’euro, c’est une formation sociale structurée par des rapports de classe. Le total cumulé des fuites de capitaux depuis 10 ans est du même ordre de grandeur que le total de la dette grecque, cela n’a rien à voir avec l’euro et le retour à la drachme n’y changerait rien. Il permettrait même aux évadés fiscaux de rapatrier une partie de leurs capitaux en réalisant une plus-value proportionnelle au taux de dévaluation.

 

Nous sommes bien sûr  en faveur d’une réforme fiscale et bien d’autres choses encore, rétorqueront les partisans de la sortie de l’euro. Mais ces éléments de programme sont en pratique rejetés au second rang, et il est en outre impossible de démontrer que la sortie de l’euro rendrait plus facile à les mettre en œuvre. Plutôt que de reprocher à Tsipras de ne pas avoir préparé un plan B, assimilé à la sortie de l’euro, il faudrait lui reprocher de ne pas avoir institué, dès le premier jour, un contrôle des capitaux, ce qu’il a refusé de faire afin de rassurer les institutions sur sa bonne volonté.

L’argumentation en faveur de la sortie de l’euro repose finalement sur un postulat fondamental ainsi formulé par Jacques Sapir dans un récent billet : «les questions du changement de monnaie et du défaut sont étroitement liées» (8). Il y dresse la liste des problèmes à traiter en cas de Grexit :

1 la question des réserves de la Banque Centrale ; 2 la question des liquidités ; 3 la question de la dette ; 4 la question des  banques commerciales. Et il souligne qu’il est «très important que le gouvernement grec annonce le défaut sur sa dette en même temps qu’il constatera que l’Euro ne peut plus avoir cours légal sur son territoire. »

C’est cette simultanéité entre défaut sur la dette et abandon de l’euro qui est discutable. La logique voudrait de raisonner selon une séquence différente : d’abord le défaut sur la dette, parce que c’est la condition nécessaire pour une réorientation de l’économie grecque. Ensuite, les mesures d’accompagnement qui en dérivent, à savoir la nationalisation des banques, la réquisition de la banque centrale, le contrôle des capitaux, la création éventuelle d’une monnaie parallèle. C’est un programme qui a sa cohérence, qui implique des ruptures fondamentales avec les règles du jeu européennes, mais qui ne nécessite pas a priori la sortie de l’euro.

 

La sortie de l’euro  n’est pas en soi un programme, ce n’est qu’un outil à utiliser le cas échéant, et il faut faire la démonstration de sa nécessité, au-delà de l’incantation. Cette fétichisation de la monnaie déséquilibre la construction d’un tel programme, développe des illusions sur la «bonne drachme» qui valent bien celles, imaginaires, sur le «bon euro» et rabat les enjeux sociaux sur une logique nationale-­monétaire.

John Milios, l’ancien « économiste en chef » de Syriza, l’explique très bien : «Il n’y a aucune raison pour que le mouvement social qui s’oppose au néolibéralisme et au capitalisme s’arrête parce que la Grèce a l’euro comme monnaie. Si tel était le cas, une nouvelle monnaie pourrait être nécessaire pour soutenir cette nouvelle voie. Mais nous devons partir de ce mouvement, non l’inverse. C’est la raison pour laquelle je considère que la question de la sortie de l’euro est secondaire. D’un point de vue non pas théorique, mais politique (comment modifier les rapports de forces politiques et sociaux), je considère l’euro comme un faux problème. Je ne participe pas aux débats sur la monnaie parce qu’ils mettent de côté la question principale qui est comment renverser la stratégie à long terme des capitalistes grecs et européens en faveur de l’austérité.» (9)

Michel Husson  26 juillet 2015

Publié sur le site d’Alencontre. Economiste et statisticien, Michel Husson a participé à la Commission pour la vérité sur la dette publique grecque.

 

  1. Stathis Kouvelakis, « Il faut s’opposer à ceux qui mènent la Grèce et la gauche grecque à la capitulation », 24 juillet 2015.
  2. Jacques Sapir, « La Grèce, la gôche, la gauche », El Correo, 25 juillet 2015.
  3. Michel Husson, « Grèce : l’économie politique du crime », A l’encontre, 29 Juin 2015. NB. comme j’ai été impliqué directement dans le débat grec en tant que membre de la Commission pour la vérité sur la dette grecque, je m’exprime ici à la première personne.
  4. Michel Husson, « Euro : en sortir ou pas ? », A l’encontre, 18 juillet 2011.
  5. John Milios, « Ils pensaient pouvoir gouverner de la même façon qu’avant la crise », A l’encontre, 22 juillet 2015.
  6. Michel Husson, « Grèce : une économie dépendante et rentière », A l’encontre, 12 Mars 2015 ; George Economakis, Maria Markaki, Alexios Anastasiadis, « Structural Analysis of the Greek Economy », Review of Radical Political Economics, Vol. 47(3), 2015.
  7. Uwe Böwer, Vasiliki Michou, Christoph Ungerer « The Puzzle of the Missing Greek Exports », European Economy, 2014.
  8. Jacques Sapir, « Les conditions d’un Grexit », 11 juillet 2015.
  9. John Milios, déjà cité.