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Débats : Le Rojava, l'avant-garde de la révolution au Moyen-Orient

Quelques jours après la défaite de l’Etat islamique (EI) à Manbij le 12 août dernier, de nombreux articles et réactions se sont principalement attardés sur le «contre» quoi les Forces démocratiques syriennes (FDS) se battaient, en oubliant quasiment le «pour» quoi elles luttaient. Or, quel impact peut avoir une victoire militaire sans retombées politiques? Cette lutte se limite-t-elle uniquement à la Syrie ou vise-t-elle tout le Moyen-Orient?

Les Forces démocratiques syriennes sont composées de différentes communautés linguistiques et culturelles. On y trouve en grande majorité les combattant·e·s des YPG/YPJ kurdophones, les forces du Conseil militaire syriaque araméophone et plusieurs groupes révolutionnaires syriens arabophones. Cette composition hétéroclite et l’implication des femmes dans ces batailles n’est pas juste une alliance de circonstances avec comme unique dénominateur commun la défaite de l’EI, elle fait écho au programme politique insufflé au Rojava par le Parti de l’union démocratique (PYD) et adopté par le Conseil du peuple du Rojava les 11 et 12 novembre 2012.

A cette date, les cantons d’Afrin, Kobane et Djezire se déclaraient autonomes du pouvoir central et rompaient avec le Conseil national syrien (CNS), qui, depuis Istanbul, déclarait n’accepter comme dénomination pour la Syrie post-baasiste que la «République arabe syrienne» et non pas la «République de Syrie». A la lumière de cette déclaration, l’inquiétude des laissé·e·s pour compte du nationalisme arabe et d’une partie des opposant·e·s aux accords de Sykes-Picot [accord de partage du Moyen-Orient entre le Royaume-Uni et la France en 1916, réd.] devient plus compréhensible par rapport à l’issue de la «révolution syrienne» du CNS et leur potentielle marginalisation. En guerre contre l’EI et le régime baasiste et en rupture avec la majorité de l’Armée syrienne libre (ASL), les FDS sont aujourd’hui les forces révolutionnaires les plus susceptibles de tenir tête aux régimes réactionnaires de la région et à l’EI.

Tout en prenant en considération ces appréhensions, les revendications autonomistes ne sont pas uniquement une réaction à la marginalisation et la répression perpétrée par les régimes d’Ankara, Bagdad, Téhéran et Damas à l’encontre des peuples et des régions du Kurdistan. Ces revendications sont à la base d’un projet politique visant à changer radicalement les formes d’organisation de la société. Le confédéralisme démocratique est bel et bien l’objectif de la révolution au Rojava.

L’alternative à l’Etat-nation: l’autonomie démocratique

L’enjeu à la clef de cette lutte armée n’est pas de changer le détenteur du pouvoir, mais bien d’en changer la forme et l’exercice. La formule du révolutionnaire kurde Abdullah Öcalan illustre bien l’organisation politique de la société voulue par ces partisans: «La démocratie gouverne là où l’Etat se contente d’administrer.» L’objectif politique de cette lutte n’est pas une décentralisation accentuée du pouvoir de Damas ni d’obtenir un compromis fédéral comme pour l’Irak depuis 2003, mais bien la mise en œuvre de l’autonomie démocratique pour tous les peuples du Moyen-Orient. C’est l’Etat-nation lui-même qui est contesté et combattu et les revendications ne se limitent pas à la délégation d’un quelconque pouvoir aujourd’hui centralisé.

Le pouvoir prend sa source de la commune (30 à 40 maisons, majorité politique des individus dès l’âge de 16 ans) et se délègue ou se révoque à travers plusieurs organes jusqu’au Conseil populaire, qui est composé des représentant·e·s de tous les districts et des organisations du Mouvement pour la société démocratique (TEV-DEM). Cette forme d’organisation autonomiste met l’accent sur la participation des jeunes, l’inclusion des différentes communautés linguistiques et culturelles (Arabe, Turkmènes, Syriaques, Kurdes) et l’égalité, la représentativité et la participation de toute sa population sans discrimination de sexe.

L’avant-garde de la Révolution au Moyen-Orient

Ces combattant·e·s défendent trois expériences autonomistes: trois districts libérés (Afrin, Kobane, Djezire) du joug du régime baasiste, de l’EI et de celui d’autres factions nationalistes et/ou réactionnaires. Une de ces poches révolutionnaires est jusqu’à ce jour isolée géographiquement par les troupes de l’EI: la bataille de Manbij et celles qui suivront ont pour objectif de briser l’isolement du district d’Afrin afin d’avoir une continuité géographique entre ces trois cantons.

Est-ce que la continuité entre ces zones libérées suffira à exercer l’autonomie démocratique? Il semble que non, vu que le Rojava partage ses frontières nord et est avec le gouvernement régional du Kurdistan d’Irak dirigé par un allié de la République de Turquie, dont le gouvernement et l’administration sont ouvertement hostiles au PYD ainsi qu’à toute forme de revendications autonomistes (kurdes ou autres, en Syrie comme en Turquie) ; tandis qu’au sud et à l’ouest ce foyer révolutionnaire côtoie les différents protagonistes de la guerre civile et internationale en Syrie.

Cette alternative politique ne peut survivre et se réaliser si elle se limite à la «kurdicité» et au Rojava: les gauches arabes, turques et iraniennes seront appelées à se positionner par rapport à ce processus révolutionnaire: abandonner la révolution dans le tracé impérialiste de Sykes-Picot ou participer à l’autodétermination des peuples du Moyen-Orient en combattant leurs régimes réactionnaires.

Si le confédéralisme démocratique est un projet porté majoritairement par les révolutionnaires kurdes, son objectif est quant à lui moyen-oriental au moins et universel au plus.

Boutros Abou Ali