Eco-logique
Eco-logique : Climat - Il n'y a pas de petits profits pour le capitalisme
Il n’y a pas de petits profits pour le capitalisme
Chercheur à l’Université de Genève, Romain Felli, nous livre une œuvre qui fera date pour toutes celles et tous ceux qui entendent penser les questions climatiques sous l’angle des rapports de forces politiques et économiques. Car la «crise climatique» est moins une question qui relève de la «nature» qu’une question qui relève d’un système capitaliste dont certains laboratoires d’idées néolibéraux ont pensé les crises dès les années 70 comme moyen d’étendre la sphère du marché.
Swiss Re (ici son siège londonien) propose aux paysan·ne·s du Sud des micro-assurances pour pallier les conséquences du changement climatique
Si l’on peut regretter que l’auteur ne mette pas mieux en lumière le fait que c’est un postulat de négation des changements climatiques qui a dominé les débats publics, économiques et politiques aux Etats-Unis dans les années 80, et que cette idée portée notamment par les lobbys pétroliers est toujours vivace, la démonstration est ici magistrale: il s’agit moins, pour les dominants, de réformer ou de changer le système que de mettre en place des mécanismes de marchés visant à continuer le business as usual. Si le moment «négationniste» a été important, dans les faits, c’est la notion «d’adaptation» qui s’est imposée, tant au niveau des institutions mondialisées (GIEC), que dans les politiques publiques. Or celle-ci sous-tend et sous-entend l’implémentation de politiques favorables au capital.
Le «capitalocène»
Dès les premières pages, le cadre théorique de l’ouvrage est donné: non, nous ne vivons pas à l’ère de l’Anthropocène, mot à priori neutre et politiquement inopérant qui renvoie la responsabilité des crises au genre humain dans son ensemble. Faisant suite à d’autres chercheurs (Malm, Moore), Romain Felli emploie et développe avec raison le concept de «Capitalocène». Dans un ouvrage parfois un peu ardu du point de vue des concepts employés, l’auteur se livre à une archéologie de la pensée néolibérale depuis les années 70 en ce qui concerne les questions climatiques (chap. 1 et 2). Loin d’avoir uniquement nié le changement climatique, de nombreux laboratoires d’idées néolibéraux ont ainsi anticipé la question climatique, produisant maintes analyses et influençant très directement les politiques menées à un niveau global.
Or que peut-on relever de leurs réflexions? En premier lieu que la priorité a toujours été donnée à la question de l’adaptation aux changements climatiques plutôt qu’à la réduction des émissions, perçue comme trop couteuse et trop compliquée à mettre en place à un niveau international. La notion d’adaptation, par contre, est rapidement apparue comme une potentialité d’ouverture de nouveaux marchés sur lesquels des profits étaient réalisables, ainsi que comme la possibilité d’imposer la sacro-sainte «flexibilité libérale» pour faire face aux incertitudes. En d’autres termes, il ne s’agissait pas de réfléchir à une transition remettant en cause le primat des énergies fossiles, mais de «gérer» les risques en mettant en avant des mécanismes de marchés sous couvert «d’adaptation». Ajoutons également le rôle de ces laboratoires d’idées dans l’élaboration d’instruments de marchés («permis de polluer» issus du Protocole de Kyoto) visant à «réguler» au minimum les émissions carbone.
L’auteur met en perspective deux exemples particulièrement frappants: la micro-assurance et le microcrédit. Face aux incertitudes et à des Etats sans moyens, les paysans des Suds sont encouragés à contracter des microcrédits et des micro-assurances pour pallier les conséquences des changements climatiques (sécheresses, inondations, etc.). Alors qu’ils évoluent pour la plupart dans des structures de gestion des espaces agricoles communautaires, ces paysans se voient happés par une logique individuelle de marché, dans laquelle chacun devient «un entrepreneur de soi» (p. 120). Conséquence logique: une grande partie de ceux qui ont contracté des microcrédits ne parviennent pas à rembourser et se retrouvent sans terres. Bienvenue dans l’ère de l’adaptation par la microfinance! Swiss Re, deuxième plus grande entreprise active dans la réassurance, vise explicitement le marché constitué par les 1,4 milliard de personnes vivant avec moins de 1,25 dollar par jour…
Les naturels du Sud
Dans un dernier chapitre consacré aux migrations internationales, Romain Felli met également en perspective le fait que les pays des Suds sont constamment ramenés à leur «naturalité», là où les pays industrialisés ont droit à des discours portant sur le politique et l’économique. Sorte de résurgence des a priori coloniaux, cette approche permet d’éviter à bon compte les questions gênantes. Pour faire court, les migrations climatiques, par exemple, dans leur appellation même, seraient uniquement dues à la variabilité du climat. Cette manière d’entreprendre cette question passe totalement sous silence les logiques de marchés qui mènent à la paupérisation des centaines de millions de personnes.
En ce sens, Romain Felli rappelle un axiome fondamental de la géographie radicale: il n’y a jamais de catastrophe naturelle, il n’y a que des catastrophes humaines. C’est d’autant plus vrai concernant les changements climatiques: c’est bel et bien notre système productiviste et inégalitaire qui est à changer, ici et là-bas. Romain Felli ne dit pas autre chose dans sa conclusion: «Une telle solution implique une transformation importante des rapports de force, politiques, économiques et sociaux. Seules une intensification de la lutte des classes et la conquête du pouvoir politique au sein des Etats par des mouvements cherchant à modifier le fonctionnement de ces Etats et à réduire le pouvoir des entreprises peuvent forcer des transformations d’une telle ampleur».
Marc Bertholet
Intertitres de la rédaction