James Baldwin, Raoul Peck et le cauchemar racial américain

Le documentaire I Am not Your Negro, du réalisteur haïtien Raoul Peck, finaliste aux Oscars 2017, est une plongée dans l’Amérique raciste d’hier et d’aujourd’hui. Fondé sur les écrits et les discours de James Baldwin (1924–1987), le film redonne de la voix à l’un des plus grands écrivains américains.


James Baldwin – Daniel Bretton Tisdale

I Am not Your Negro  suit le parcours de l’écrivain James Baldwin entre 1957 et 1970, boulversante période de lutte pour les droits civiques des Noir·e·s aux Etats-Unis. Plus tard, l’écrivain aura pour ambition d’écrire un livre sur trois de ses figures majeures: Medgar Evers, assassiné en 1963, Malcom X, assassiné en 1965 et Martin Luther King Jr., assassiné en 1968. Ce livre ne sera jamais écrit: «projet trop douloureux», écrira James Baldwin à son agent littéraire en 1979.

Raoul Peck a reçu, de la part de la famille de James Baldwin, les droits sur l’ensemble de son œuvre: écrits publiés, non-publiés, lettres et photos personnelles, enregistrements audio-visuels, etc. Il s’y est plongé durant dix ans. Réussissant la prouesse de rassembler les pièces éparpillées du livre inachevé, il nous le rend sous la forme d’un bijou cinématographique.

L’attachement inconditionnel de Raoul Peck à Baldwin ne pouvait souffrir aucune contrainte, ni artistique, ni financière. Il a donc produit cette œuvre lui-même. On y découvre un intellectuel qui, partant de sa propre expérience, raconte, à l’appui d’un argumentaire incarné, l’insoutenable autisme des Blancs·ches, cause, selon lui, de l’athrophie morale d’un pays qui le hait mais dont il est le fruit étrange: un enfant de Harlem, homosexuel qui allie intellect et passion en un langage percutant. «Tu m’as offert une langue où demeurer, un cadeau si parfait», lui écrira Toni Morrison en 1987. Cette langue traverse, intacte, tout le film. Le réalisateur n’y a pas introduit une seule syllable. Les voix profondes de Samuel L. Jackson (vo) et de Joey Starr (vf) imprègnent le spéctateur du cauchemar racial que sont les Etats-Unis d’hier et d’aujourd’hui.

Un cauchemar racial

A l’age de 24 ans, James Baldwin fuit les Etats-Unis pour Paris afin d’échapper au sentiment de menace constante qu’il éprouve dans son propre pays en tant que Noir. Mais, en 1957, boulversé par les réactions de haine vicérale qui accompagnent l’entrée de la première élève noire, Dorothy Counts, au lycée de Charlotte (Caroline du Nord), il décide de rentrer aux Etats-Unis pour «prendre sa part». Il s’engage alors, intellectuellement, dans la lutte pour les droits civiques.

Dès lors, il n’aura de cesse de tenter de comprendre et d’expliquer le cauchemard racial américain. Pour lui, il s’agit du problème principal de son pays, celui qui éclaire tous les autres, en ce sens qu’il traduit la psychée profonde de la nation. Les militant·e·s des droits civiques mettent l’accent sur les coûts du racisme pour ses victimes. James Baldwin en examine le prix pour ses auteur·e·s: «L’image du Nègre en Amérique, écrit-il dans Nobody Knows My Name, qui n’a pas grand chose à voir avec le Nègre, a toujours reflété avec une effrayante précision l’état d’esprit du pays». Et d’ajouter que «vous ne pouvez pas me parquer dans les ghettos et me lyncher sans devenir des montres».

En bref, pour Baldwin, les premiers·ères concernés par le racisme sont les Blancs·ches. Ce qui se joue, en effet, c’est leur propre humanité. Une nation qui refuse de reconnaître son cancer et les métastases qui se répandent dans l’entier de son corps ne peut pas être libre. Le documentaire de Raoul Peck rend cela avec clareté et dénonce ce que Baldwin appelait la «fabrication du Nègre» qui se fait, en partie, par le truchement de l’industrie du cinéma. Pour lui, Hollywood s’est bâti sur l’histoire de deux génocides qui ne disent pas leur nom: celui des Indien·ne·s et celui des Noir·e·s.

Les extraits de films choisis par Raoul Peck, intercallés entre des images d’archives exposant crument la condition des Noir·e·s, montrent un contraste saisissant entre le pays rêvé et le pays réel. Certaines images récentes de heurts raciaux violents à Ferguson et Baltimore rappellent les continuités et l’actualité du sujet dans un pays où le président fait l’approbabtion du Ku Klux Klan.

Les graines de James

James Baldwin ne s’est jamais impliqué directement dans une association ou un parti. Ce choix l’a isolé. Eldridge Cleaver, par exemple, un des leaders des Blacks Panthers, le considérait comme un traître. Quant à Martin Luther King Jr., il a refusé de lui donner la parole lors de la grande marche sur Washington du 28 août 1963. Du côté des autorités, il va sans dire qu’il était un homme à combattre. Le FBI avait constitué un dossier de 1884 pages sur cet homme décrit comme un «pervers bien connu» en raison de son homosexualité et comme une «menace pour la sécurité nationale» en raison de ses idées de gauche.

James Baldwin regagne finalement Paris en 1970. Il y restera jusqu’à sa mort, non sans avoir fait quelques passages en Suisse. La consultation des archives du Journal de Genève et de la Gazette de Lausanne entre 1960 et 1970 montre que l’homme y était fort apprécié en raison de sa posture d’intellectuel, critique certe, mais d’intellectuel avant tout, contrairement aux Black Panthers ou à Malcom X, dépeints comme de dangereux extrémistes.

Aujourd’hui, aux Etats-Unis, à l’heure où les anciennes factions se sont largement dissoutes et que la question raciale revient en force sur le devant de la scène, Baldwin connaît un regain d’influence. Depuis la présidence de Barack Obama, une douzaine d’ouvrage ont été publié sur lui.

Isabelle Lucas