Dégraissages dans la presse suisse

Dégraissages dans la presse suisse : À qui profite le crime?

Journaux et revues, en Suisse comme ailleurs, se concentrent entre les mains de propriétaires toujours moins nombreux. Cette fonte régulière de l’offre médiatique a de quoi inquiéter, car derrière la logique du profit se joue la bataille de l’opinion.


Le siège de Tamedia à Zurich – Raisa Durandi

Quel point commun  unit 20 Mi­nu­tes, Le Matin, La Tribune de Genève, 24 Heures et Bilan? Et le Tages Anzeiger, la Berner Zeitung et 20 Minuten? Tous ces titres appartiennent à Tamedia, l’un des mastodontes de la presse suisse.

Depuis une quinzaine d’années, le paysage économique des journaux helvétiques rappellerait presque celui du pétrole texan après la razzia de Rockefeller dans les années 1880. Le mouvement semble infini et a connu un nouveau coup d’accélérateur cet été, avec l’annonce du déménagement de l’essentiel de la rédaction de La Tribune de Genève à Lausanne, dans le cadre d’une fusion avec celles de 24 Heures et du Matin Dimanche.

Face à la baisse régulière de ses recettes, la presse réduit les coûts. Les contenus et la qualité avec. Et la diversité des opinions représentées dans la sphère publique, condition d’un véritable débat démocratique, relève de plus en plus de l’utopie.

Grand capital et concentration de la presse

Quelques jours avant sa dernière décision, Tamedia avait annoncé la fusion des rédactions du Matin et de 20 Minutes. Et en 2016, Ringier, principal autre groupe de presse implanté en Suisse, rapatriait déjà Le Temps à Lausanne, dans les locaux de L’Hebdo… avant de supprimer celui-ci, moins d’un an plus tard. Autant dire qu’à Genève, Le Courrier se sent de plus en plus seul.

Ce processus de concentration, en Suisse comme ailleurs, ne date pas d’aujourd’hui. Mais il s’est accéléré au début des années 2000. Non seulement le nombre de titres diminue à vue d’œil, mais de plus en plus de publications se trouvent réunies au sein de grands groupes les rachetant à tour de bras.

Difficile de s’étonner d’une telle évolution, et on se demande bien pourquoi la logique libérale épargnerait la presse écrite. Concentration du capital, recherche du profit maximal et rentabilité à court terme s’assoient logiquement sur les objectifs de qualité et d’originalité, et surtout de diversité.

Résultat, quelques géants se partagent la quasi-totalité du marché helvétique, laissant des miettes aux médias indépendants. Tamedia pèse aujourd’hui pour deux tiers dans le chiffre d’affaires de la presse romande. Côté alémanique, la part de marché du groupe atteint « seulement » 37%, NZZ Gruppe et Ringier s’accaparant presque tout le reste.

Limiter les pertes…

Régulièrement, la presse rend compte avec plus ou moins d’inquiétude de sa propre décrépitude. On lit ici et là quelques diatribes rappelant le-rôle-tout-à-fait-fondamental-des-médias-dans-une-vraie-démocratie. Au sein de la classe politique, on entend pousser quelques cris d’orfraie pour la galerie, entre deux larmes de crocodiles dont les grandes dents s’en vont aussitôt croquer dans les effectifs de la fonction publique et les aides sociales.

Mais, dans l’ensemble, on lit les mêmes articles, résignés, que lorsqu’il s’agit de rendre compte des licenciements dans d’autres branches d’activités. «Des licenciements seront inévitables», «la direction envisage des départs en préretraite», «le groupe compte sur des départs naturels»: mêmes histoires, mêmes formules, on évite de dire crûment qu’on vire des gens pour améliorer des marges et rémunérer des actionnaires.

D’autant plus que les patrons peuvent s’abriter derrière les difficultés structurelles de la branche. Les vrais responsables de la déliquescence de la presse écrite, il faudrait les chercher du côté des gratuits et du web.

Il est vrai que, avec l’apparition des gratuits au début des années 2000, combinée à l’essor d’internet, les recettes publicitaires sont en chute libre. Comme l’argent des annonceurs constitue depuis longtemps la principale source de revenus des médias payants, il faut bien trouver des moyens de limiter la casse. On mutualise, on diversifie, on restructure… en se gardant bien sûr de remettre en cause un modèle économique incompatible avec l’indépendance de la presse.

…et façonner l’opinion

Reste un paradoxe: de fusion en fusion, les contenus se ressemblent de plus en plus, et le nivellement se fait par le bas. Entre Le Matin et 20 Minutes, les différences s’estompent et payer devient un choix de plus en plus irrationnel.

Deuxième paradoxe, les journaux, même agonisants, continuent de trouver des groupes prêts à dépenser des fortunes pour les racheter. Pendant que Tamedia réorganise la presse romande, un certain Christoph Blocher, via le groupe de la Basler Zeitung, vient de débourser plusieurs dizaines de millions pour mettre la main sur 25 (!) hebdomadaires gratuits outre-Sarine – soit environ 800 000 lecteurs et lectrices.

Gageons que l’ancien conseiller fédéral sait où sont ses intérêts. Dans la presse, les bénéfices se mesurent surtout en image de marque et en influence. S’il faut mener le combat pour une presse libre et indépendante, c’est que le résultat des prochaines votations se joue aussi dans la survie de médias capables de porter un regard critique sur les discours dominants.

Une bonne raison pour soutenir, au niveau individuel, des titres papiers ou en ligne indépendants, à commencer bien sûr par le journal de solidaritéS.

Guy Rouge