Faire vivre la mémoire de Rouge
Le jeudi 19 décembre prochain, Edwy Plenel et Olivier Besancenot seront présents à Genève à l’occasion de la projection du documentaire Rouge, la couleur qui annonce le journal. Organisée par solidaritéS, cette soirée permettra de revenir sur l’histoire du journal de la Ligue Communiste Révolutionnaire française, où le fondateur de Mediapart a notamment débuté son activité journalistique.
Publié de manière hebdomadaire de 1968 à 2009, le journal Rouge était la principale publication de la Ligue Communiste (LC) puis de la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR). Après une première tentative en 1974 lors de la campagne présidentielle française, Rouge parut de manière quotidienne entre 1976 et 1979, grâce à son imprimerie Rotographie installée à Montreuil. Après un intense travail de formation aux différents métiers de la presse écrite et l’achat d’une rotative, Rouge a imprimé 852 numéros en trois ans, accompagnant les luttes sociales, écologistes, féministes et homosexuelles dans une France marquée par la crise économique et l’austérité.
Malgré un contenu riche et engagé, incluant des pages internationales et culturelles, le quotidien a rapidement affronté des difficultés financières, menant à son retour au format hebdomadaire. Le film, enrichi d’archives et de témoignages de celles et ceux qui ont fait Rouge durant ces trois années de publication quotidienne, explore les enjeux politiques, sociaux et économiques de cette transformation et les expériences des différents acteurs de cette aventure militante.
Extraits d’un article de Daniel Bensaïd, publié dans le numéro 2000 du journal et entretien avec un co-réalisateur du documentaire.
Lorsque Rouge nº 1 est paru, à l’automne 1968, affichant fièrement à la «une» la faucille et le marteau stylisés qui allaient devenir le logo de la Ligue communiste pendant de longues années, nul d’entre nous n’imaginait s’embarquer pour une aventure de presse qui célèbrera cette année son 35e anniversaire.
Les organisations révolutionnaires, depuis les origines du mouvement ouvrier, n’avaient guère été habituées à une telle longévité dans la légalité. De plus, la fin des années soixante fut pour beaucoup (y compris parmi nous) l’époque de ce que Régis Debray a résumé (dans sa Critique des armes) comme «un léninisme pressé». Après la répétition générale de Mai et avant la nouvelle vague de mobilisation, l’été 1968 en France semblait être une pause ou un intermède. Le printemps avait vu la grande offensive du Têt au Viêt-Nam contre le gouvernement fantoche et la présence américaine. Après l’assassinat du Che, la guérilla bolivienne se réorganisait. La révolution semblait à l’ordre du jour en Amérique latine et bientôt en Europe. L’histoire nous « mordait la nuque ».
Enfant de Mai
En juin 1968, la Jeunesse communiste révolutionnaire et le Parti communiste internationaliste (section française de la IVe Internationale, qui publie La Vérité) avaient été mis hors la loi. Alain Krivine, Pierre Rousset, Isaac Johsua et une dizaine de camarades étaient hébergés à la Santé ou à la petite Roquette. L’été fut donc consacré à se réorganiser, à préparer la rentrée sociale et universitaire, à initier la discussion en vue de fonder une nouvelle organisation unifiée. Dans cette transition, un journal était une priorité absolue. Nous connaissions notre Lénine par cœur: «un journal pour toute la Russie», un «organisateur collectif». Comme le rappelle Olivier Rollin dans son Tigre en papier, il n’y avait à l’époque ni téléphones mobiles, ni ordinateurs portables, ni Internet, ni téléconférences.
Le journal restait donc le principal outil de communication et de centralisation pour renouer les liens distendus et rompus durant la tourmente de la grève générale. L’à-valoir sur les droits d’auteurs que nous a versé François Maspero pour Mai 68, répétition générale fut illico investi dans le journal. Quant au titre, il fut décidé sans grande difficulté, sur les conseils de Jean Chalit, de renoncer aux substantifs habituels (L’Etincelle, La Forge, La Lutte ceci, Combat cela, etc.) et de prendre pour nom l’adjectif qui annonce la couleur. Ce serait donc Rouge, en toute simplicité!
Jusqu’au congrès (clandestin) constitutif de la Ligue communiste comme section française de la IVe Internationale, en avril 1969, Rouge fut bien cet organisateur collectif. Autour de lui, se sont créés des cercles de lecteurs et de diffuseurs. Dans des villes où nous n’avions aucun contact, des noyaux se formaient à partir du journal.
Comme nous étions, du point de vue légal, dans une situation incertaine, le journal servit aussi d’interface entre une structure publique (les «cercles pile») et une structure invisible (les «cercles face»), dont seuls les membres participèrent à la préparation du congrès. Initialement bimensuel, le journal devint hebdo pour soutenir la campagne d’Alain Krivine à l’occasion de la présidentielle de mai 1969.
Lorsqu’en 1973, la Ligue communiste fut à nouveau dissoute par le gouvernement, après la manifestation antifasciste du 21 juin, le journal joua à nouveau son rôle d’organisateur collectif. Pas une semaine, Rouge n’a cessé de paraître. Il a permis de préparer la grande manifestation de soutien aux grévistes de Lip en 1973, puis la campagne présidentielle de 1974, à travers la laquelle la Ligue, devenant Ligue communiste révolutionnaire (de là vient cette insolite redondance), reconquit sa légalité.
Au service des luttes
La dictature était tombée au Portugal en 1974. Elle chancelait en Espagne. La démocratie chrétienne s’essoufflait en Italie. Les chances de victoire électorale de l’Union de la gauche se précisaient pour 1978. Le projet était enthousiasmant. Il mobilisa les énergies pendant presque trois ans. Puis, il fallut se résoudre à arrêter avant de s’enfoncer dans une débâcle financière.
Un quotidien est une arme précieuse, mais à double tranchant. Pendant des grèves ou des mobilisations, c’est un formidable instrument d’information et d’organisation. C’est aussi une loupe grossissante posée sur les faiblesses et les erreurs commises. Le quotidien absorba une grande part des forces de directions au détriment d’une cohésion collective au moment crucial de la crise de l’Union de la gauche.
En un temps où il semble de bon ton de dénigrer 68 et d’en refouler la portée sociale, Rouge incarne au contraire une continuité et une fidélité dont il n’a pas à… rougir! 2000 numéros, trente-cinq ans au service des opprimés et des exploités: pour qui la feuillette, la collection du journal constitue déjà une chronique des luttes, des résistances, des espérances de toute une époque, et un document précieux sur le dernier tiers du 20e siècle.
1968 fut l’année de l’offensive indochinoise, de la grève générale en France, mais aussi du «printemps de Prague» et de l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie. Dès sa naissance, le ton était donné, celui d’un journal irréductiblement internationaliste: anticapitaliste, anti-impérialiste, antibureaucratique et antistalinien.
Sur tous les fronts
Son engagement anti-impérialiste s’est manifesté par le soutien aux luttes de libération indochinoise jusqu’à la victoire de 1975, aux luttes de libération des colonies portugaises, aux luttes populaires en Amérique latine (et à l’importance accordée dès 1979 à la fondation du Parti des travailleurs du Brésil), aux mouvements anticolonialistes dans les Antilles françaises, à la révolution en Amérique centrale après l’insurrection nicaraguayenne victorieuse de 1979… Il s’est aussi traduit par une opposition aux interventions militaires impérialistes tout au long des années 1980 et 1990 (les Malouines, Grenade, Panama, la première guerre du Golfe, la Somalie, les Balkans, l’Afghanistan), jusqu’à la guerre «sans limites» annoncée par George W. Bush après le 11 Septembre.
Son engagement antibureaucratique s’est exprimé dans le soutien aux dissidents soviétiques emprisonnés, aux luttes sociales en Pologne (notamment à la naissance de Solidarnosc) et aux mobilisations contre le coup d’État de Jaruzelski (en décembre 1981), aux protestations contre la répression bureaucratique en Chine, aux manifestations de l’automne 1989 en Allemagne orientale qui ont conduit à la chute du Mur de Berlin.
Son engagement anticapitaliste s’est traduit par un soutien indéfectible aux luttes et aux mouvements sociaux, qu’il s’agisse des grandes grèves de postiers, d’infirmières, de cheminots, d’enseignants, des luttes d’entreprise (du Joint français en 1971 à Cellatex récemment, en passant par les poupées Bella, Danone, etc.), des luttes de travailleurs immigrés et de sans-papiers, des luttes de femmes, des mobilisations écologistes contre la pollution et les risques industriels.
Face aux gouvernements de gauche, Rouge a maintenu, dès la première victoire de Mitterrand en 1981, une position critique, puis une opposition résolue aux renoncements et aux politiques néolibérales. Il s’est mis au service des mouvements sociaux de l’hiver 1995, et s’est opposé aux privatisations et aux mesures antisociales du gouvernement Jospin. Il s’est aussi opposé à l’Europe de Maastricht, d’Amsterdam, de Dublin, au nom d’une autre Europe, sociale, démocratique, ouverte. Engagé dans la préparation des marches nationale (1994) et européenne (1997) des chômeurs, il est bien sûr aux côtés des manifestants de Seattle, de Gênes, de Florence, de Porto Alegre, contre la mondialisation capitaliste et le militarisme impérial.
Dans cette déjà longue histoire, tout n’est pas rouge. Il y a eu bien sûr des ratés, des retards, des erreurs. Celle sur l’Afghanistan en 1980, où, après hésitation – tout en critiquant l’occupation bureaucratique – nous avons refusé une campagne pour le retrait des troupes soviétiques de crainte de faire le jeu de l’impérialisme, est un amer souvenir. Ce dérapage, au seuil des sinistres années 1980, était révélateur d’un trouble plus profond et de la difficulté à prendre la mesure des changements intervenus dans la situation mondiale.
Au fil des années 1990, avec la remontée des résistances sociales et des mobilisations internationales contre la mondialisation capitaliste, le journal, comme la Ligue, a logiquement retrouvé ses couleurs.
Daniel Bensaïd
«Rouge, hebdomadaire de la LCR, a 35 ans», Rouge, nº 2000, 16 janvier 2003 (extraits)
À propos de
Rouge, la couleur
qui annonce le journal
Entretien avec Nico Dix, co-réalisateur
du documentaire.
On sait que Rouge était le journal de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) en France, est-ce que tu peux nous en dire un peu plus dessus? Quels sont les grands jalons de son histoire? De l’écriture à production matérielle du journal, qui faisait Rouge ?
Rouge, c’est effectivement le journal de la LCR. Son histoire a démarré dès les années 60, à l’époque de la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR), puis de la Ligue communiste (LC), et après ça de la LCR, après la dissolution de la Ligue communiste en 1973. C’était un hebdomadaire, mais en 1974, à l’occasion d’une campagne présidentielle d’Alain Krivine, ont décidé donc de faire de Rouge un quotidien le temps de la campagne.
En 1975, fort·es de cette expérience, iels ont décidé de lancer un quotidien avec l’idée d’influer sur la situation politique du pays, d’être présent·es tous les jours et de pouvoir donner la parole à toutes les luttes en cours.
Concernant sa fabrication, ce sont donc des camarades de la LCR qui s’y sont mis·es, notamment avec l’aide, comme c’est raconté dans le film, d’un militant Suisse de la IVe Internationale qui avait des connaissances dans le montage d’imprimerie. Mais en gros, les camarades qui ont fait Rouge sont parti·es de zéro. Iels ont appris en marchant, à la fois à rédiger un journal de manière quotidienne mais également à faire fonctionner une rotative et toutes les machines que nécessite une imprimerie. D’ailleurs, cette imprimerie, ils l’ont créée pour l’occasion, pour pouvoir s’assurer une indépendance politique et de ne pas être dépendant de prestataires extérieurs.
C’était effectivement un très, très gros projet, mais qui a permis de former beaucoup de monde à beaucoup de métiers. On peut notamment penser au métier de journaliste, comme on le voit dans le film. C’est effectivement chez Rouge qu’Edwy Plenel et d’autres camarades ont pu apprendre en leur métier de journaliste, qu’ils ont exercé avec talent par la suite dans d’autres titres de presse.
En quoi Rouge était-il un journal particulier par rapport aux journaux d’autres organisations politiques de gauche?
La volonté politique derrière Rouge, c’était d’être à la fois le journal de l’organisation qui le publiait, mais en même temps d’être un journal très ouvert. Sa spécificité réside donc dans cette porte ouverte à toutes les organisations et toutes les différentes sensibilités de de gauche, afin de de pouvoir établir un dialogue entre elles. Surtout, cette ouverture de la ligne a également permis d’imprimer de nouvelles idées sur la ligne politique de la Ligue elle-même.
Ce qui a fait la particularité de Rouge, ce sont aussi les sujets qui étaient abordés. Du fait de ses liens avec la IVe Internationale, le journal était très porté sur les questions internationales – ce qui le distinguait dans le paysage de la presse politique.
Quand on parcourt les anciens numéros de Rouge aujourd’hui, on constate effectivement que l’internationalisme était très, très présent: il est régulièrement question de la situation du Sahara occidental, de la Palestine, du Liban, évidemment de l’Amérique du Sud aussi, de l’Espagne, etc. Le journal était également très ouvert d’un point de vue thématique: celui-ci ne couvrait pas seulement les luttes ouvrières, mais il accordait une grande place aux luttes dites «sociétales» aujourd’hui, dont les luttes dites «homosexuelles» à l’époque, la lutte féministe, les luttes écologistes, etc.
Quelques années plus tard, les camarades femmes de la LCR ont créé les Cahiers du féminisme, une publication mensuelle [parue de 1977 à 1998, nldr] dédiée à la lutte féministe [en défendant son autonomie par rapport à la lutte communiste, notamment pour «modifier le rapport de forces interne à la LCR en faveur du féminisme», ndlr]. La spécificité de Rouge, c’était de faire dialoguer les luttes ouvrières avec toutes ces autres luttes qui n’étaient pas forcément considérées à leur juste valeur à gauche. Cela permis ainsi à la LCR de s’inscrire dans ces mobilisations, à y prendre part, contrairement à d’autres organisations.
Diffusé depuis cette année, le documentaire réalisé par le NPA sur le journal se focalise sur la période 1976-1979: qu’avait-elle de particulier?
Politiquement, c’était effectivement une période charnière, très importante dans l’histoire de de la gauche en France. On est presque dix ans après mai 68, une période qui fut évidemment très importante pour tou·tes les camarades de cette génération. Iels avaient touché du bout des doigts la possibilité de faire la révolution, c’est une expérience militante singulière qui a nourri leur engagement dans les années qui ont suivi.
Quand Rouge devient un quotidien, c’est la queue de comète de cette émulation de mai 68, qui est vraiment sur la fin. On est juste avant l’union de la gauche, déjà en discussion à la fin des années 70, qui a donc permis l’élection de Mitterrand en 1981. La période incroyable de la publication quotidienne de Rouge se déroule donc dans cet entre-deux vraiment particulier: entre l’émulation révolutionnaire très militante de mai 68 et la victoire de la gauche réformiste. Ces trois années de publication sont vraiment inspirantes.
Pourquoi faire un documentaire sur Rouge aujourd’hui, en 2024? Quel est l’héritage du journal?
Ces trois années de publication sont vraiment inspirantes. Si l’on reprend un peu la belle histoire racontée dans le film, ce sont donc des camarades qui étaient quand même plutôt jeunes, qui se sont dit: on va louer un énorme local, on va créer une imprimerie, pour non seulement imprimer notre journal tous les jours nous-mêmes, et en plus de ça, on va également mettre ce journal au service du mouvement social.
Cette imprimerie [qui sera nommée Rotographie] gérée par les camarades est effectivement devenue comme une assistance matérielle pour mouvement social, pour imprimer son matériel selon les besoins des luttes. L’existence de Rotographie est intrinsèquement liée au basculement de Rouge vers une publication quotidienne.
D’un point de vue militant, c’est une histoire et une expérience qui fascinent, c’est un peu un modèle pour aujourd’hui. L’héritage de Rouge, c’est qu’un tel journal permet de pouvoir s’informer et réfléchir politiquement sur la situation politique d’aujourd’hui, notamment avec cette idée de rester ouvert.
Donner la parole à d’autres courants, en permettant de médiatiser des luttes – toute proportions gardées évidemment [Rouge était diffusé à plusieurs milliers d’exemplaires, ndlr] – car c’est ce qui permet à un courant politique je pense de ne de ne pas rester enfermé.
Aujourd’hui, avec l’avènement du numérique, la question du journal papier ne se pose évidemment pas de la même manière. À l’époque, il y avait beaucoup moins de publications de gauche, qu’elles soient le fait d’organisations politiques ou pas. Aujourd’hui de tels médias se multiplient, notamment en-dehors des organisations politiques, alors la place d’un tel journal ne peut pas se réfléchir de la même. Reste que, politiquement, l’héritage de Rouge, c’est l’impératif d’être en phase avec son temps pour ne pas s’enfermer dans des dogmes.
Quels enseignements la gauche radicale contemporaine pourrait-elle tirer de l’histoire de Rouge?
C’est une question compliquée [rires]. Beaucoup de choses là-dessus ont été dites plus haut déjà… La question de de l’engagement militant dans la publication d’un tel journal est évidemment importante! Même si tout n’est pas à refaire tel quel dans l’histoire de Rouge, il y a tout de même quelque chose d’assez beau, presque d’un peu poétique, dans cette histoire: cela permet de se dire que tout était possible, qu’il était envisageable de pouvoir influer sur le cours des choses et sur la vie politique grâce à ce journal. L’autre enseignement, c’est évidemment qu’un journal permet de garder une ouverture au dialogue avec le reste de notre camp social et politique, par-delà les désaccords, pour éviter les replis sectaristes qui divisent beaucoup la gauche radicale contemporaine.
Propos recueillis par Antoine Dubiau