Être révolté pour rester révolutionnaire
Être révolté pour rester révolutionnaire
Nous reproduisons ici
lessentiel dun interview accordé par Alain Krivine
à un hebdomadaire français* en marge de la publication de
ses mémoires (voir ci-dessous).
Longtemps marginale, et réduite à peu de chose en
Europe, lextrême gauche connaît cependant un certain
engouement en France. Comment expliquez-vous ce succès et votre
difficulté à être unis pour lélection
présidentielle?
Je crois que globalement, depuis 1995, lextrême gauche,
déjà très présente sur le plan social, est
sortie de la marginalité électorale. En effet, la droite
et le patronat mènent une offensive de grande ampleur qui vise,
dans le cadre de la mondialisation, à
déréglementer les droits et acquis sociaux, tandis que la
gauche traditionnelle sadapte à cette agression en
passant de la social-démocratie au social-libéralisme. La
droite ne laisse plus beaucoup de miettes pour des réformes.
Face à cela, il y a des résistances dans la jeunesse et
dans le monde du travail. On enterre souvent les mouvements populaires
en France mais, en général, ils resurgissent avec une
énergie décuplée. On se souvient des grèves
de 1995 ou du CPE. Un espace politique se libère donc pour une
gauche radicale. Alors, certes, la division nous empêche, pour
linstant, de présenter un candidat unique à
lélection présidentielle. Le débat achoppe
sur la participation ou non à une majorité
gouvernementale avec le PS. Mais je pense que cela ne remet pas en
cause la progression des idées de cette gauche anticapitaliste
dans lopinion.
Cette division, alliée à la radicalité des
idées quelle défend, donne à croire que les
responsables dextrême gauche ne veulent pas exercer le
pouvoir. Quel est votre objectif?
La Ligue communiste révolutionnaire, à la
différence dune secte, nest pas opposée
à lexercice du pouvoir, mais pas à nimporte
quelles conditions. Je constate quen participant au gouvernement
de la gauche plurielle et en avalant toutes les couleuvres
imposées par le PS, sans être trop exigeants, le Parti
communiste et les Verts ont perdu une grande partie de leur
crédit. Nous avons eu des député-e-s
européens et des conseillers-ères généraux
et nous savons assumer nos responsabilités. Mais à la
différence des autres formations, nous ne faisons pas tout pour
être élus. Nous plaçons au premier rang de nos
priorités laffirmation de nos valeurs et des
préoccupations que nous croyons être celles du monde du
travail. Ainsi participerons-nous à un gouvernement quand nous
aurons lassurance quil mènera une politique de
rupture avec le capitalisme et la libéralisme (deux
éléments quil conviendrait de distinguer plus
souvent le libéralisme étant une forme du
capitalisme): un programme durgence permettant notamment aux
millions de gens qui ont la tête sous leau de sen
sortir. Il faudrait, par exemple, interdire les licenciements dans les
entreprises qui réalisent des profits, imposer une augmentation
significative des minima sociaux, la remise dans le secteur public de
tout ce qui a été privatisé, une révolution
fiscale permettant une autre distribution des richesses et un
contrôle démocratique. Mais cest un choix de
société et il ne sera possible quen
sappuyant sur la mobilisation de la population. (
)
Olivier Besancenot sest imposé comme une figure
nouvelle de la vie politique. Nest-il pas contradictoire
quun mouvement qui se prétend collectif soit mieux connu
grâce à une personnalité?
La personnalisation de la politique est très dangereuse. Elle
est amplifiée par limportance des médias qui,
délibérément, placent les projecteurs sur les
individualités afin de dépolitiser le débat
public. La recherche de la «petite phrase» et le goût
de lanecdote transforment la vie politique en une sorte de
«Star Ac de la Cité». Le pouvoir
présidentiel, conçu par les institutions de la
cinquième République, ne fait que renforcer la tendance.
Dans ce contexte, Olivier incarne, bien mieux que moi, ce quest
la Ligue aujourdhui. Je représentais la
génération de 68 avec ses qualités et ses
défauts. Olivier, par ses propos et son profil, touche un public
plus large que la LCR et nous le savons. En ce sens, la
personnalisation, avec ses défauts, nous avantage. Mais ce qui
compte, cest le message qui passe et il nest pas
personnel
Cest un des rares dirigeants politiques qui
travaille et qui tient à continuer pour ne pas être
coupé des réalités de la vie active.
Quel regard portez-vous sur votre propre parcours?
Je ne regarde jamais derrière. Les vieux combattant-e-s
soixante-huitards qui se rappellent leurs souvenirs pour faire oublier
leurs renoncements ne mintéressent pas. Mais je constate
avec plaisir le changement des rapports de force, notamment dans la
gauche. Lessentiel est de savoir comment continuer chacun
à son poste. Par souci de renouvellement, je ne suis plus
à lexécutif de la LCR. Je ne fais pas de la
politique par profession mais par conviction et suis encore plus
révolté par la barbarie du système que
naguère. Et cela me paraît une bonne chose, parce que
cest en étant révolté que lon reste
révolutionnaire.
Propos recueillis par Frédéric Casadesus pour
lhebdomadaire protestant Réforme, n° 3192, 28
septembre/4 octobre 2006. Coupure de notre rédaction.
Les souvenirs dAlain Krivine un soixante-huitard qui nest pas passé du col Trotsky au Rotary
Tout le parcours politique dAlain Krivine tient dans cette
conviction, depuis ses premiers pas dans le communisme, à
lâge des colonies de vacances, jusquaux Forums
sociaux de Porto Alegre; de son voyage à Moscou à
lépoque soviétique au Parlement européen en
1998; de mai 1968 à décembre 1995 et aux manifestations
contre le Contrat première embauche, en 2006: pour rester
révolutionnaire il faut être révolté.
Cinquante ans passés à lutter contre les caricatures de
socialisme, à défendre un communisme réellement
révolutionnaire et démocratique: tout au long de sa vie
de militant, Alain Krivine sest appliqué à faire
mentir ceux qui avaient prédit que «ça passerait
avec lâge », comme si lespoir
nétait quune maladie de jeunesse… Mais comment
traverser ce demi-siècle, des réseaux de soutien au FLN
algérien, des barricades du Quartier latin, des
révolutions à létranger aux combats de la
LCR et aux manifestations altermondialistes, sans quau loin
lidéal dun monde plus juste et
libéré de toutes les oppressions nindique le
chemin à suivre? Cest cette aventure collective
quAlain Krivine a souhaité raconter afin den tirer
des leçons pour aujourdhui tant il est vrai quun
révolutionnaire nécrit pas ses mémoires,
mais pense dabord à lavenir.
Alain Krivine, Ça te passera avec lâge, Paris, Flammarion, octobre 2006