Algérie
Houris, un prix Goncourt qui fait débat
Le 4 novembre, le prix Goncourt de littérature fut décerné au roman Houris de Kamel Daoud, catapultant ce livre au milieu d’un débat politique et idéologique.
Le roman de Kamel Daoud raconte la guerre civile d’Algérie, aussi appelé la Décennie Noire, qui marqua les esprits des Algérien·nes par ses atrocités et ses silences et que les dates officielles situent entre 1992 et 2002. Le conflit opposait alors le gouvernement algérien et des groupes islamistes extrémistes après l’annulation d’élections qui auraient mené le Front islamique du salut au pouvoir. Après un nombre ravageur de victimes, un décompte très vague recensant entre 60000 et 150000 mort·es, le gouvernement s’imposa vers 1999 avec l’élection de Abdelaziz Bouteflika et le projet de loi de la «concorde civile». Mais des violences sporadiques contre les forces de l’État continuèrent jusqu’en 2002.
Cicatrices
Le roman Houris dépeint le portrait d’Aube, une jeune Algérienne de 26 ans qui a survécu, par miracle, à la Décennie Noire. Après avoir été égorgée dans son sommeil, elle fut sauvée par Khadija, qui l’emmena à l’hôpital et devint sa nouvelle mère. La petite fille de 5 ans perdit toute sa famille cette nuit-là. Cet événement marquera toute sa vie: l’enfant dut grandir privée de sa voix et marquée d’une énorme cicatrice sur son cou. Elle porte ainsi à la gorge l’un des seuls vestiges de la guerre civile, les chiffres s’étant peu à peu brouillés, les mort·es oublié·es. Elle figure à elle seule l’atrocité de cette guerre, son silence imposé symbolisant la politique du non-dit qui règne dans le pays.
La narratrice nous plonge dans un monologue intérieur, faute de pouvoir parler. Le «tu» destinataire ne s’adresse cependant pas directement aux lecteur·ices, mais à son fœtus, une petite fille de huit semaines, qu’elle souhaite avorter. Elle lui raconte son histoire, celle de son pays et, surtout, celle des femmes vivant en Algérie, une vie qu’elle veut lui éviter.
Barbarie et civilisation
Un débat sur cette œuvre a très vite pris, dès sa parution sur la liste Goncourt. Et pour cause: l’auteur, Kamel Daoud, Algérien exilé en France, dresse le portrait d’islamistes extrémistes de manière stéréotypée, des «barbus de Dieu», et d’un régime politique autoritaire très violent, surtout pour les femmes à qui toute liberté est refusée. Cette critique repose sur la crainte de voir le livre et sa médiatisation nourrir une interprétation xénophobe envers les pays francophones sud-méditerranéens. Dans le climat politique actuel de la montée effrayante de l’extrême droite en France, une lecture partiale de ce livre pourrait bel et bien forger une arme du discours idéologique post-colonialiste animalisant l’Algérie et sa culture. Un discours qui sacralise la démocratie européenne, qui promettrait, entre autres, «l’émancipation et la liberté des femmes», et qui jubile d’avoir vu le pays magrébin s’enfoncer dans la guerre civile après le retrait de la France de sa colonie. Autrement dit, du pain béni pour le Rassemblement National, avec lequel l’auteur a des contacts étroits, amplifiant ainsi les critiques des partis opposés à la glorification de cette œuvre.
Une autre critique négative porte sur la romantisation du discours qu’Aube entretient avec son fœtus et le ridicule des petits surnoms qu’elle lui prête au long de l’histoire. Des voix féministes dénoncent l’enjolivement de la situation à laquelle une femme devant avorter doit faire face, d’autant plus que ces propos sont d’une plume masculine.
La littérature comme lieu de réflexion
L’analyse littéraire d’un roman repose cependant également sur des critères artistiques. Houris propose une structure diégétique et temporelle très bien construite, ce qui lui a sûrement octroyé des points aux yeux des critiques du choix Goncourt. La narratrice nous invite à visiter son pays auquel elle reste très attachée, malgré son histoire et ses dénonciations. Par la force des images et des descriptions sensorielles d’Aube, nous sentons la tension dont la narratrice souffre, déchirée entre l’amour de la culture des sien·nes et le rejet des dogmes sexistes et obscurantistes qui définissent son quotidien. De plus, le roman joue de métaphores très cohérentes, comme celle du miroir brisé de la mémoire, qui ressurgit à maintes reprises au long des chapitres. L’auteur brouille son récit entre des souvenirs d’enfance flous de la narratrice et les faits réels de la guerre civile, en thématisant très bien l’image de la mémoire. Ce jeu entre fiction et réalité est propre à la littérature, qui interroge toujours l’objectivité d’une l’histoire. La fiction forme une zone grise où les relations s’interrogent, où les interprétations peuvent être remises en question.
Peut-on dissocier un auteur de son œuvre, puis de sa réception médiatique? C’est une discussion complexe qui a récemment suscité les intérêts de sociologues comme Gisèle Sapiro. En considérant le potentiel de propagande et d’instrumentalisation politique de la littérature, nous pourrions conclure que de tels livres devraient être condamnés ou boycottés. Cependant, une analyse proprement littéraire reste nécessaire!
Zélie Stauffer