La production politique de la vulnérabilité

Les inondations meurtrières se multiplient à travers le monde. De telles catastrophes climatiques ne sont pas naturelles, mais bien politiques. La forme actuelle de la coopération climatique internationale est incapable de prendre en charge le problème.

Manifestation à Valence à la suite des inondations
Des dizaines de milliers de manifestant·es ont défilé à Valence pour exiger la démission du gouvernement de la Généralité valencienne Carlos Mazón (PP, droite), 9 novembre 2024

Les 28 et le 29 octobre derniers, des précipitations exceptionnelles se sont abattues sur la région de Valence en Espagne. Celles-ci ont provoqué d’importantes inondations qui ont causé la mort d’au moins 210 personnes.

D’Est en Ouest, le continent africain a été lourdement touché par les catastrophes climatiques cette année. Depuis le mois d’avril, le Soudan du Sud subit les pires inondations que le pays a connu depuis plusieurs décennies. Suite à plusieurs épisodes pluvieux particulièrement intenses, le débordement des nombreux cours d’eau qui quadrillent son territoire a touché près d’1,4 millions de personnes – près de 379000 d’entre elles ont été déplacées. La montée des eaux favorise la diffusion du choléra et du paludisme – dont l’OMS a signalé une recrudescence dans la région ces derniers mois. Au Sénégal, d’importantes pluies ont entraîné le débordement du fleuve éponyme. Ces crues ont conduit au déplacement de plus de 56000 personnes, majoritairement dans l’est du pays. Là encore, leurs effets sont sanitaires: les eaux stagnantes ont recouvert aussi bien les sources d’eau douce que les décharges à ciel ouvert, faisant craindre de nombreuses contaminations. En 2024, le Tchad, le Mali, le Nigeria et le Burkina Faso font également partie des pays touchés par des inondations faisant suite à des précipitations particulièrement importantes.

Tous les continents sont touchés. Inondations fin avril au Brésil, tempêtes fin octobre aux Philippines, ouragans aux États-Unis, laves torrentielles en Suisse… la liste s’allonge d’année en année, avec son cortège de mort·es et de déplacé·es.

Selon une pondération eurocentrique de la gravité de ces inondations, c’est la situation valencienne qui fut la plus commentée dans l’actualité médiatique ouest-européenne. Celle-ci fut essentiellement décrite comme une «catastrophe naturelle», laissant ainsi penser que rien n’aurait pu être fait pour l’éviter. Dans le meilleur des cas, le rôle du réchauffement climatique dans l’intensification de tels événements météorologiques fut mis en avant pour expliquer que ceux-ci ne sont pas tombés du ciel. 

Malgré son caractère nécessaire, le rappel de leur source anthropique ne suffit pas pour expliquer politiquement la multiplication des désastres – en Europe comme ailleurs dans le monde. La construction sur le temps long de la vulnérabilité sociale face aux aléas climatiques comme les formes capitalistes et racialisées de gouvernement des catastrophes en sont les autres facteurs.

Production politique de la vulnérabilité

Chaque catastrophe est une combinaison d’un aléa et d’une vulnérabilité des territoires ou groupes sociaux sur lesquels celui-ci s’abat. Autrement dit, pluies diluviennes, tempêtes ou tremblements de terre ne deviennent des catastrophes qu’à partir du moment où des populations humaines se trouvent impactées – si les mêmes aléas se produisaient au milieu de parfaits déserts, on n’emploierait pas ce terme. Ainsi, aucune catastrophe n’est «naturelle» dans la mesure où ses effets sociaux trouvent des explications politiques. Les formes de l’aménagement du territoire sont particulièrement en jeu, car elles déterminent la répartition socio-spatiale de la vulnérabilité face aux catastrophes.

La situation à Valence apparaît comme un exemple paradigmatique de cette production politique de la vulnérabilité. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’agglomération valencienne s’est considérablement agrandie sur le plan spatial. Sous la dictature franquiste (1939—1977), cette extension s’explique avant tout par un fort accroissement de sa population. À partir de 1978, c’est un modèle libéral d’urbanisme qui s’impose : l’urbanisation répond alors avant tout aux exigences du capital, s’étendant ainsi spatialement sans entraves. Habitations, infrastructures de transport ou de communication, zones d’activités se sont ainsi déployées sans véritable planification et sans conscience de l’accroissement du risque d’inondation qui en découlait. Un tel étalement urbain repose en effet sur une vaste artificialisation des sols, qui étaient jusque-là de vastes zones agricoles et de rizières, rendant ceux-ci moins perméables aux précipitations. L’eau tombée ne peut désormais plus être aussi bien absorbée. 

Les pluies qui se sont abattues sur Valence et sa région fin octobre étaient certes plus fortes que celles qui caractérisent habituellement l’épisode méditerranéen (récurrent à cette période de l’année), mais c’est avant tout l’aménagement anarchique du territoire qui a largement accru la vulnérabilité.

Racialisation du gouvernement capitaliste des catastrophes

Insister sur la dimension «naturelle» d’une catastrophe permet de passer sous silence la responsabilité gouvernementale de la mauvaise gestion de la crise humanitaire qu’elle engendre. Cette réalité est abondamment documentée depuis l’ouragan Katrina en 2005 aux Etats-Unis: au-delà d’une impréparation manifeste et récurrente, les formes contemporaines de gouvernement des catastrophes sont sous perfusion d’un capitalisme du désastre complètement racialisé.

À l’échelle locale, l’exemple des inondations dans la région de Valence l’illustre parfaitement à nouveau: les livreurs à vélo, parmi lesquels les racisés sont très largement surreprésentés par rapport au reste de la population, ont notamment été forcés par plusieurs multinationales qui les exploitent – Uber, Glovo et Mercadona – de continuer à travailler sous les pluies diluviennes. Aucun appel à l’arrêt des activités économiques n’a été formulé par le gouvernement valencien (Parti populaire, droite), manifestement incapable de gérer la situation. Une fois que l’eau s’est retirée, celui-ci a laissé les populations les plus défavorisées se débrouiller pour gérer les dégâts, sans leur envoyer de secours alors qu’elles étaient les principales victimes de la catastrophe.

La racialisation du capitalisme du désastre s’observe de manière encore plus évidente à l’échelle globale. Alors que le monde occidental en reste le principal contributeur historique, les effets du réchauffement climatique pèsent avant tout sur les pays du Sud global. À la fois économique et écologique, cette asymétrie trouve sa source dans l’histoire coloniale. Même lointaine, les conséquences de celle-ci induisent une incapacité étatique, entretenue par des raisons internes (corruption, détournements des fonds publics, incompétences provoquées par le clientélisme, distance sociale d’une caste de haut-fonctionnaires). Par conséquent, ces États sont peu préparés à gérer, sans entrave occidentale intéressée, les catastrophes qui s’abattent sur leurs territoires. 

Au Sénégal, la réaction étatique fut à la fois tardive et insuffisante: les victimes n’ont pu compter que sur la solidarité auto-organisée de la population. Depuis la fin en 2018 de la guerre civile issue de l’histoire coloniale, le Soudan du Sud reste miné par d’importantes luttes de pouvoir et un manque de moyens qui limitent sa possibilité de réagir face au désastre. Les infrastructures de transport, pourtant récentes, se sont trouvées submergées, donc impraticables pour organiser la réponse humanitaire au désastre sanitaire et alimentaire en cours – avant même les inondations qui ont détruit de nombreuses cultures, plus de 7 millions de personnes étaient en situation d’insécurité alimentaire dans le pays.

Dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest, ce sont des groupes armés qui pallient les carences étatiques face aux catastrophes climatiques. En organisant la vie locale en temps de crise ils consolident leur enracinement social. Sous diverses formes, la défense néocoloniale des intérêts économiques occidentaux en Afrique aggrave ainsi la situation climatique tout en entravant les possibilités locales d’y réagir correctement.

Adaptation contre atténuation?

Achevées il y a quelques jours, les négociations de la COP29 à Bakou en Azerbaïdjan se sont soldées par un échec. Celui-ci était prévisible, tant la coopération climatique internationale s’est transformée en un spectacle diplomatique dominé par le Nord et les lobbys pétroliers, n’ouvrant sur aucune décision contraignante à l’encontre des principaux pays émetteurs. À Bakou, l’accord final prévoit 300 milliards de dollars par an d’ici à 2035 pour les pays les plus vulnérables – un montant dérisoire compte-tenu de l’ampleur des adaptations qui seront nécessaires. 

Les politiques climatiques se répartissent classiquement en deux catégories: l’atténuation vise à réduire la contribution anthropique au réchauffement global par la réduction des émissions de gaz à effet de serre; l’adaptation, l’enjeu de la COP29, cherche à réduire la vulnérabilité des sociétés face aux évolutions du climat, aussi bien sur le temps long que sur le temps ponctuel des catastrophes. 

Aujourd’hui, ces deux types de politiques climatiques sont mises en concurrence. Alors que la coopération climatique internationale visait d’abord l’atténuation du réchauffement lors des premières COP, c’est désormais l’adaptation qui occupe le devant de la scène. L’arnaque est totale: si des financements peuvent certes venir des hautes sphères, adapter les territoires aux effets du réchauffement ne peut pas prendre la forme d’une politique globale mais seulement d’une mosaïque de politiques locales attentives aux spécificités territoriales. Faire passer l’adaptation avant l’atténuation revient ainsi à rejeter la patate chaude de l’arène internationale vers les strates de pouvoir inférieures.

Pour le capital, l’adaptation présente également l’avantage de ne pas mettre en cause la contribution au ravage climatique du mode de production dopé aux énergies fossiles, ni l’externalisation des effets du réchauffement vers le Sud global. Pour le monde occidental, cette priorité accordée à l’adaptation présente également des avantages, car celui-ci reste la région du globe la moins durement touchée par la hausse des températures et l’intensification des aléas climatiques, grâce à des infrastructures plus résilientes. En effet, ce sont principalement les pays africains et sud-est-asiatiques pour lesquels la question de l’adaptation se pose (et se posera) le plus crucialement. Pour nombre de petits États insulaires, la priorisation de l’adaptation ne fait en revanche aucun sens: leurs territoires vont disparaître sous les eaux dans les prochaines décennies, ils n’auront bientôt plus rien ni personne à adapter.

C’est faire fausse route que de miser sur l’adaptation contre l’atténuation. Ces deux formes de politiques climatiques ne peuvent qu’être complémentaires si l’objectif réside bien dans le maintien d’un monde vivable pour toutes et tous: sans réduction drastique des émissions de gaz à effet de serre, le réchauffement global se poursuivra de manière dramatique, rendant toujours plus difficile l’adaptation globale des sociétés humaines à la nouvelle réalité climatique. Seule une profonde rupture politique mettra fin à l’organisation capitaliste de la concurrence entre les différentes formes de politiques climatiques à toutes les échelles.

Antoine Dubiau