Overshoot ou overdose?

L’anglais overshoot se traduit banalement par dépassement. Dans la politique environnementale, ce terme désigne le franchissement, censé être temporaire, des limites climatiques. En franglais toutefois, overshoot évoque irrésistiblement l’overdose et le shoot des toxicomanes. Et en effet, il y a bien quelque chose de toxique dans l’overshoot.

Visualisation des émissions mondiales cumulées de CO₂ durant les six premiers mois de l’année 2023
Émissions mondiales cumulées de CO₂ durant les six premiers mois de l’année 2023. En beige, les émissions provoquées par la combustion des énergies fossiles.
NASA

Géographe et spécialiste des énergies fossiles, Andreas Malm vient de publier, avec son collègue Wim Carton, également géographe, un ouvrage tout entier consacré à la thématique du dépassement. Pour l’heure disponible uniquement en anglais, il a pour titre Overshoot: how the world surrendered to climate breakdown, qui pourrait se traduire par «Le dépassement, ou comment le monde s’est soumis à la rupture climatique».

Pour présenter la réflexion au cœur de cet ouvrage, commençons par la fin: dans le dernier chapitre, on apprend que le gouverneur de l’Alaska s’apprête à installer des refroidisseurs géants pour recongeler le pergélisol en été, de peur que les pipelines et les autres infrastructures pétrolières ne s’enfoncent dans le sol détrempé. Or la fonte du pergélisol est une conséquence de la combustion du pétrole… 

En Allemagne, en 2022, la puissante entreprise RWE a démantelé un parc éolien pour faire de la place au développement d’une mine de lignite; mais pendant la sécheresse estivale, le niveau des rivières est tombé si bas que les barges transportant le charbon vers les usines nouvellement ouvertes n’ont pas pu circuler…

Autrement dit, rien n’a véritablement changé depuis que Jacques Chirac s’exclamait «Notre maison brûle et nous regardons ailleurs» lors du sommet de la Terre de 2002. Depuis, la maison n’a pas cessé de flamber et le capitalisme a continué de verser des barils d’huile sur le feu. Comme si une frénésie d’énergie fossile était menée jusqu’à l’absurde. D’où vient cette démesure? Cette irrationalité profonde?

Les limites, mais quelles limites? 

La question d’une limite à ne pas franchir est aussi vieille que les préoccupations sur le dérèglement climatique. Il y a d’abord eu le choix du critère à retenir: concentration du CO₂ dans l’atmosphère, montée des océans, température moyenne? Ce fut finalement l’Accord de Paris (conclu lors de la COP21 en 2015) qui retint, comme hypothèse haute, le chiffre de +1,5°C (par rapport à l’ère préindustrielle), sur l’insistance des petits pays insulaires confrontés à l’élévation du niveau de la mer. C’est un chiffre politique plus que scientifique: rien alors n’indique qu’il y a là un seuil qualitatif. C’est simplement un jugement porté par ces pays qui estiment que la différence entre 1,5 °C et 2 °C est celle qui sépare leur survie de leur annihilation. Cette victoire du Sud global sur les objectifs se conjugue avec une défaite sur les engagements, l’Accord de Paris ne contenant rien de contraignant. Publié en 2018, un rapport spécial sur cette norme de 1,5 °C lui fournit plusieurs arguments scientifiques et humanitaires, notamment le fait qu’elle permettrait d’épargner des vies humaines, puisque les vagues de chaleur seraient alors moins intenses.

Viendra alors le temps des modélisations, entre autres à la demande de l’Union européenne, soucieuse de savoir ce qui se passerait si la température s’élevait de +2 °C. Et avec les modélisations informatiques – véritable boule de cristal d’un capitalisme déconcerté – l’idée d’un dépassement prendra pied dans les modèles.

L’idéologie du dépassement

On sait que les modélisations du GIEC embarquent avec elles nombre de présupposés idéologiques sur les bienfaits de l’économie de marché qui en biaisent les conclusions et affaiblissent leurs prédictions. Elles reprennent aussi la baguette magique de la capture du carbone, qui permet le tour de passe-passe suivant: on peut se fixer des limites très basses, puisqu’il suffit de s’autoriser à les dépasser. Un peu comme si le respect du taux d’alcoolémie au volant pouvait être fluctuant: un jour, le conducteur conduit avec 0,5‰, le jour d’après avec 2,8‰, peu importe, l’essentiel est qu’il retrouve 0,5‰ le troisième jour. Cette conception repose sur une vision économique basée sur l’hypothèse d’une croissance constante qui aurait pour effet de rendre moins coûteuse à la génération suivante la réparation des dégâts causés par ce dépassement. Car les prochaines générations seront plus riches que nous le sommes! On ne sait qu’admirer la crétinerie ou le cynisme ouvert de ceux et celles qui défendent ce genre d’échafaudage branlant. 

Le fait est que le dépassement fonctionne alors comme une sauvegarde du fonctionnement courant du capitalisme. Grâce à la technologie de la BCSC (bioénergie avec captage et stockage du carbone), cette annulation théorique de l’excès de gaz à effet de serre devient une anti-­révolution. Le but: éviter toute évocation d’un nécessaire bouleversement de l’ensemble du système économique. Pour Malm et Carton, en effet, l’efficacité réelle de l’ensemble des procédés de capture du carbone est nulle. Il s’agit là d’une véritable chimère. 

Pour conforter cette idéologie du dépassement, un personnage bien connu des altermondialistes, Pascal Lamy, ancien directeur (socialiste!) de l’Organisation mondiale du commerce, préside maintenant la très ronflante Commission mondiale sur la réduction des risques climatiques liés au dépassement. À elle de justifier ce que nos deux auteurs appellent le «paupéricide» de la population du Sud global, la partie la plus démunie et la plus soumise aux effets du dérèglement climatique.

Le capital fossile, pivot inamovible du capitalisme

Comment comprendre alors ce choix aveugle du recours constant aux énergies fossiles (aujourd’hui comme hier, elles représentent 82% des énergies consommées dans le monde)? Il faut pour cela prendre en compte deux particularités du secteur des énergies fossiles. La première c’est que l’extraction du pétrole, de plus en plus complexe, immobilise beaucoup de capital fixe. Une plateforme pétrolière, c’est un voire plusieurs milliards d’investissements. 

Les investisseurs veulent des garanties. Ces garanties, ce sont les réserves de gisement, qui figurent au bilan des compagnies pétrolières. L’entreprise norvégienne qui a découvert un nouveau champ de pétrole dans la Mer du Nord a vu, en deux décennies, sa valeur augmenter de 150 fois et ses actionnaires toucher de confortables dividendes de 28% durant 20 ans. À cette rentabilité s’ajoute le fait que les intérêts agglomérés autour des énergies fossiles (banques, fonds d’investissement, négoce international, transport maritime, etc.) transforment ce secteur en un élément clé du capital commun de la classe bourgeoise. Autrement dit, l’arrêt soudain de l’exploitation des fossiles générerait des pertes substantielles (plus de 80% pour la finance). Ce spectre s’appelle l’échouage des actifs. 

Le respect de la limite de 1,5°C entraînerait la disparition de 84% de la valeur des réserves. Quelque chose entre 13000 et 17000 milliards de dollars, alors que la récession de 2008 avait réduit le PIB mondial de 3000 milliards seulement. Mais, contrairement aux crises destructrices de valeurs usuelles dans le capitalisme, l’échouage des actifs – soit leur dévalorisation – résulterait non pas du jeu des contradictions économiques, mais bien d’une décision politique, à l’instar de l’abolition de l’esclavage ou des expropriations de la Révolution russe. 

Les promoteurs du dépassement des limites des émissions de gaz à effet de serre exorcisent en permanence ce risque d’échouage des actifs. La promesse de la capture et du stockage du carbone fait partie de l’exorcisme et les modèles du GIEC confirment que le risque serait maîtrisable.

«Nous allons être guidés par la valeur»

Pourtant, les énergies renouvelables sont aujourd’hui moins chères que les fossiles. Comment donc expliquer que le capital ne fasse pas le pas des fossiles vers les renouvelables? Il faut pour cela revenir à la loi de la valeur de Marx: l’énergie de flux (le solaire, l’éolien) n’est pas le produit d’un travail, alors que l’énergie fossile l’est et n’existe qu’une fois transformée en marchandise. Dès lors, l’énergie de flux est sans valeur. Ses supports (panneaux solaires, éoliennes, etc.) sont des marchandises, mais pas l’énergie elle-même. Donc les opportunités de profit sont faibles dans ce secteur, qui ferait plutôt naturellement partie des biens et services publics. Voilà qui explique le différentiel de rentabilité des deux énergies en 2020: 30% pour le pétrole et le gaz, 4 et 8,1% pour le solaire et l’éolien en mer. Or, comme le disait un dirigeant d’une compagnie pétrolière expliquant l’abandon du renouvelable et la relance des fossiles par sa société, «nous allons être guidés par la valeur». Le profit comme priorité absolue. Pas vraiment étonnant. Mais criminel dans ses effets.

Induire la panique

Le capital fossile ne se rendra donc pas sans combattre jusqu’à la dernière goutte de pétrole. Mais comment imaginer le faire céder, alors que le temps presse? Malm et Carton avancent que, dans la situation actuelle, même les revendications minimales prennent des allures de revendications transitoires, évoquant un avenir sinon au-delà du capitalisme, du moins hors des énergies fossiles, entraînant une crise assez générale du système. Ils rappellent que si le dépassement – du capitalisme cette fois – apparaît aussi chimérique, c’est parce qu’au fond, la destruction de la biosphère a été acceptée comme l’incarnation du réalisme. 

Pour mettre fin à la dépendance énergétique aux énergies fossiles, une guerre éclair est nécessaire sous la forme de sabotage de masse ou de nationalisation expropriatrice. La victoire, provisoire, autour du parc naturel Yasuni en Équateur, où mouvement de masse et référendum ont interdit l’exploitation d’un champ pétrolier montre la voie. Mais un raid du même genre, pour avoir l’impact souhaité et induire la panique à Wall Street, devrait se dérouler dans un des grands États pétroliers et non à la périphérie.

Voilà à très grands traits quelques éléments essentiels de l’étude de Malm et Carton, stimulante et peu avare d’exemples et de formules assassines, ne lésinant pas sur les notes et les références. Malgré son optimisme technologique marqué concernant les ressources naturelles nécessaires à la production des renouvelables, il faut espérer que cette contribution trouvera rapidement un éditeur français.

Daniel Süri