Fonte du pergélisol
À quand le point de non-retour?
À ce jour, les modèles du GIEC ont de la peine à intégrer le processus complexe de la fonte du pergélisol. L’instance climatique reste donc d’une prudence marquée en ce qui concerne les effets de ce dégel. Des études récentes montrent toutefois qu’il est plus rapide que prévu et ses conséquences sont déjà sensibles pour les peuples concernés.
Jusqu’à récemment encore, deux scénarios s’opposaient à propos du pergélisol, cette couche du sol terrestre arctique qui reste gelée au moins deux années successives et que l’on trouve principalement au Canada et en Russie. Le premier prévoit qu’en dégelant, ses composants organiques seront lentement soumis à l’activité microbienne, qui libérera ainsi, au même rythme, du méthane. Le second pariait sur une libération explosive de ce même gaz, c’est celui de la «bombe de méthane».
En réalité, on s’est aperçu d’abord que la reprise de l’activité microbienne ne libérait pas seulement du méthane, mais aussi du CO₂. Cela en fonction du type de sol et de bactéries : lorsque le sol est sec, les bactéries aérobies vont libérer du CO₂ ; lorsque des mares ou des lacs se forment, ce sont des bactéries anaérobies qui interviennent et libèrent du méthane (CH₄). Les effets sur le climat sont difficiles à évaluer : le rapport entre les zones sèches et les zones humides varie en permanence, en fonction de nombreux facteurs (pluies, enneigement, pénétration des eaux océaniques par dégel du pergélisol côtier, etc.).
L’effondrement du sol (thermokast) par la diminution du volume que représente la fonte de la glace accroît la possibilité de formation de mares et de lacs, tandis que le réchauffement des températures assèche massivement les sols ailleurs, et augmente notablement les risques d’incendie.
Cet enchaînement, compliqué, fait craindre un emballement du système. Ce que le GIEC appelle un point de bascule, à partir duquel un climat régional ne peut plus retourner à son état antérieur, même si les conditions initiales sont rétablies. Cette rétroaction positive est en fait un cercle vicieux: la fonte du pergélisol entraîne le réchauffement climatique, qui en retour accroît la fonte. Le GIEC est prudent sur le moment où cela se produira. Le programme des Nations Unies pour l’environnement et plusieurs scientifiques le sont beaucoup moins. Pour elleux, l’échéance est proche. Une étude récente de l’Université de Leeds l’estime même imminente en Europe du Nord.
Des conséquences graves pour les peuples autochtones
Les peuples autochtones ne représentent que 5% de la population du globe, mais 15% de sa population pauvre. La modification brutale des conditions de vie (ou de survie) des peuples du cercle arctique touche donc des habitant·e·s déjà précarisé·e·s. Parlant d’elleux l’Académie suisse de sciences écrit dans son rapport sur l’Arctique qu’ «[…] ils sont touchés de manière disproportionnée par des déficits de formation, la pauvreté, le chômage, des conditions de logement précaires, des problèmes de santé et une prise en charge médicale insuffisante». On imagine sans peine ce que représente la fragilisation des infrastructures (routes, voies ferrées, bâtiments, disparition des routes de glace et des trajets ancestraux de pâture, etc.).
À cela s’ajoutent les risques d’effondrement d’une terre devenue meuble, l’accroissement de l’érosion des rivières et des deltas, la perturbation du régime hydrologique des grands fleuves. En Alaska comme au nord du Québec et en Sibérie, l’exode de certains villages a commencé.
Les microbes zombies
Un autre risque est lié à la fonte du pergélisol arctique: la décongélation de micro-organismes restés viables dans le sol gelé pendant des centaines de millions d’années. Des gènes favorisant la résistance aux antibiotiques ont déjà été retrouvés. La maladie du charbon (l’anthrax en anglais) fait maintenant des réapparitions régulières en Russie. La variole, éradiquée de la surface de la Terre, reste conservée dans le pergélisol et est présente dans certains cadavres. Les scientifiques ont déjà réussi à réactiver des virus (inoffensifs) présents durant des dizaines de milliers d’années. Signe que certains virus beaucoup plus dangereux pourraient se ranimer aussi.
Le capitalisme n’en a cure
Pour le capitalisme extractiviste, peu importe tout cela. Les sols arctiques sont riches en gaz et en pétrole, en métaux rares et précieux. En Russie, les mines à ciel ouvert se multiplient, allant jusqu’à trois ou quatre kilomètres de diamètre et jusqu’à un kilomètre de profondeur. Le pergélisol exhumé peut alors être âgé d’un million d’années. Et ses hôtes indésirables aussi, sans que les corps des humains et des animaux ne sachent y faire face. Cependant que se poursuit la sarabande du CO₂. et du CH₄…
Daniel Süri